La haute route de l’Everest (VI)
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Youn porio
(…) On arrive à Gokyo - qui n’est pas un village, mais un regroupement de quelques lodges - par un chemin à flanc de montagne qui domine les quelques habitations aux toits bleus. Le sentier, en fond de vallée, contourne un immense lac vert. Pendant un moment, nous le surplombons de quelques dizaines de mètres dans le travers d’une pente raide. Cela nous fait évidemment penser à la scène du film Himalaya ou un yack, sur un chemin semblable dont le sol se dérobe se retrouve projeté dans le lac.
Nous ne sommes pas des yacks mais c’est sûr qu’il ne faut pas que nos pieds glissent…
A part Marie dont la descente a été un vrai cauchemar, et pour cause, ce moment est pour nous un enchantement. Marcher à flanc de montagne dominer le lac, voir au loin des couleurs sur les sommets qui nous entourent nous remplit de bonheur.
Le soir Olivier pour fêter le passage du col ouvre une bouteille de vin rouge d’Australie et nous dédions tous nos tchin-tchin à Marie qui récupère dans sa chambre.
Si ce n’était l’altitude, notre hébergement pourrait s’appeler « Gokyo les bains », on s’attendrait presque à y trouver des pédalos, des matelas de plage et un marchand de glace…glace qu’il n’aurait qu’à ramasser aux alentours. La matinée à Gokyo nous permet de nous remettre des efforts de la veille, en particulier Marie qui revient peu à peu à la vie.(…)
Je repense à la montée et en particulier à la fin. Sur des centaines de mètres des hommes ont taillé à même le sol des marches pour faciliter son franchissement, en particulier par les porteurs. Nous en avons vu travailler bien plus bas vers Namche, nous savons comment ils font. Tout à la masse, au coin et à la massette. C’est avec cela qu’ils ont taillé dans le pays sherpa des kilomètres de chemins empierré. Là, dans ce col, à plus de 5000 mètres d’altitude, il y a dû avoir de la sueur et du sang. Peut-être même des morts. C’est ce que l’on se dit quand on en parle entre nous.
En montant les pentes du Renjo, je revoyais l’image d’un népalais tailleur de pierres que j’avais vu au-dessus de Namche, debout jambes écartées assénant des coups réguliers de masse, tout ça pour que des hommes et des yacks puissent passer… Comment ont-ils le souffle, la force physique et mentale pour faire cela ? Sans doute parce qu’ils n’ont pas le choix.
Dans ces contrées sauvages, dans ces rudes vallées, les hommes ne survivent que par l’adaptation à des conditions exceptionnellement dures. Il suffit de voir le soir nos sherpas se laver dehors à l’eau froide et ensuite se promener en tong pour comprendre qu’ils se sont adaptés !!(…)
Au-dessus de 4500 mètres les regroupements de lodges sont d’anciens alpages où les sherpas venaient faire paître leurs yacks. Là aussi, on imagine sans peine les journées froides et les nuits encore plus, les périodes de pluies et de neige.
Le climat rude et la pauvreté font que l’espérance de vie des népalais n’excède pas 55 ans, comment s’en étonner !
En début d’après-midi, nous partons pour Dragnag, étape sans difficulté avec peu de dénivelé ce qui nous laisse encore plus de temps pour admirer le paysage.
En route la neige se met à tomber. Loin de nous ennuyer son spectacle est d’une beauté qui fait passer aux contes de Noël de notre enfance.
Pour les sherpas qui nous accompagnent, ce spectacle est aussi une fête. De sonores « youn porio ! » (il neige !) que la montagne nous renvoie parcourent notre groupe.
« Youn porio ! » crie Hem du fond de la colonne,
« youn porio ! » lui répond, Hang Helu qui est à l’avant,
« youn porio ! » répondent les montagnes. Et la neige, comme dans tous les pays du monde où elle apparaît transforme tout ce qu’elle touche. Là des cônes de terre noire se transforme en dunes blanches semblables aux dunes de sel de Mauritanie entre Nouakchott et Nouadhibou, ici des roches deviennent sculptures où le noir et le blanc s’unissent pour dessiner des œuvres surnaturelles, là enfin un yack devenu blanc broute impassible de l’herbe rase déjà recouverte…
« Youn porio » les toits bleus de Dragnag sont déjà blancs quand nous arrivons.
« Youn porio », depuis les fenêtres de nos chambres, nous pouvons continuer d’admirer le spectacle.
« Youn porio », une trouée de lumières, marque la volonté du soleil de balayer les flocons devenus clairsemés mais qui ne veulent pas cesser le combat.
« Youn porio », c’est maintenant la nuit qui a le dernier mot et seules subsistent au loin les dernières lumières d’une des pyramides enneigées les plus hautes du monde.
