Le feuilleton égyptien livré en épisodes.
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Très tôt, dès 1930, à l’initiative d’un industriel nationaliste, Talaat Harb [1], l’Égypte s’est dotée d’une industrie cinématographique d’une capacité productive équivalente à celle d’Hollywood. Les studios Misr ont fourni des films en langue arabe d’une grande qualité. D’inspiration souvent réaliste, ils furent diffusés partout dans le monde arabe. L’avènement de la télévision les a davantage popularisés. Très vite, les foyers arabes se sont mis à vivre au rythme des feuilletons télévisés.
Ainsi, l’Égypte a joué un rôle capital au sein du monde arabe par la taille de sa population mais aussi parce que son identité arabe est restée affirmée au travers d’une activité intellectuelle intense, presse, activité éditoriale et cinéma, qui rayonnait au-delà de la région jusqu’au Maghreb.
L’occidentalisation des élites au cours d’une colonisation britannique soft qui s’était emparée du pays en expulsant les Français parce qu’elle était un jalon sur la route des Indes n’a pas réussi à détruire culturellement le pays.
Depuis janvier 2011, le peuple égyptien offre au monde le spectacle d’un feuilleton dans lequel il a le rôle principal.
Les autres acteurs, armée, partis politiques, les États voisins ou lointains arabes ou non qui s’ingèrent directement ou non lui donnent la réplique. Ils ne sont pas secondaires, mais ils interviennent en second pour répondre à ses mouvements et ses humeurs.
Le bloc occidental, Israël, les pétromonarchies se seraient bien contentés de Moubarak, il était leur allié fidèle recevant d’eux des subsides et pratiquant une politique étrangère en parfaite harmonie avec leurs intérêts réels ou seulement supposés dans la région.
L’ampleur de l’insurrection et la désobéissance civile de janvier 2011 n’a pas été prévue par les services de renseignements étasuniens, ce qui laisse présager de l’efficacité des oreilles de la NSA. Écouter, enregistrer, espionner, stocker les données, certes, mais cela ne semble pas donner lieu à une capacité d’interprétation suffisante pour anticiper ce qui ne peut l’être. Une Révolution survient de façon imprévisible dans une situation sociale métastable.
Le Conseil Supérieur des Forces Armées, en accord avec ses parrains, les donneurs d’ordres et d’argent, a délogé le dictateur qui a rabaissé et humilié l’Égypte et le monde arabe depuis trente ans. Le CSFA prend alors le pouvoir.
C’est la « rue » qui obligera l’armée à organiser les élections législatives puis à les valider. Chaque étape a été gagnée de haute lutte par une mobilisation constante et des manifestations massives. La place Tahrir a généré une dynamique qui a contraint les militaires à céder le pouvoir aux civils.
Un événement sans précédent dans l’histoire a eu lieu le 30 juin 2013.
27 millions de manifestants étaient sortis dans les rues d’Égypte pour protester et demander un « changement de régime » réel, une amélioration des conditions de vie, travail, dignité et liberté.
Ce n’était que l’un des épisodes de la révolution égyptienne entamée depuis 2005 par les mouvements de grève des travailleurs qui ont culminé en 2008.
Le secret du succès du mouvement Tamarrod est ici.
Entre juin 2012 et juin 2013, le chômage s’est aggravé et il a concerné aussi des emplois de haute ou moyenne qualification. Il atteint 32% de la population active.
Plus de la moitié de la population vit désormais en dessous du seuil de pauvreté.
Durant l’année écoulée, plus de 7000 manifestations, grèves ou de sit-ins ont été dénombrés.
Les prêts négociés auprès du FMI par le gouvernement Morsi ont validé l’arrêt ou la baisse des subventions étatiques des produits de première nécessité.
Le décret pris par Morsi en novembre 2012 qui conférait à toutes ses décisions une immunité absolue a été une maladresse désastreuse. Il a catalysé la convergence des intérêts d’anti-FM disparates politiquement autour de la revendication de son départ et d’élections anticipées.
L’armée n’a fait qu’acquiescer à la Rébellion, quitte à la trahir aussitôt une fois les places et les rues vidées de leurs contestataires d’un ordre somme toute étasuno-israélien compatible. Elle avait obtenu des garanties substantielles et constitutionnelles pour maintenir ses privilèges financiers et politiques avec le gouvernement Morsi.
Les Séoud aux commandes en Arabie se sont réjouis de pouvoir affaiblir la position un peu trop éminente du Qatar dans l’échiquier régional et l’ont signalé bruyamment.
Les Usa ont obtempéré après quelque hésitation à l’initiative de l’armée égyptienne d’endiguer la rébellion sans la contrarier frontalement. Elle l’a accompagnée pour tenter de la neutraliser dans sa demande d’évincer le nouveau pouvoir élu.
