Introduire le loup pakistanais pour garder le poulailler afghan
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Un démonstration des virages à 180° de l’impérialisme US. Après avoir quasi créé les talibans pour combattre l’URSS, puis les avoir combattus, on les présente comme possibles interlocuteurs. Le même type de virage que l’actualité nous donne par rapport à la Libye. Kadhafi tour à tour honni, puis salué comme partenaire, puis honni à nouveau au profit d’une opposition créée de toutes pièces et qui demain s’opposera au Grand Satan ?
La visite à Islamabad, la semaine dernière, de la Secrétaire d’Etat US Hillary Clinton s’est avérée être un énième moment pour définir la fin de partie en Afghanistan. Elle s’est déroulée dans une atmosphère lourde de propagande. « Foggy Bottom » [1] a habituellement recours à une diplomatie publique véhémente lorsque la maison d’Oncle Sam brûle, pour que sa peine à éteindre les flammes reste une affaire privée.
Ce fut littéralement le cas la semaine dernière. Les diplomates américains se sont efforcés de donner leur interprétation aux personnels des médias prêts à les écouter, selon laquelle Clinton allait transmettre un message strict au QG récalcitrant de l’armée pakistanaise, à Rawalpindi : « Le Pakistan doit prendre des mesures énergiques contre le réseau Haqqani qui s’est réfugié au Waziristân-nord, dans les régions frontalières avec l’Afghanistan, et qui décime sans cesse les forces étasuniennes et de l’Otan ; sinon, les Etats-Unis agiront par eux-mêmes ».
Les conseillers en communication américains ont fait comprendre qu’avec ou sans le Pakistan, les Etats-Unis combattront de toute manière les insurgés (de même qu’ils « discuteront » avec eux et qu’ils « construiront » également l’Afghanistan), mais que les relations entre le Pakistan et les Etats-Unis étaient en danger, à moins que ses dirigeants militaires agissent maintenant.
Il est clair que Clinton était en mission de la dernière chance. Le « bon flic » et le « mauvais flic » partent rarement - voire jamais - en mission commune. Pour ces discussions, Clinton était accompagnée à Islamabad du directeur de la CIA, David Petraeus, et du président de l’état-major interarmées, Martin Dempsey. Qu’a donc accompli la mission de Clinton ?
Un virage spectaculaire à 180 degrés
A cette occasion, cinq choses ont émergé :
- Les Etats-Unis ont reconnu publiquement l’aspect central du rôle du Pakistan dans cette fin de partie afghane ;
- Les Etats-Unis ont cédé publiquement à l’exigence pakistanaise que des pourparlers soient engagés avec les Haqqanis et admis que les exclure fragiliserait tout le processus. Le réseau Haqqani est l’un des éléments les plus importants de l’insurrection menée par les Talibans en Afghanistan ;
- Par conséquent, la nouvelle approche consistera à « faire pression » sur les Haqqanis, afin qu’ils se rendent à la table de négociation - plutôt qu’essayer de les vaincre en tant que groupe irréconciliable d’insurgés ;
- Les Etats-Unis ont compris l’éventail des facteurs derrière l’hésitation du Pakistan à lancer des opérations militaires au Waziristân-nord et ils changeraient donc de tactique en optant pour « d’autres formes d’action », comme partager des renseignements en temps réel et entraver les capacités létales de ce réseau ;
- Clinton a admis à plusieurs reprises les préoccupations « légitimes » d’Islamabad relatives au fait que les Talibans opèrent sur le sol afghan depuis des refuges sûrs, pour y mener des attaques terroristes transfrontalières ; et, dorénavant, les troupes américaines « accélèreront le rythme militaire » contre ces sanctuaires et les empêcheront d’attaquer depuis le Pakistan.
Clinton a fait également plusieurs gestes significatifs, ayant pour effet de montrer que les Etats-Unis étaient prêts à monter d’un cran - voire même renoncer temporairement à leur incrédulité - dans un effort déterminé en vue de rectifier les désaccords dans les liens américano-pakistanais. Elle a admis que les Etats-Unis avaient eu « une réunion préliminaire » avec les Haqqanis « afin de voir avant tout s’ils pouvaient se manifester ne serait-ce que pour une rencontre préliminaire » et, en effet, les responsables pakistanais « ont aidé à faciliter » cette rencontre.
