Dès les années 50 : un parfum d’oligarchie

mardi 2 juin 2009
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« Vous rêvez d’une Europe unie, autonome, socialiste. Mais si elle refuse la protection des Etats-Unis, elle tombera fatalement dans les mains deStaline » [1]. Ces propos tenus par l’un des protagonistes des Mandarins, le roman de Simone de Beauvoir, ont le mérite de rappeler un fait essentiel : au lendemain du second conflit mondial, c’est la guerre, demeurée « froide » entre les Deux Grands qui insuffle sa dynamique au projet européen.

Tandis que le Vieux Continent voit sa partie ouest placée sous tutelle américaine et que l’Union Soviétique étend sa domination à l’est, la coopération intergouvernementale a le vent en poupe. Sous le manteau très ample de la paix et de la liberté, la cause européenne regroupe une nébuleuse composée de conservateurs catholiques et de socialistes réformistes, de syndicalistes modérés et de grands patrons, de serviteurs de l’Etat et d’intellectuels libéraux. Tous ne s’accordent pas sur la nature précise de l’union et les modalités de sa réalisation. Néanmoins, ils se rassemblent lors d’un grand "congrès de l’Europe" à La Haye en 1948.

Un navire qui penche à droite

Le projet d’une union de l’Europe transcende-t-il les clivages politiques ? En réalité, les européanistes manœuvrent un navire qui penche nettement à droite. Dès l’origine, les conservateurs y remportent la majorité. A telle enseigne que leurs adversaires communistes, très puissants en France et en Italie, ont beau jeu de dénoncer "l’Europe vaticane" que semblent promettre les barons de la démocratie chrétienne. Même la revue catholique Esprit se montre méfiante : « Prenons-y garde », écrit Jean-Marie Domenach en 1948, « car la fédération des peuples d’Europe, l’abandon des souverainetés nationales était jusqu’à maintenant le rêve le plus hardi des hommes de gauche. (...) Aujourd’hui, les Etats-Unis d’Europe ont pour eux toute la réaction. [2]. »

Dans ce climat de tensions, l’administration américaine s’affirme comme un soutien essentiel - et décisif - à l’unification de l’Europe. Pendant une dizaine d’années, un organisme baptisé American Committee on United Europe (ACUE) y contribue [3]. Il s’agit alors pour les Etats-Unis d’« endiguer » la puissance soviétique et de contenir les percées électorales du communisme. Cette visée conduit à inclure les pays d’Europe occidentale dans une alliance militaire dirigée par Washington dont l’Organisation du Traité de l’Atlantique nord (OTAN), instituée le 4 avril 1049, constitue la pièce maîtresse. Mais les enjeux géostratégiques revêtent aussi une autre dimension. Le gouvernement américain exige la réalisation d’une union douanière entre ses partenaires européens et souhaite l’ouverture de leurs marchés dans l’objectif d’y écouler marchandises et capitaux.

Contenir les communistes

Une telle perspective ne manque pas séduire les milieux néolibéraux [4], qui, depuis les années 30, conçooivent l’intégration européenne comme l’un des principaux moyens de mettre à bas les structures dirigistes nationales. A l’ère de l’Etat-providence, une union économique et monétaire permettrait de contourner la souveraineté des Etats et servirait de garde-fou aux tentations protectionnistes voire socialistes, des gouvernements.

Rien de surprenant dès lors à ce que l’oin retrouve des néolibéraux convaincus aux postes-clés : l’économiste René Courtin, par exemple, préside lee comité exécutif français du Mouvement Européen, créé à la suite du congrès de La Haye, tandis que le « modernisateur » Robert Marjolin dirige l’Organisation européenne de coopération économique (0ECE). Quant à la Ligue européenne de coopération économique (LECE), animée, entre autres, par Edmond Giscard d’Estaing - inspecteur des finance reconverti en dirigeant patronal, elle bénénficie du soutien bienveillant de Georges Villiers, président du Conseil national du patronat français (CNPF).

9 mai 1950 : déclaration de Robert Schuman au salon de l'Horloge

Très présent au sein de la commission économique et sociale du congrès de La Haye, les tenants du néolibéralisme ont fixé le cap pour l’avenir en parvenant à faire adopter une résolution finale qui évite soigneusement toute référence appuyée à la planification mais engage la future union à établir « dans toute son étendue » la libre circulation des marchandises et des capitaux [5]. L’intégration serait ainsi le vecteur du rétablissement du libre-échange sur le continent.

