« Les patates chaudes » : Rencontre avec Katia Yakoubi
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Katia Yakoubi, conseillère en économie sociale et familiale, est confrontée tous les jours à ces personnes que le système social français se renvoie d’institutions en institutions afin d’économiser sur leur accompagnement et leur prise en charge. De ce non sens humain, elle en a fait un livre dans lequel elle dénonce cette négation de son métier. Dans l’entretien qu’elle accorde à Rouge Midi elle fait le lien avec son engagement politique au sein de la FI.
Rappelons qu’en France près de deux millions de personnes sont au RSA et donc non comptabilisées dans le nombre de chômeurs.
Katia peux-tu présenter ton parcours, ton activité professionnelle et les raisons qui t’ont amenée à écrire ce livre ?
Je m’appelle Katia Yakoubi, je suis née à Bouzeguene , wilaya de Tizi-Ouzou où se situe mon village de montagne en grande Kabylie : Houra, en Algérie. La Kabylie fut à la pointe de la lutte anticolonialiste durant la guerre d’Algérie revendiquant une diversité culturelle avec par exemple la reconnaissance de la langue berbère au même titre que l’arabe ou le français.
Je suis une habitante et mère de famille des quartiers nord de la Ville de Marseille. Je suis arrivée en France à l’âge de 3 ans et demi avec mes parents pour des raisons de santé. On a vécu de taudis en taudis puisque nous n’avions ni les papiers, ni l’argent suffisant pour avoir une vie décente.
J’ai été sans papier jusqu’à mes 13-14 ans. J’ai été régularisée du fait du gouvernement Jospin en 1997 (régularisation pour les personnes vivant en France depuis plus de dix ans). Je suis finalement devenue française une fois majeure, à mes 18 ans. Avec ce papier en poche, je me suis dit qu’on me refusera plus du travail comme j’avais déjà pu le vivre.
Un parcours de combattante qui conduit forcément au mental d’acier que je me suis forgée avec le temps. Je ne suis pas devenue travailleuse sociale par hasard puisque j’ai abandonné mes études débutées dans le domaine scientifique.
J’ai voulu m’occuper des gens dans la galère comme ces travailleurs du lien qui ont facilité mon parcours de vie. Je suis actuellement Conseillère en économie sociale et familiale : CESF ; métier de travailleur social au même titre qu’une éducatrice spécialisée ou assistante sociale. On a simplement des spécificités différentes, la mienne est dans la gestion économique.
J’accompagne dans une des plus grandes associations de Marseille, au service des bénéficiaires du RSA. J’ai au quotidien 150 familles dont mon travail consiste à rendre leurs vies moins miséreuses !
Cela fait maintenant plus de 10 ans, après l’obtention de mon diplôme d’état que je fais ce métier.
En 10 ans, j’ai vu son évolution dans le mauvais sens du terme.
Notre métier se dégrade d’année en année, nous n’effectuons plus un travail de qualité alors que l’on nous demande toujours de faire plus mais avec moins. Les patates chaudes sont de plus en plus nombreuses du fait d’un dysfonctionnement institutionnel qui cause de la maltraitance et ce n’est pas de notre fait à nous les travailleurs sociaux. Nous n’avons pas les moyens suffisants pour faire correctement notre travail et nos services ne sont pas adaptés à certaines personnes. Ce livre est venu naturellement après une discussion avec un journaliste, à qui j’ai voulu faire publier une tribune qui se trouve à la dernière page de mon livre. Ce dernier n’étant pas au fait de la situation de ces personnes, et de notre travail au quotidien, m’a dit « tu peux écrire un livre avec tout ça ! ». Je l’ai fait !
Je suis également Co-responsable du livret quartiers populaires de la France Insoumise et une des porte-paroles du mouvement. Nous défendons un programme : l’Avenir En Commun. De par mon expérience professionnelle, j’essaie aussi d’y apporter des nouvelles idées politiques en son sein pour continuer à nourrir ce programme. L’écriture du livre prend ici tout son sens.
Tu dénonces des situations et des incohérences sur l’accompagnement social en France : ce constat sur le sens du métier enrichit-il le cahier revendicatif des personnes avec qui tu travailles ou est-ce ton regard sans que cela ne prenne une dimension collective pour l’instant ?