« Youn porio », nous nous endormons.
Diri ramro Cho La
(…) Aujourd’hui, nous montons au Cho La, un col à 5400 mètres, une montée « technique » comme disent les spécialistes de la montagne, pour désigner une ascension qui nécessite l’emploi des mains pour faire un peu d’escalade. La neige d’hier, brille ce matin sous le ciel de ce bleu profond qui couvre les hauteurs de l’Himalaya. Elle est fraîche et n’a donc pas eu le temps de « travailler » comme une neige ancienne qui par l’alternance de fonte le jour et de gel la nuit devient plus glissante formant des épaisseurs de glace sur les roches augmentant ainsi les risques de chute, en particulier aux heures où nous entamons nos montées, 6h 30 environ.
La première partie est dans la neige. Tout à la fois, je pense qu’étant mieux il n’y a aucune raison que je ne réussisse pas cette montée et en même temps, cette pensée me renvoie au fait que je n’en reviens toujours pas d’être là. Comment se fait-il que, moi qui a lu enfant tant de livres de Frison Roche [1] en me disant qu’il me serait impossible de pouvoir aller un jour ne serait-ce qu’à Chamonix, ai-je pu accomplir ce voyage-là ?
L’Afrique, c’était déjà extraordinaire mais il y avait le fait que nombre de mes amis en venaient ou y étaient retournés. En allant au Sénégal ou en Mauritanie, j’avais un peu l’impression d’aller « au bled » comme disent à Marseille les africains du Nord au Sud, qui rentrent chez eux voir leur famille. Et puis Marseille, c’est bien cette porte de l’Afrique avec ses restaurants africains ou maghrébins, ses puces qui dépaysent, au point que l’on se croirait dans un immense souk, ses salons de thé orientaux, ses coiffeurs africains, ses touarab [2] comoriens…En allant en Afrique je ne faisais que passer cette porte…
Bien sûr, le Kilimandjaro était aussi un voyage extraordinaire qui m’apparaissait comme un rêve inaccessible. Les images des parcs immenses où des milliers de zèbres et de gnous, côtoient lions, girafes et éléphants sont encore dans ma tête. De même bien sûr, les deux ascensions du Kenya et du Kili. Mais là, je crois que c’est encore plus. Faire des milliers de kilomètres, aller en Asie, au cœur du plus haut massif du monde, je n’arrive toujours pas à me dire que cela a pu se faire. Je pense à tous ces gosses de cités qui n’ont jamais quitté Marseille.
Je revois mes compagnons de jeux et de guerre des boutons de mon quartier rouge et ouvrier (évidemment à ce moment-là les deux allaient ensemble) : ont-ils quitté ce quartier devenu résidentiel ? Que sont-ils devenus ? Sont-ils au chômage ou ouvriers comme leurs parents ? Sont-ils revenus à la case départ celle des quartiers nord ? Ces quartiers qui, un peu comme s’ils étaient le point de passage obligé, ont accueilli des générations de migrants italiens, arméniens, grecs, arabes, kabyles, noirs, semblables à mes grands-parents et dont les enfants se sont peu à peu éparpillés dans la ville. Je pense à eux et je mesure ma chance : combien de français partent-ils en vacances chaque année ? La moitié environ. Combien parmi eux peuvent envisager un voyage à l’étranger ? 10%.
Je me rappelle en Tanzanie, Julius, un guide local qui nous accompagnait, essayait dans la descente du Kili, de deviner mon métier et je le laissais faire, tour à tour il cita : avocat, ingénieur, directeur, médecin…
Sur les pentes de Cho La, le chemin devient plus pentu et surtout plus « technique » ce qui ne nous laisse guère le temps d’admirer le paysage. Il faut passer de pierre en pierre, éviter de glisser sur la glace, ne pas s’attarder sur un rocher mais vite poser l’autre pied ailleurs quand la prise n’est pas sûre. Hang Helu, Olivier et Hem sont à la manœuvre pour aider celles ou ceux qui ont du mal. Au besoin, l’un ou l’autre d’entre nous, au « pied plus montagnard » ou simplement plus en forme, aide aussi son ou sa suivante (toujours le sport d’équipe…). La montée du col en elle-même n’est « que » de 750 mètres mais sa difficulté ne la rend guère plus courte que celle du Renjo. Là encore, je repense aux porteurs qui ont 30 kg de charge, des chaussures moins perfectionnées que les nôtres (sans parler de ceux d’autres groupes qui sont parfois en sandales !), pas de bâton et je me demande « comment font-ils ? ».