Elle est allée encore un peu plus loin en révélant que les Etats-Unis et le Pakistan travaillaient à « essayer de mettre au point un processus qui pourrait permettre une réelle négociation » avec le réseau Haqqani. Clinton a visiblement réévalué l’ancienne formule étasunienne « discussion, discussion, combat, combat ». Elle a dit : « Nous [les Etats-Unis] voulons voir plus de discussions et moins de combats, mais pour obtenir ces discussions, nous devons poursuivre les combats [.] nous sommes à présent arrivés à un stade où le potentiel pour des discussions existe ».
Clinton a réfuté catégoriquement que l’administration de Barack Obama avait récemment envisagé l’option d’effectuer des incursions terrestres américaines en territoire pakistanais. « Cela n’a jamais été sérieusement envisagé. » Au contraire, les Etats-Unis réamorcent le dialogue stratégique avec le Pakistan et mettent au point un nouveau plan pour travailler, « Parce que, ces derniers mois, nous nous sommes, comme vous dites, dispersés et que nous voulons revenir dans le jeu ».
Clinton a délivré également un certificat de « non-objection » aux accords passés entre l’ISI [2] et les Haqqanis. Elle n’aurait pas pu le formuler plus aimablement :
« Désormais, toutes les agences de renseignements ont des contacts avec des personnages louches. Cela fait partie du boulot dans une agence de renseignements. Qui sont ces contacts, comment sont-ils rendus opérationnels, qui les détient ? C’est tout cela que nous examinons ensemble. Mais je ne pense pas que vous obtiendrez le moindre démenti, de la part de l’ISI ou de la CIA, que des personnes dans ces organismes respectifs ont des contacts avec des membres de groupes dont les agendas sont différents de ceux des gouvernements.
« Je pense donc que ce que nous disons est : servons-nous de ces contacts pour essayer d’amener ces personnes à s’asseoir autour de la table afin de voir si seront coopératifs ou non [.] ce sont les services de renseignements pakistanais qui ont amené un membre Haqqani à rencontrer une équipe américaine. Vous devez donc savoir où les joindre. Vous savez où ils sont. C’est donc ce genre de choses que nous devons examiner afin de comprendre comment elles peuvent être bénéfiques. »
Clinton a révélé après ces discussions que selon l’estimation du chef de l’armée pakistanaise, Parvez Kiani, le Pakistan et les Etats-Unis étaient « sur la même longueur d’onde à 90-95% ». Elle a partagé l’optimisme du général. « Je pense que la coopération entre nos armées et entre nos agences de renseignements sont de nouveau dans une trajectoire ascendante ». Les questions résiduelles dépendent des parties « opérationnelles ».
Clinton a dit que des « discussions sérieuses et en profondeur » se sont déroulées, notamment « en détail » sur « la réconciliation et le processus de paix en Afghanistan, comment nous nous y prenons, comment nous faisons en sorte que ça marche », et les deux camps poursuivront maintenant « cette conversation et la rendront opérationnelle au cours des jours et des semaines à venir, pas des mois et des années à venir, mais des jours et des semaines à venir ». Elle a expliqué : « Nous avons besoin d’un plan de travail pour faire réellement avancer ce nous allons faire et comment nous allons le faire ensemble. » Elle a révélé que la question d’un cessez-le-feu en Afghanistan était posée en prélude à des pourparlers.
Dans l’ensemble, les Etats-Unis laissent au Pakistan le soin de plancher sur les spécificités des « pressions sur les Haqqanis », tandis qu’il y a un « accord complet pour essayer de faire avancer de processus de paix ». Les Etats-Unis et le Pakistan ont dépassé « la phase difficile de ces derniers mois », ainsi que le formule le ministre pakistanais des affaires étrangères, Hina Rabbani.