Ce livre a été préfacé par Henri Saint-Jean, grand formateur du travail social en Paca. Dans ce livre, j’ai remercié nombreux et nombreuses camarades du lien social mais aussi le public que nous accompagnons directement, qui ont contribué par nos échanges quotidiens à l’écriture de ce livre. Il a aussi été salué par ma direction et même des personnes travaillant pour le Conseil Départemental. Ce livre raconte notre quotidien, nos réunions, nos échanges, nos luttes sur le terrain. Ce constat est collectif, il émane du terrain !
Et ce dont je suis la plus fière, c’est que ce livre a été présenté à des bénéficiaires du RSA et c’est leur regard qui m’importe le plus. Ils m’ont confié leur intérêt pour le livre et m’ont remerciée de me battre pour eux dans la quête de leurs droits et de leur dignité. Ce sont des personnes que certains peuvent mépriser, montrer du doigt et ce ne sera jamais tolérable. Elles méritent notre respect, notre bientraitance ! Elles font partie de la société et sont de notre famille au sens large, la famille de l’humanité ! Si elles sont au RSA, c’est pour diverses raisons que j’explique dans le livre, et elles sont dans leurs droits et personne ne doit les juger pour cela. Par contre, à travers le dispositif du RSA, car il faut comprendre que la société et ses représentants institutionnels ont pour responsabilités de ne jamais laisser personne sur le bas-côté et encore moins les plus vulnérables, nous avons l’obligation d’accompagner correctement ces personnes et nous ne pouvons pas le faire. Il s’agit en quelque sorte de non-assistance à personne en danger quand nous ne pouvons pas faire sortir une personne de son logement non décent pour la reloger dans un habitat sécure, ou bien encore quand nous laissons une famille avec des enfants dans la rue car il n’y a plus de place d’hébergement d’urgence ! Dans ce livre, je raconte comment une personne avec un handicap mental est laissé en rupture de soin car notre service et nos partenaires ne peuvent répondre à ses véritables besoins médicaux et sociaux pour entre autres des difficultés administratives (lenteur, inaccessibilité, manque de coordination entre les services), faute de moyens humains (médecins, psychologues, travailleurs sociaux avec des file active qui débordent) et matériels (lit d’hôpitaux, place au CMP, services adéquats aux besoins avec temps et formation nécessaire des travailleurs.) !
Nos batailles communes se trouvent dans les revendications des acteurs de terrain dans les manifestations.
Les travailleurs sociaux doivent retrouver l’espoir militant. L’âme militante des travailleurs sociaux a été vendue par la marchandisation néolibérale. La politique diabolisée par l’esprit de neutralité qu’on nous impose. Elle est comme la religion, la politique ne se montre pas ! Ne s’exprime pas ! En effet, la notion de projet est de partout : projet individuel dans le cadre de l’accompagnement social, répondre à un appel à projet comme les entreprises. Les associations se retrouvent en concurrence les unes contre les autres. L’esprit militant est alors remplacé par l’esprit de compétition où seule la rentabilité compte. On sait que, militer demande une force physique et de pensée ! Aujourd’hui, la souffrance au travail est tellement grande du fait de gestions managériales inhumaines, que l’abandon du militantisme en est la réponse ! Une réponse provoquée délibérément par les politiques libérales !
Les travailleurs sociaux ne se reconnaissent plus dans la façon dont ils exercent leur métier. La logique libérale leur a enlevé le sens de leur travail ! Elle est contre la nature humaniste et politique ! On force le travailleur social à ne plus penser. A devenir apolitique ! Le travailleur social a pour but d’en finir avec la pauvreté, les inégalités, de favoriser la cohésion sociale, le vivre ensemble au nom de l’intérêt général. Si cela n’est pas faire de la politique, qu’est ce qui l’est alors ? Le travailleur social devient fou en faisant ce qu’on lui demande sans y voir le résultat espéré ! De nos jours, les logiques de gestion managériale poussent l’État à se désengager. L’État garant des valeurs humanistes laisse sa place à la rentabilité !
Le collectif laisse place à l’individualisme. Il n’y a plus de passerelles entre le champ social, de production, socio-familial, scolaire. (coef : la dissociété de Jacques Généreux ). Les travailleurs sociaux sont pourtant par essence ces liants ! Ces passeurs de champs ! Ils sont devenus des pompiers gérant les urgences infinies sans véritables réponses à apporter du fait d’asphyxie budgétaire causé par les politiques du tout profit ! Au revoir l’humain. Bonjour efficience, résultat, efficacité et individualisme ! Le sens du travailleur social est désorienté. Le néolibéralisme est instable tout comme les contrats précaires. Il n’existe plus de solutions pérennes mais que de l’intérim en CDD ! Au nom de la flexibilité, de l’interchangeabilité...Les besoins s’accroissent et le manque de temps dû à la surcharge du travail cause des burnout. La population en difficulté a perdu confiance en ses travailleurs sociaux !