Les néolibéraux ont fixé le cap

Ce parfum de réaction explique l’attitude critique des travaillistes britanniques. Bien qu’ils se montrent favorables à diverses formes de coopération intergouvernementale, le premier ministre Clement Atlee (1945-1951) et son secrétaire aux affaires étrangères, Ernest Bevin, freinent des quatre fers devant les initiatives des fédéralistes européens. C’est que le gouvernement Atlee conduit un programme de réformes sociales ambitieuses (marquées, entre autres, par la fondation du système de santé public - le National Health Service - et par une série de nationalisations) et refuse de concéder des diminutions de souveraineté au profit d’institutions tenues par les conservateurs.

Précurseurs dans la théorisation du néolibéralisme, le journaliste américain Walter Lippmann lui donne vloontiers raison :« Il ne faut pas se bercer d’illusions : l’union politique des nations libres d’Europe est incompatible avec le socialisme d’Etat du type britannique » assure-t-il à la Gazette de Lausanne du 9 mai 1948.

Les intérêts impériaux du Royaume-Uni renforcent certainement l’hostilité de ses gouvernants à l’égard des projets d’intégration. Ils ne sauraient néanmoins résumer l’ensemble de leurs motivations. Considérée de manière réaliste, la perte de contrôle des gouvernements sur leur économie aboutirait en effet à confier des domaines essentiels de la politique nationale à des instances supranationales à la fois peu légitimes d’un point de vue démocratique et fréquemment dominées par des conservateurs. « La seule base acceptable pour l’intégration économique, affirme le Labour, serait la poursuite du plein-emploi et de la justice sociale par tous les gouvernements concernés. [6] »

La voie du marché

Or les partisans du progrès social sont clairement minoritaires. Dans la plupart des pays européens, les socialistes ne souscrivent pas au point de vue travailliste et font même preuve d’"ouverture" à droite. L’étiquette peut en effet se révéler trompeuse. Bien que nommément socialiste, le Belge Paul-Henri Spaak se distingue surtout par sa proximité avec les milieux dirigeants et son dévouement aux intérêts américains. A gauche comme à droite, l’anticommunisme dénoue bien des contradictions. Dans les faits, donner la priorité au combat européen, c’est remiser le socialisme au second plan [7]. L’Europe des diléraux aujourd’hui, celle des socialistes demain - peut-être. « Nous ne sommes pas d’accord sur tous les points », explique ainsi el député André Philip (Section française de l’Internationale socialiste, SFIO) « mais, moi, socialiste, j’aimerais mieux une Europe libérale que pas d’Europe du tout, et je pense que nos amis libéraux aimeraient mieux une Europe socialiste que pas d’Europe du tout [8] ».

S’agissant de Jean Monnet, cette présomption paraît quelque peu hasardeuse. Rien ne prouve en effet que le très puissant commissaire au Plan français aurait soutenu une Europe régie par les principes socialistes plutôt que "pas d’Europe du tout". Héritier d’une famille de négociants de Cognac, ayant accompli avant guerre une carrière exceptionnelle de diplomate et financier de haut rang, Monnet fréquente plus volontiers les salons feutrés du pouvoir que les congrès ouvriers. C’est lui le principal instigateur de la célèbre déclaration du ministre français des affaires étrangères Robert Schuman, du 9 mai 1950, qui conduira à la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) en avril 1951. Instituée entre l’Allemagne de l’Ouest, la Belgique, la France, l’Italie, le Luxembourg et la Pays-Bas, celle-ci constitue la première étape de la construction communautaire d’aujourd’hui.

Incompatible avec une transformation sociale audacieuse

Gage de paix, cette initiative ambitionne également de "moderniser" et de "rationaliser" un secteur de l’économie. Faut-il y voir une ébauche de collectivisme ? Un tel non-sens faisait enrager Monnet : « Lisez le texte du traité et montrez-moi où se trouve le dirigisme dont on l’accuse ». Le marché et la planificationne sont pas antinomiques dès lors que l’intervention de l’Etat favorise la concurrence libre et non faussée. Chapeautée par la Haute Autorité (future Commission européenne), indépendante, la mise en commun de la production franco-allemande prête davantage le flan à la critique démocratique : elle revient en effet à confier à des experts sans responsabilité politique le soin d’administrer les intérêts des travailleurs et des Etats. C’est précisément pour cette raison que l’économiste libéral Daniel Villey se montre enchanté par la "méthode" Monnet, « qui non seulement défend la France et l’Italie contre le péril communiste intérieur mais encore les contraint, sous la pression de la concurrence, à rendre leur économie plus efficace et plus libérale [9] ».