Il suffit d’avoir lu quelques câbles de la diplomatie étasunienne rendus publics par Wikileaks pour se convaincre de la médiocrité des analyses de la première puissance comploteuse du monde. Ses efforts sont par ailleurs consommés dans une surveillance onéreuse et stérile aux mains de firmes privées. De plus, l’obsession de l’administration BHO est tournée vers le Pacifique. [2]
Israël a eu le temps de comprendre qu’il n’avait rien à craindre des Frères Musulmans. Leur ambassade a été protégée et les accords de paix signés avec Sadate n’ont pas été remis en cause.
Les protagonistes qui voyaient monter la démonstration de force de la « rue » avaient tout à redouter d’une vingtaine de millions de manifestants qui promettaient d’organiser une désobéissance civile de grande ampleur à l’échelle nationale.
Les annotations en bas de page de l’aide à l’avortement de la révolution recommandaient d’apaiser les foules en leur octroyant la destitution de Morsi.
Les dites foules ne demandaient rien d’autre.
Aucun programme précis de l’après rébellion n’était disponible dans les didascalies.
Le problème de la pénurie des produits énergétiques dont les subventions coûtent 8% du PIB et celui de la faiblesse de la réserve de blé, moins de deux mois de consommation stockée pour une année de mauvaise récolte dans un pays qui dépend de l’importation pour plus de la moitié de sa consommation, risquent d’être non pas résolus au moins repoussés dans le temps grâce à l’aide de 12 milliards de dollars accordés par les pays de la péninsule arabique.
Dans cette situation de péril alimentaire, l’agence pour le blé annonce une importation de seulement 180 000 tonnes de blé en août après six mois sans ordre d’achats pour un pays qui en consomme 750 000 tonnes par mois.
Mais un autre danger vital menace les Égyptiens, c’est la raréfaction de leurs ressources hydriques provenant pour 90% du Nil. Depuis quelques années, les pays du bassin du Nil l’Éthiopie et l’Ouganda à leur tête demandent une autre répartition des eaux du fleuve qui prend naissance dans leurs hauteurs. Le Rwanda, la Tanzanie, le Kenya et le Burundi signent un traité qui les dispensera de l’accord préalable de l’Égypte prévu dans la convention de 1959 pour réaliser des travaux de prélèvement des eaux nilotiques. Ils y sont encouragés par Israël qui assiste l’Éthiopie et l’Ouganda pour l’édification d’infrastructures hydrauliques. Le 13 juin 2013, le Parlement éthiopien ratifie à l’unanimité le traité d’Entebbe qui va assoiffer l’Égypte. [3]
L’Égypte va bénéficier d’une autre livraison en août, 4 nouveaux F16 vont rejoindre la flotte de 8 appareils déjà réceptionnés sur les 20 commandés en 2010 pour 2,5 milliards de dollars. La seule guerre à laquelle elle ait participé depuis 1973 est sa contribution à la coalition contre l’Irak en 1991.
L’armée égyptienne s’est concertée avec Israël, elle en a obtenu l’autorisation de se déployer au Sinaï pour le nettoyer d’éléments ‘terroristes’, il faut entendre ici de partisans des Frères Musulmans. De son côté, l’entité sioniste a massé des troupes le long de sa frontière avec l’Égypte.
La dette extérieure était passée de 34 milliards de dollars à 45 sous Morsi. Elle s’est accrue de 12 depuis que les bourses des pétromonarchies se sont déliées.
Cette dépendance vis-à-vis des régimes autocratiques arabes sans cesse renforcée ne peut être une solution qu’à très court terme.
L’Égypte est confrontée à la faim, à la soif et à un déficit énergétique.
L’écriture du scénario du feuilleton égyptien n’est pas achevée. Elle est évolutive et les péripéties à venir se conforment à la réactivité des quarante millions qui vivent avec moins de deux dollars par jour et qui font cette expérience extraordinaire d’infléchir le cours de leur histoire.
Tahrir est une place qui se donne en exemple au monde.
Pour que son expérience ne s’échoue pas par le freinage des forces de la contre-révolution toujours actives, il faudrait une contamination virale aboutie d’autres peuples.
Les peuples de Grèce, d’Espagne et du Portugal seraient de bons candidats de ce côté-ci de la Méditerranée. Dettes publiques en grande partie odieuses, la Grèce s’est surarmée grâce à des deniers empruntés contre un membre de l’Otan, chômage en Espagne qui a inversé les flux migratoire vers le Maroc, un ministre portugais de l’enseignement qui encourage les jeunes diplômés à quitter le pays, les frémissements des mouvements Occupy n’ont pas abouti. Le livret n’a pas été encore élaboré si le rythme et la mélodie sont retenus.
Bahrein, Arabie et Yémen ne seraient pas en reste.
Badia Benjelloun
13 juillet 2013
[1] l’une des artères qui débouchent sur la place Tahrir porte son nom. Il fut aussi le fondateur de la première banque égyptienne.
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