Colonisation : la parole doit se libérer
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Mardi 17 décembre c’était la dernière soirée de l’année pour le Cercle Manouchian, l’université populaire créée par Rouge Vif 13. Elle était consacrée au livre de Pierre Pradel et Abdelkader Belarbi : Tiaret les platanes de la place Carnot [1].
Pierre, excusant l’absence d’Abdelkader, prend la parole mais il a à peine dit quelques mots que, tout de suite, parfois même en le coupant sous le coup de la passion, de la volonté de témoigner de son histoire personnelle, de l’émotion, l’échange prend de l’ampleur. Tout au long de la soirée les interventions parcourront la salle éclairant bien des aspects intimes de la colonisation, du ressenti de celle-ci par celles et ceux qui l’ont vécue eux-mêmes ou à travers leurs parents. On l’aura compris, plus qu’à un long exposé d’auteur c’est à une soirée de partage profond et plein d’intelligence sensible, que l’on a eu la chance d’assister…Une soirée rare…dont il est difficile de rendre compte. Extraits :
Pierre : « Tiaret est la porte du sud. Elle est située à 1100m il y fait donc froid l’hiver. J’y suis né ainsi que mes parents et mes grands-parents. Elle fut le dernier bastion de la résistance contre les français lors de la colonisation.
Le livre a été un hasard suscité par l’Huma et Internet. Mon balcon surplombait la cour de l’armée et on a vu les tortures. Au départ j’ai donc écrit à l’Huma pour donner mon témoignage, Abdelkader a lu celui-ci et m’a contacté par Internet.
Abdelkader parle de ses souvenirs d’arabe.
Moi je parle de mes souvenirs de pied-noir et on est arrivés à la conclusion qu’on a vécu à côté mais pas ensemble. C’est aussi ce qu’on vit ici aujourd’hui en France et c’est cela qu’il faut changer.
Le point de départ du livre est cette envie de parler de ce 8 juin 1958 où 3 patriotes algériens ont été pendus par les pieds sur la place Carnot (devenue place des martyrs après l’indépendance) après avoir été fusillés et promenés dans tout le quartier arabe de Tiaret. » Par cet acte barbare, l’armée française espérait susciter la peur chez les combattants pour l’indépendance. Elle n’aura réussi, comme en témoigne Pierre qui rapporte les réflexions entendues dans sa famille ce jour-là (il n’a alors que 12 ans), qu’à provoquer l’indignation jusque chez les colons.
Pierre poursuit « Le colonialisme en lui-même est violent. Violence pas toujours physique. J’ai découvert cet autre aspect de la violence dans une des nouvelles écrites par Abdelkader. Elle parle du 14 juillet. Ce jour-là c’était la fête sur la place Carnot. Il y avait la musique, la danse, le petit bar et seuls pouvaient y participer les européens et quelques arabes triés sur le volet. Autour il y avait une corde au-delà de laquelle le peuple était seulement autorisé à voir… » Cela rappelle d’autres endroits du monde, en Afrique ou en Asie, comme l’aéroport de Lukla par exemple, à l’entrée de la région de l’Everest, ou des cordes « protègent » des gens venus des pays riches de la « horde » des indigènes…Et Pierre de s’interroger avec juste raison sur le ressenti de ces hommes et ces femmes parqués pour les circonstances dans leur propre pays…C’est en pensant à ce ressenti que Pierre dit : « Je rends hommage au mouvement de libération nationale qui n’a pas confondu le peuple pied noir et la colonisation… Ma rencontre qui aurait pu être fructueuse avec Abdelkader n’a pas pu se faire à cause de la violence du colonialisme et l’OAS a cassé les quelques fils qui restaient. Du jour au lendemain tous les cadres sont partis. En 1962 il n’y avait que quelques centaines d’algériens qui étaient à l’université. »
Cette volonté de séparer les populations, d’empêcher toute histoire commune même après l’indépendance si elle devait arriver, était un choix que Pierre et Abdelkader qualifient de politique de semi-apartheid, elle est palpable dans plusieurs exemples donnés par Pierre mais aussi par l’assemblée.
« Les juifs et les arabes vivaient ensemble sans problème. La volonté colonialiste a été de casser cette solidarité et du jour au lendemain les juifs sont devenus citoyens et les arabes sujets, ce qui voulait dire que ces derniers avaient moins de droits. Ainsi, une voix française comptait pour 10 voix indigènes…
Cela renvoie au livre de William Sportisse [2], juif algérien engagé dans la bataille pour l’indépendance. Il y a une volonté du pouvoir français comme algérien d’occulter l’histoire…Une différence entre l’Algérie et les autres c’est que l’Algérie était une colonie de peuplement. Les capitalistes français n’acceptaient même pas une économie algérienne de pied-noir. Les pied-noir, qui étaient en majorité des pauvres gens, se sont faits avoir par la propagande de la France…
Un des 3 pendus était un chanteur et poète dont une chanson était reprise dans le maquis. Les militaires n’ont pas assassinés que le patriote mais aussi le poète. Il faut qu’on sorte d’être à côté des uns et des autres et il faut qu’on soit ensemble.