25 mars 1957 : signature du Traité de Rome

Dès ses débuts, l’intégration européenne emprunte ainsi le voie du marché. Signé en 1957 entre les pays membres de la CECA, le traité de Rome conforte cette orientation. Les néolibéraux allements, notamment le chancelier Ludwig Müller-Armack, figurent parmi ses inspirateurs essentiels. C’est dire si le socialisme imprègne peu le texte fondateur de la Communauté économique européenne (CEE). En l’absence d’harmonisation sociale "par le haut", la libre circulation des personnes, des marchandises, des services des capitaux affaiblit l’intervention publique et somme les système de protection sociale de se plier aux règle d’une économie de marché concurrentielle. « On invoquera les dures lois de la compétition internationale pour démontrer qu’un niveau d’emploi élevé ne pourra être assumé que si les travaillleurs se montrent "raisonnables" », remarque, visionnaire, Jean Duret, directeur du Centre d’étude économiques de la Confédération générale du travail (CGT) [10].

L’Europe sociale : une éternelle promesse

Dès 1957, le député radical Pierre Mendès France soulignait que la seule solution "correcte et logique" à la constitution du Marché commun aurait été d’exiger « l’égalisation des charges et la généralisation rapide des avantages sociaux à l’intérieur de tous les pays du Marché Commun [11] » Le Quai d’Orsay avait d’ailleurs étali des propositions allant dans ce sens. Ces velléités ne résistent pas longtemps à la déterminational des négociateurs allemands. « La liste des revendications et réserves françaises était interminable », rappelle avec dédain Majolin, alors membre du cabinet du ministre des affaires étrangères Christian Pineau. « La négociation du traité de Rome consistera a en faire tomber le plus grand nombre possible, en n’acceptant que les demandes conformes à l’esprit du Marché commun [12] »

Sans doute le Marché commun ne produit-il pleinement ses effets qu’avec l’adoption de l’Acte unique de 1986. Néanmoins, lors de la signature du traité de Rome, les observateurs les plus avertis comprennent qu’il dépossédera à terme les Etats d’une partie appréciable de leur pouvoir de contrôle sur l’économie. Mendès France y voit même l’"abdication de la démocratie". Un système reposant principalement sur l’action supposée bienfaisante de la libre concurrence paraît, en effet, difficilement compatible avec une politique de transformation sociale audacieuse. Mais il n’interdit pas de promettre, scrutin après scrutin, la réalisation prochaine d’une "Europe sociale".

François Denord et Antoine Schwartz [13]

pour Le Monde diplomatique juin 2009

Les intertitres sont de la rédaction de Rouge Midi


[1Simone de Beauvoir. Les Mandarins. Gallimard, Paris 1954, p. 11

[2Jean-Marie Domenach. "Quelle Europe ?". Esprit, novembre 1948, p. 652

[3Richard J. Aldrich, The Hidden Hand, Britain, America and Cord War Secret intelligence, John Murray, Londres 2001

[4La doctrine économique « néolibérale » s’est développée en France au milieu des années 30 en réaction à l’échec du libéralisme traditionnel (crise de 1929) et au collectivisme soviétique. Cf Béolibéralisme, version française, Demopolis, Paris, 2007

[5Résolution du Congrès de La Haye, mai 1948, disponible sur www.ena.lu

[6Labour Party, « European Unity : A statement by the National Executive Committee of the British Labour Party » Parti Travaillliste Londres mai 1960

[7Lire Anne-Cécile Robert « La gauche dans son labyrinthe », Le Monde diplomatique, mai 2005

[8Collectif, André Philip, socialiste, patriote, chrétien Comité pour l’histoire économique et financière de la France (Cheff), Paris, 2005, p. 409

[9Travaux du colloque international du libéralisme économique, Editions du Centre Paul-Hymans, Bruxelles, 1958n p. 141

[10Jean Duret "Que signifie le Marché Commun dans une Europe capitaliste ?" Cahiers internationaux n°78, juillet 1957, p. 19-30

[11Journal officiel de la République française , Paris, 19 janvier 1957, p. 159-166

[12Robert Marjolin, Le travail d’une vie, Mémoires (1911-1986), Robert Laffon, Paris, 1986, p. 286

[13Auteurs de l’Europe sociale n’aura pas lieu, Raisons d’agir, Paris, 2009



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mardi 2 juin 2009 à 19h53 - par  Linsay

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