Un grand marchandage
Qu’est-ce qui explique cette volte-face spectaculaire des Etats-Unis ? En un mot, l’administration Obama a jugé que le Pakistan commençait à résister et qu’une impasse se développait, ce qui était inacceptable, étant donné le temps qui reste aux Etats-Unis pour qu’ils se retirent d’Afghanistan d’ici à 2014. La tactique de pressions fortes au point de brandir l’épée a échoué à produire le résultat désiré et a peu de chance de marcher.
Bref, Washington a vu l’inutilité de considérer le Pakistan comme une puissance hostile et d’essayer d’imposer un règlement afghan qui est inacceptable pour l’armée pakistanaise. C’est pourquoi les Etats-Unis ont adopté une nouvelle stratégie étonnamment innovante. La formule consiste à « proposer des encouragements » au Pakistan, en l’invitant à jouer un rôle majeur en Afghanistan, mais sous conditions, ce qui garantit également que les intérêts stratégiques des Etats-Unis restent protégés.
Cela passe essentiellement par la concession aux Pakistanais de la primauté en Afghanistan et par la prise en charge par les dirigeants pakistanais de la négociation avec leurs homologues à Kaboul d’un règlement satisfaisant pour les Talibans, qui stopperait les effusions de sang et stabiliserait le pays.
Cela peut sembler aux détracteurs du Pakistan (en Afghanistan, dans la région et sur le plan international) comme une version douce consistant à donner au loup la responsabilité du poulailler, et cela suppose certainement que le Pakistan a changé de sentiment vis-à-vis de son ancien programme consistant à dominer son voisin plus faible et plus petit qui a montré de l’audace ou de la ténacité - cela dépend du point vue de chacun - en refusant d’accepter du Ligne Durand, qui fait de la frontière de 2.500 kilomètres avec le Pakistan et la question de nationalité pachtoune associée non résolue des thèmes existentiels pour l’intégrité du Pakistan en tant qu’Etat souverain.
Mais les Etats-Unis voient cela comme un élément du grand marchandage, selon le quel le Pakistan sera fortement tenté d’accepter si cela est rendu suffisamment attrayant. L’espoir américain est de parvenir à une situation « gagnant-gagnant », en faisant en sorte que la stabilisation de l’Afghanistan forme une partie intégrante de ce que l’on appelle la vision de la Nouvelle Route de la Soie.
En effet, l’histoire pourrait retenir que la principale avancée de la mission de Clinton à Islamabad était de dégager l’obstacle temporaire de la fin de partie afghane, afin que tous les protagonistes puissent mordre dans le fruit succulent du projet de Nouvelle Route de la Soie, qui se trouve à portée de main et dont l’objectif est d’exploiter les vastes ressources minérales d’Asie Centrale.
Fait révélateur, Clinton a également inclus le Tadjikistan et l’Ouzbékistan dans sa tournée régionale - les deux autres pays en dehors du Pakistan qui auraient des rôles clés à jouer pour développer les liens de communication entre l’Asie Centrale et les marchés mondiaux. Sa focalisation sur les capitales régionales portait sur la « vision de la Nouvelle Route de la Soie », qu’elle présentera lors d’une conférence à Istanbul le 2 novembre prochain, dans un « effort à obtenir de la région qu’elle y adhère » - pour paraphraser Clinton.
Alors qu’elle se trouvait à Islamabad, elle a été franche pour dire que sans le soutien actif du Pakistan, le projet de Nouvelle Route de la Soie ne marcherait pas. Elle a fait preuve d’un grand optimisme, que sous le parapluie de la « vision d’une Nouvelle Route de la Soie », même les animosités indo-pakistanaises intraitables pourraient être résolues, au fur et à mesure que les deux rivaux d’Asie Centrale s’habitueront au nom de ce jeu, qui est que l’objectif ultime de toute bonne politique est de créer de la richesse et de la prospérité sur leurs terres appauvries.