La volonté de nous séparer fait qu’on a vécu naturellement sans se rencontrer. »
Momo : « Ce soir tu nous donnes la réponse à cette question que je me suis toujours posée et que j’ai posée à mon père : « pourquoi tu n’as jamais été à l’école ».
Il me répondait : « mais on n’avait pas le droit ».
Nos parents ne savaient pas lire ni écrire mais ils avaient l’intelligence naturelle. Ils savaient là où ils pouvaient aller et là où ils ne pouvaient pas. Mon père était dans la soumission sauf quand il recevait sa paie… »
Pierre : « Il y avait l’école française et l’école indigène. Je me rappelle des grands-parents d’une petite fille qui se vantaient, alors qu’ils étaient enseignants, du fait que dans leur classe il n’y avait jamais eu un arabe…
Avant la colonisation la terre n’était pas la propriété individuelle de quelques-uns mais la propriété collective de tribus et l’Algérie exportait du blé. La colonisation a instauré la propriété pour une poignée de blancs et dépossédé le peuple de ses terres. »
En réponse à des questions : « Les pieds-noirs ont souffert de cette situation. Aujourd’hui avec l’association des pieds-noirs progressistes on organise des voyages en Algérie pour établir des passerelles entre les peuples…
Les algériens se disaient français musulmans car c’était le terme officiel reconnu par la France. A Oran l’importance de l’apport des espagnols a fait se mélanger les cultures arabes et espagnoles. »
Ali (comorien) :« les musulmans ça ne veut rien dire. il y a une grande diversité du nord au sud de l’Afrique et dans tout le Maghreb »
Le parallèle avec les lynchages américains vis-à-vis des noirs me parait juste. (Marc franco-américain).
Pierre « C’était les mêmes méthodes (que celles du Ku Klux Klan) mais pour les pieds-noirs pour eux ce n’était pas une fête. Dans sa majorité la population européenne de Tiaret désapprouvait le massacre des 3 patriotes… mais la politique de séparation des populations a fait du mal. Un dicton disait le français crache sur l’espagnol, l’espagnol crache sur le juif, tous les 3 crachent sur l’arabe. »
Kader prend la parole : « L’Algérie c’est une mosaïque que le pouvoir nie. Il faut avoir un regard marxisant. L’Algérie c’est un pays qui a 27 milliards de dette au FMI et une population qui est isolée. L’Algérie est un pays riche, elle est un révélateur de ce qui se passe en Afrique. »
Badra :« Mon père, syndiqué en en 1937 à la CGT avait comme prénom officiel Jules ! En Algérie il y avait peu de travailleurs dans les entreprises à part autour du port et donc la CGT était décalée sur la question de l’indépendance. » S’ensuit alors un échange riche sur l’évolution des positions du mouvement ouvrier sur la question de l’indépendance et les débats entre le PC algérien et le PC français. Henri Alleg et Saddek Hadjeres sont cités. Pierre « Une partie de pied-noir a épousé la cause algérienne… Le parti communiste et la CGT ont permis qu’en Algérie des indigènes et des français soient dans la même organisation. » Interventions qui s’éclairent les unes les autres, se complètent, s’enrichissent aussi de leçons pour aujourd’hui.
Dans la salle : « Dans la cuisine d’un foyer SONACOTRA où un ami venait de décéder, un imam africain disait : depuis 23 ans que je suis en France c’est la 1re fois qu’un blanc vient sur un tapis de prières avec nous. Pourtant cet homme travaillait, avait une vie sociale, était syndiqué… »
Dans la salle on s’interpelle sur les événements passés sous silence. Fatima : « La pudeur de nos parents nous a empêchés de savoir. Pourquoi les pied-noir ne se sont pas battus pour que l’histoire soit écrite ? »
Pierre approuve : « Ce qui m’intéresse c’est les passerelles que l’on peut mettre entre des gens qui ne se connaissent pas. Il y a une inculture et une méconnaissance du passé.
A Vitrolles on a fait avec les amis de l’Humanité une série de soirées sur les immigrations qui ont fait Marseille et sa région (africaine, espagnole, arabe, arménienne, grecque…). On a eu du mal à faire venir des gens d’une immigration aux soirées consacrées à une autre immigration. »
Dans le vivre ensemble, Pierre donne l’exemple de deux jeunes enfants [de parents franco-algériens NDR] qui sont morts dans un accident de scooter. On a été les 1ers à aller voir la famille. Même les parents disent qu’ils ne connaissent pas l’histoire. Les passerelles sont aussi à construire en bas.
On refait une histoire mais on ne parle pas de l’histoire réelle.
La parole doit se libérer et les historiens des deux côtés de la Méditerranée doivent pouvoir travailler. »
En tous cas ce soir-là, durant le débat, pendant et bien après le couscous qui a suivi, la parole a libéré des phrases fortes et belles, des fragments de vie que l’on a découverts, un grand moment de fraternité, donnant à chacune et chacun la sensation de sortir grandi de cette rencontre.
Devant le succès et la richesse de l’initiative et les regrets exprimés par les absents (heureusement on aurait manqué de place !), le Cercle Manouchian envisage d’en refaire une en centre ville de Marseille en début d’année.
[1] ComExpo2A 15€. Publié à compte d’auteur on peut le commander à Rouge Midi qui transmettra
[2] Le camp des oliviers – Parcours d’un communiste algérien PUR éditions
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