L’Europe fédérale mirages et attrape-nigauds
Un article de Denis COLLIN* paru après le congrès du PS et qu’il nous a paru utile de ressortir au moment où on reparle à gauche (et à l’extrème gauche) de l’Europe sociale.
Les diverses tendances du Parti Socialiste, qui s’étaient sévèrement affrontées lors du référendum du 29 mai sur le Traité Constitutionnel européen ont trouvé un accord sur la perspective de la construction d’une Europe fédérale. Il semble donc que les désaccords d’avant 29 mai n’étaient que conjoncturels et sans portée à long terme. On remarquera, d’ailleurs, que de nombreux groupes « radicaux » qui ne cessent d’agonir le PS d’injures partagent aussi avec lui cette option pour l’Europe fédérale, tant leur détestation de l’Etat-nation et de la souveraineté est grande. À l’opposé le sentiment dominant au PCF et dans la gauche républicaine est nettement hostile au fédéralisme, on n’ose à peine dire « souverainiste », puisque ce dernier terme est devenu une véritable injure sous les plumes des faiseurs d’opinion.
Les raisons pour lesquelles nous considérons comme erroné et dangereux le slogan de l’Europe fédérale sont développées dans Revive la République. On y lira aussi quelques propositions alternatives pour une Europe conçue comme « société de nations libres ». C’est cette réflexion que nous voulons prolonger ici par des nouveaux arguments portant cette fois sur l’irréalisme flagrant des fédéralistes ... et ses raisons.
1 - Si les mots ont un sens - mais il n’est pas certain du tout que ses promoteurs y aient vraiment réfléchi - la perspective de l’Europe fédérale ne signifie pas autre chose que la création d’un véritable Etat européen et donc la fin des Etats-nations actuels. Un gouvernement européen, responsable devant un Parlement européen disposerait dans les domaines clés de la politique étrangère, de l’armée et de la monnaie de tous les attributs de la souveraineté. Un tel Etat aurait une forme fédérale, c’est-à-dire que des Etats fédérés, un peu sur le modèle des Etats-Unis pourraient disposer de compétences étendues dans les domaines de l’éducation, éventuellement de la justice ou de la protection sociale. Une Europe fédérale, disent ses partisans de gauche, serait seule à même d’imposer des lois sociales communes sur tout le territoire européen, évitant ainsi le « dumping social » entre les divers pays membres de l’Union européenne. En outre, une Europe fédérale affirmerait véritablement la puissance européenne face aux Etats-Unis ou aux concurrents émergents que sont la Chine et l’Inde.
2 - La première objection, de taille, qu’on peut opposer à cette perspective, c’est qu’elle est tout simplement irréalisable à un horizon humain envisageable. C’est un véritable mirage. En effet, si d’aventure les tenants du fédéralisme prenaient le pouvoir, il leur faudrait d’abord obtenir par référendum l’accord de la majorité des Français. Or, et le 29 mai l’indique avec certitude, il n’existe pas dans ce pays de majorité pour un super-gouvernement européen. Que certains des ténors du fédéralisme aient été des animateurs de la campagne du « NON » ne veut pas dire du tout que les ouvriers ou les employés et cadres moyens qui ont voté « NON » l’ont fait en accord avec les idées fédéralistes, qui, du reste, ont été bien mises en sourdine pendant toute la campagne référendaire.
Mais admettons que le peuple français soit convaincu de voter sa propre disparition au profit d’une nouvelle nation européenne. Il faudrait encore convaincre les 24 et bientôt 26, 27, 28 ou 29 autres membres de l’Union Européenne d’adopter la même perspective. Les fédéralistes pourraient espérer que les pays qui connaissent déjà des Etats fédéraux se laissaient séduire. Mais la Grande Bretagne s’y opposerait évidemment. Quant aux pays de l’ex bloc soviétique, s’ils veulent bien participer à l’Union européenne qui dope leurs exportations et leur donne des subventions conséquentes, on n’a aucun raison de croire qu’ils accepteraient une nouvelle organisation qui ne serait pas sans leur rappeler fâcheusement la soumission à laquelle ils étaient contraints sous la domination soviétique. Comme ces pays, en outre, jouent en permanence sur les deux tableaux, union européenne et alliance inconditionnelle avec les Etats-Unis, ils ne voudraient certainement pas renoncer à leur situation avantageuse d’aujourd’hui.
En fait la perspective de la création d’une Europe fédérale est plus éloignée que jamais. Et le sens des votes français et hollandais doit être compris ainsi, comme le reconnaissaient Hubert Védrine et Henri Nallet dans une interview lucide et fort pertinente donnée à Libération quelques jours avant le congrès du Parti Socialiste.