Pour ceux qui restent au travail, les travailleurs sociaux n’ont plus le temps de réfléchir ! Et c’est comme cela que leur esprit militant et humain se fragilise jusqu’à en perdre la raison ! Le travail à la chaîne ne pousse pas à cela (fordisme). Ce management néolibéral crée une forme d’aliénation. La culpabilité des travailleurs sociaux est grande. Ils savent qu’ils font mal leur travail. Ils se réfugient dans l’anxiété, la douleur, le désarroi et s’isolent de la société !
Et pourtant, le travailleur social est un travailleur politique ! Chaque décision émane d’une réflexion politique ! Chaque situation est analysée de manière critique. Ici, la nouvelle organisation du travail social est en contradiction avec l’analyse politique et critique. Le savoir étant la source du pouvoir, on met sous silence la réflexion possible ! En poussant à la surcharge de travail sans y mettre de sens humain ! Un silence managé par la souffrance au travail ! On ne peut faire de la réparation sociale avec une neutralité politique ! Les pompiers du social doivent se questionner sur les causes de l’incendie qu’ils veulent éteindre ! Retrouver cette réflexion commune par le biais de l’éducation populaire est un enjeu national ! Repolitisons ensemble les questions sociales pour ne pas les laisser aux logiques de rentabilité, efficacité et efficience quand il s’agit de travail humain !
Ainsi, je ne me sens pas seule dans ce combat car il existe un collectif de travailleurs sociaux qui vient avec des revendications claires comme le collectif « le social brûle », mais au regard du nombre de travailleurs sociaux en France, soit 1.3 millions, je nous trouve très peu nombreux encore. Alors, je suis de ceux-là, une lanceuse d’alerte, celle qui veut réveiller les travailleurs sociaux à s’occuper de la politique ! Si tous les travailleurs sociaux défilaient dans la rue au même moment et au même endroit, on changerait bien la donne.
Tu proposes une 3e voie pour prendre en charge les personnes ayant des problèmes de santé et que les pouvoirs publics se renvoient comme des « patates chaudes » entre dispositif handicapé et RSA : peux-tu expliciter ?
Dans ce livre, j’explique qu’il existe des personnes accompagnées dans le cadre du dispositif RSA alors qu’elles sont trop malades pour être dans notre service mais pas assez (80 % de taux d’incapacité) pour obtenir l’AAH. Pour les personnes accompagnées au RSA, l’accompagnement se fait principalement autour de l’emploi au détriment du social et du médical. Tous les moyens mis à disposition sont dans cet ordre-là. Il nous faut des sorties positives à l’emploi, et donc une injonction au retour à l’emploi ! Presque toutes les actions que nous proposons ont pour objectif premier de lever le frein à l’emploi mais rien autour de l’émancipation, du bien être global….
En effet, dès qu’il y’a une rupture de budget, on va couper en premier les actions à visées sociales. Un comble pour une travailleuse sociale, n’est-ce pas ? On attend des travailleurs sociaux qu’ils soient des accompagnateurs à l’emploi mais ce n’est pas l’essence de notre métier ! L’emploi ne devrait pas être central dans notre travail. Or, on oublie bien souvent que la loi sur le RSA tourne autour de cela et ce qui permet aux départements d’orienter la « politique sociale » de cette manière.
D’ailleurs dans le programme d’Emmanuel Macron, il évoque que les personnes au RSA (revenu de solidarité active) devraient consacrer quinze à vingt heures par semaine à une activité permettant d’aller vers l’insertion professionnelle. Pourtant, les bénéficiaires du RSA aptes à travailler sont déjà obligés par la loi à se former et à suivre les orientations de Pôle emploi !
S’ils ont du travail comme ils aiment le dire, ils n’ont qu’à leur proposer directement ! On le sait tous, que ce n’est pas le cas ! Ils veulent faire quoi ? de l’esclavagisme moderne !