L’administration de Barack Obama est sortie à toute vitesse de son chemin consistant à conduire la recherche pour un règlement afghan, en engageant directement le dialogue avec les Talibans, contournant le Pakistan et créant un fait accompli pour Islamabad. Formulé autrement, le Pakistan a remporté une victoire politique retentissante en jugeant correctement l’éventail des vulnérabilités des Etats-Unis dans cette situation spécifique, en prenant en compte minutieusement les « actifs stratégiques » du Pakistan et en adoptant une position civile et militaire unie.
Pour l’instant, tout va bien. Il est quasiment certain que tout ne sera pas fichu par terre avant que Clinton ne dévoile la « vision de la Nouvelle Route de la Soie » des Etats-Unis à la conférence des voisins de l’Afghanistan et des principales puissances à Istanbul dans une semaine. Mais que se passe-t-il au-delà de ça ?
Il reste de nombreux impondérables. Avant tout, il se pourrait que le Pakistan ait les yeux plus gros que le ventre. La supposition que le Pakistan a une influence décisive sur les groupes talibans sera soumise à l’épreuve de vérité. En particulier, qu’en est-il des intentions des Etats-Unis au regard de l’établissement d’une présence militaire permanente en Afghanistan ? Les Talibans seront-ils prêts à l’accepter comme prix à payer pour l’adaptation politique - et si ce n’est pas le cas, le Pakistan voudra-t-il exercer des pressions directes ? En attendant, la propre position du Pakistan sur cette question reste ambiguë.
Pareillement, les groupes non-pachtounes verraient les intentions pakistanaises avec une grande suspicion. Non seulement la nouvelle politique afghane des Etats-Unis refuse vraiment de prendre en compte l’Iran comme acteur clé ; Clinton s’est même servie de sa tournée régionale pour s’offrir une interprétation de haute-volée, selon laquelle les Iraniens sont les méchants, incorrigiblement accrochés à leurs passe-temps dangereux. A partir d’aujourd’hui, l’Iran surveillera étroitement les moindres petits pas que fera le Pakistan.
De même, l’appétit du Pakistan a été stimulé, et la façon dont il présentera sa propre « liste de souhaits » à Obama (ce qu’il ne manquera pas de faire dans les prochains jours) sera attendu avec impatience dans la capitale voisine [indienne] de New Delhi. La Nouvelle Route de la Soie a une longue période de gestation et de tels fruits ont tendance à devenir rapidement blets dans les steppes d’Asie Centrale.
En tout cas, Delhi devrait évaluer qu’à long-terme, nous seront tous morts, et l’Inde mettra donc l’accent sur l’actuel et le tangible. Les Etats-Unis pourraient avoir besoin de s’occuper de Delhi pour faire reculer son influence à Kaboul ; ils pourraient, à un moment ou un autre, essayer de négocier sur le problème du Cachemire entre l’Inde et le Pakistan ; ils pourraient ressusciter leur partenariat militaire robuste avec le Pakistan ; ils pourraient inviter la Chine comme « partie prenante » en Asie du Sud.
Apprendre à vivre avec les Américains dans leur voisinage ne se transformera pas exactement en expérience agréable pour les experts indiens. Un jour, on leur dit que les Haqqanis étaient les meurtriers qui ont attaqué l’ambassade indienne à Kaboul - et, il est vrai, également l’ambassade des Etats-Unis - et à présent, ils entendent par hasard des bouts de conversation selon lesquels les Etats-Unis ont changé de sentiment.
Ils espéreront vraisemblablement entendre du Conseiller US à la Sécurité Nationale, Tom Donillon, qui arrivera à Delhi cette semaine, comment un tel changement phénoménal s’est produit dans la politique étasunienne et où cela laisse son seul « partenaire indispensable » en Asie du Sud et dans toute la région de l’Océan Indien - l’Inde.
M K Bhadrakumar
Article original : "Pakistani wolf to guard Afghan henhouse"
Traduction : JFG-QuestionsCritiques
Transmis par Linsay
M K Bhadrakumar a servi en tant que diplomate de carrière dans les services extérieurs indiens pendant plus de 29 ans. Ses affectations incluent l’Union Sovétique, la Corée du Sud, le Sri Lanka, l’Allemagne, l’Afghanistan, le Pakistan, l’Ouzbékistan, le Koweït et la Turquie.
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