L’Europe fédérale est donc clairement une utopie. On nous rétorquera que nous avons besoin d’utopie. Rien n’est moins sûr, surtout quand l’utopie n’est pas un idéal mobilisateur mais une véritable chimère.
3 - A titre d’hypothèse, admettons que, face ou à un choc ou emportés par l’élan « socialiste », les pays membres de l’Union européenne se convertissent au fédéralisme, la constitution d’un Etat européen procurerait-elle tous les avantages qu’en attendent ses promoteurs ?
Les défenseurs de l’Europe fédérale imaginent - sans le dire clairement d’ailleurs - que les Etats-nations actuels deviendraient automatiquement les composantes du futur Etat fédéral. C’est une vue de l’esprit. Si les Etats-nations actuels devenaient des super-régions et nos gouvernements nationaux des gouvernements de Länder allemands, les forces centrifuges qui existent dans de nombreux pays, en Espagne, en Italie, mais aussi en France ne pourraient être contenues. Pourquoi la Catalogne et le Languedoc-Roussillon ne pourraient-ils pas s’unir pour former un Etat composant de la fédération au lieu de continuer d’être soumis l’un au pouvoir de Madrid, l’autre à celui de Paris ... d’autant que Paris et Madrid n’auraient plus aucun pouvoir étatique réel, ne disposant ni d’une citoyenneté propre, ni d’une armée, ni d’une politique étrangère ? L’Alsace serait inévitablement entrainée dans l’orbite des Länder allemands frontaliers et la Padanie, chère au réactionnaire fascisant Bossi pourrait enfin se débarrasser du souci du Mezzogiorno. L’Europe fédérale, si elle voyait le jour, pulvériserait les grandes nations européennes en de multiples nationalités, toutes plus jalouses les unes que les autres de leurs identités. Déjà qu’on veut couper en deux le département des Pyrénées Atlantiques pour séparer les Basques des Navarrais, l’Europe fédérale, loin d’unir les Européens pourrait les diviser encore plus.
En outre, on n’a aucune raison de penser que les Français accepteraient sans broncher la disparition de la nation française ou les Allemands la disparition de cette nation allemande dont la construction a été si douloureuse et si cher payée. Loin de supprimer les vieux nationalismes, l’Europe fédérale pourrait bien les exacerber.
4 - Admettons encore que le scénario catastrophe avec épuration ethnique soit évité et que, à quelques redécoupages près, les entités nationales européennes s’intègrent dans une fédération. Les lois fédérales ne pourraient que reprendre soit le minimum commun, c’est-à-dire les règles européennes actuelles ou les règles majoritaires. Or la majorité aujourd’hui est très anti-laïque, très libérale, très pro-US. Si nous avions une Europe fédérale, les résistances que manifestent encore aujourd’hui certains Etats n’existeraient plus et compte-tenu des rapports de force et des séquelles de l’histoire, nous aurions presqu’à coup sûr une Europe plus anti-sociale, plus calotine et plus pro-US qu’aujourd’hui. A cette seule différence que nous serions définitivement pieds et poings liés. Il suffit d’imaginer ce qui se serait passé en 2003, si la France, l’Allemagne et le Belgique avaient du s’incliner devant une majorité fédérale : l’armée européenne, donc essentiellement d’origine française et allemande, serait aujourd’hui en Irak ...
5 - Evidemment, les partisans de l’Europe fédérale ne sont pas tous des naïfs ou des rêveurs impénitents. Dans leurs petites affaires (la lutte des places) ils sont généralement de solides réalistes. Mais en mettant l’Europe fédérale comme solution miraculeuse aux problèmes sociaux que créent les « contraintes européennes », ils espèrent faire d’une pierre deux coups :
- obtenir une réconciliation présentable entre les « sociaux-libéraux » et les représentants auto-proclamés du socialisme vrai.
fournir un dérivatif à la protestation sociale qui se tourne tout naturellement contre l’Union européenne.
Car les choses sont assez simples. Si la libéralisation des services publics est exigée par l’Europe, il n’y a plus que deux solutions : soit on renvoie la solution à l’hypothétique Europe fédérale, soit on réclame la restauration de la souveraineté nationale contre les ordres de la Commission ou du conseil des ministres qui vote à la majorité qualifiée.
Bref, l’Europe fédérale est soit une chimère, soit un attrape-nigauds ... ou les deux à la fois.
Denis COLLIN le 11 décembre 2005
* Né en 1952, agrégé de Philosophie et Docteur de l’Université, enseignant au lycée Aristide Briand d’Evreux (27)