Il faut savoir que dès 1988, le projet de revenu minimum d’insertion (RMI) prévoyait des mesures en faveur de l’insertion. De quelle insertion parle-t-on ? Une insertion professionnelle uniquement, sociale et/ou professionnelle ? En 2008, la création du RSA, dans son article 1er, la loi sur le RSA a voulu « encourager l’exercice ou le retour à une activité professionnelle ». Par contre, l’article 1 de l’ancienne loi sur le RMI, qui accordait à toute personne en situation d’exclusion « des moyens convenables d’existence », a été supprimé.
Je suis désolée de vous apprendre qu’il existe des gens qui ne pourront jamais travailler dans la vie et qui doivent pourtant trouver leur place dans la société. Concernant l’AAH, les personnes qui l’obtiennent perdent la complémentaire santé solidaire (Ex-CMUC) et l’accompagnement social avec un travailleur social avec. A partir de ce constat simple, il faut une 3e voie entre le RSA et l’AAH où l’accompagnement social est toujours d’actualité avec un service qui a les moyens de répondre aux besoins, où le revenu est au niveau du seuil de pauvreté.
Le comité chômeurs CGT revendiquait, quand il existait, la suppression du RMI ancêtre du RSA, exigeant par là un vrai salaire de remplacement financé par la cotisation sociale (et donc par les richesses issues de l’entreprise et non par l’impôt), l’assurance chômage étant intégrée à la sécurité sociale dont elle deviendrait la 5e branche. Il dit la même chose aujourd’hui en réclamant l’ARE [1] pour toutes et tous. Pour celles et ceux qui ne peuvent pas travailler pour cause de santé la revendication est qu’ils soient pris en charge par une autre branche de la sécu. On est avec cette vision des choses dans le 100% sécu : qu’en penses-tu ?
Généralement quand la CGT propose, je dispose facilement !
Non, sans rire, je trouve que c’est une bonne chose, d’ailleurs dans mon livre j’évoque la cinquième branche sans aller dans le plan de financement que l’on pourrait imaginer ! Il s ’agit de la branche autonomie, et qui vient s’ajouter à la maladie, la famille, les accidents du travail et la retraite. Dans mon livre, je fais le constat que l’autonomie dans le cadre de la 5e branche n’est abordée que sur un plan d’harmonisation du financement. Vous savez quand on parle d’harmonisation, généralement c’est surtout « comment on fait des économies d’argent sur le dos des plus faibles » qui sonne à mes oreilles. L’idée de ce projet avorté était en effet de « clarifier l’architecture financière de cette prise en charge » selon un article dans Libération. Il ne peut pas être question que d’argent mais surtout de penser à des créations de services pour des prises en charge de l’autonomie centrée sur la santé et le social et non plus sur de l’emploi comme je vous ai dit précédemment. Et cela, quoi qu’il en coûte ! Nous devons créer un nouveau dispositif pour un public spécifique qui ne dépend à ce jour d’aucune structure pour un accompagnement long mais juste sur des actions ponctuelles
L’idée de financement par les cotisations sociales est une bonne chose car pour améliorer l’accès au soin, nous avons toutes et tous intérêt au 100 % sécu ! Le rapport du Haut Conseil pour l’Avenir de l’Assurance Maladie (HCAAM), dans sa conclusion précise que l’intégration des complémentaires privées dans la Sécurité sociale serait une mesure à la fois efficace sur le plan de la santé publique et économique financièrement. C’est une des mesures phares du programme l’avenir en commun. Le droit universel à la santé et d’accès aux soins ne doit plus être vu comme un coût, mais bien au contraire un bénéfice pour la société toute entière. Dans le cadre de notre programme politique, nous disons que les mutuelles et les complémentaires ont des « frais de gestion » bien plus élevés que la Sécurité sociale. En les intégrant dans la Sécurité sociale, on produit automatiquement une économie de ces frais. Et, si on y ajoute les économies faites grâce à la fin des dépassements d’honoraires et à des prix des médicaments encadrés, on peut financer non seulement l’absorption des complémentaires privées, mais aussi l’extension des remboursements de la Sécurité sociale pour tout ce qui reste aujourd’hui à payer de la poche des patients.
Les patates chaudes
Katia Yakoubi
148 pages
Editions Verone
15,50 €
[1] Allocation de retour à l’emploi, financée par la cotisation sociale. Sur l’historique de l’assurance chômage, de Pôle emploi et du RSA on peut lire Comptes et mécomptes de Pôle emploi 1 et 2
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