Allibert au départ donnait aux sherpas et porteurs des tenues complètes pour la montagne mais a dû arrêter pour deux raisons :
La première c’est que les conditions de fret aérien sont devenues telles que le voyagiste est quasiment dans l’impossibilité d’envoyer quoi que ce soit. Avant chaque voyage il est obligé de calculer quels sont les éléments qu’il pourra trouver sur place et ceux qu’il sera dans l’obligation d’envoyer.
La deuxième est encore plus fondamentale et tient au niveau de pauvreté des népalais. Autant, il est possible d’équiper un sherpa dont l’accompagnement de groupe est une activité importante et qui a un revenu « suffisant » pour garder cet équipement, autant cela n’est pas possible pour un porteur. Porteur, n’est évidemment pas un métier permanent et celui qui peut faire 4 ou 5 expéditions dans l’année est déjà bien loti par rapport à ses collègues. La randonnée terminée, les porteurs d’Allibert revendaient leur équipement pour manger. Evidemment, le voyagiste ne pouvait pas suivre.
Grâce à un stock antérieur, aujourd’hui il est prêté à chaque porteur une combinaison rouge des moniteurs de l’ESF (Ecole de Ski Français) et des lunettes. Leurs chaussures, toutes les mêmes, sont fournies par l’agence népalaise Thamserku avec laquelle Allibert travaille depuis des années. Au moins, nos porteurs seront bien chaussés avec de rutilantes, solides et efficaces chaussures marron fabriquées dans la Chine voisine. D’autres porteurs marchent avec ce qu’ils ont…
Après quatre heures de montée, nous arrivons au col.
C’est l’éblouissement dans tous les sens du terme.
Le soleil scintille de mille feux que lui renvoient les neiges et les glaces du col et des sommets. On a l’impression d’être dans un univers de diamants, d’où émerge de ci, de là d’énormes onyx noirs, étincelants eux aussi. Nous nous laissons envahir par les lumières du cirque de montagnes qui nous entourent. Comme à chaque col ou sommet, deux d’entre nous vont accrocher, entre deux roches, un drapeau de prières, ces longues cordes auxquelles sont attachés des carrés de tissu aux couleurs bouddhistes. Le bleu du ciel en haut, puis toujours dans le même ordre le blanc, le rouge, le vert, le jaune. De notre part c’est bien sûr pour respecter une tradition et non par conviction bouddhique. Selon les bouddhistes, au fur et à mesure que les drapeaux s’effilochent, les prières inscrites dessus sont emportées par les vents et, dispersées, elles auront plus de chance d’être entendues...
Je croque consciencieusement ma gousse de Diamox-des-pauvres tout en regardant fasciné le lac gelé d’où descend un glacier recouvert d’une épaisse couche de neige et sur lequel nous allons faire notre descente. Ce sont des moments où l’on voudrait arrêter le temps, mais comme on ne peut sans dommage rester trop longtemps à cette altitude si on ne s’y est pas acclimatés. Nous repartons donc.
Je m’attarde un peu pour prendre des photos. Le passage du groupe sur un pont de neige au-dessus du lac, les pointes ensoleillées et surtout la vue sur toute la langue glacière qui semble se jeter bien plus bas dans un lac vert, langue sur laquelle les premiers de mes compagnons ne m’apparaissent guère plus gros que des fourmis. Cela fera je l’espère une photo splendide. L’une de notre groupe aussi s’attarde « je ne veux pas redescendre ! » dit-elle : sans doute la confusion mentale due au mal des montagnes !
Après un pique-nique dans la moraine près d’une petite cascade, entre ciel et glaciers, nous arrivons en fin d’après-midi à Dzonglha, lodge situé sur un plateau entouré de montagnes blanches et noires et où curieusement les toits sont d’un vert bouteille qui change du bleu habituel et que l’on croyait hégémonique dans la région...
Les népalais ont raison Cho La diri ramro : le Cho la est très beau.
Voir les photos : cliquer ici
[1] Roger Frison-Roche (1906 – 1999) écrivain et explorateur français, il fut en 1930, le premier non Chamoniard admis à la Compagnie des guides de Chamonix.
En 1935, il fait sa première expédition au Sahara suite à laquelle il publie son premier livre en 1936 : L’Appel du Hoggar.
Premier de Cordée son livre le plus célèbre parait en 1941. Arrêté et condamné à mort par la Gestapo il réussit à s’échapper. Il rentre alors dans la clandestinité et rejoint les FFI. Ce passage de sa vie lui inspirera plus tard le livre Les montagnards de la nuit (1968). En 1948, il publie le second de ses deux romans les plus populaires : La Grande Crevasse.
Outre le Sahara dans lequel il multipliera les expéditions et les premières il explorera le grand Nord en particulier canadien.
En 1981, il publie son autobiographie : Le Versant du soleil.
Le site officiel tenu par sa fille
[2] Fête traditionnelle comorienne
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