Une croisade haineuse contre les réfugiés syriens et palestiniens

jeudi 8 août 2019
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Les attaques du ministre des affaires étrangères Gebran Bassil, gendre du président Michel Aoun, contre les réfugiés syriens s’inscrivent dans une surenchère raciste au Liban. La classe politique cherche des boucs émissaires à la crise économique et politique dont elle porte pourtant toute la responsabilité.

La chaleur matinale s’installe à Al-Yasmine, l’un des plus grands camps de réfugiés syriens de la Bekaa occidentale, au Liban. Le calme n’est troublé que par le passage de quelques voitures. La plupart ne ralentissent pas et envoient des nuages de poussière sur les enfants qui transportent des récipients en plastique vides destinés à contenir de l’eau, ou qui traînent simplement près d’un fossé au bord de la route.

Al-Yasmine se déploie en rangées identiques de tentes et de préfabriqués, gérés par l’Union libanaise des associations de secours et de développement (URDA). Créé en 2016 en coordination avec le ministère de l’Intérieur et l’ONU, il a été conçu comme option d’urgence en cas de déplacement massif de populations réfugiées à la suite de l’opération de l’armée libanaise contre I’organisation de l’État islamique (OEI) au Nord-Liban à l’époque. Aujourd’hui, le camp accueille des réfugiés qui vivaient à Arsal, mais aussi des familles vulnérables venues de toute la Bekaa, y compris celles dont les camps ont été gravement endommagés par les inondations qui ont ravagé la vallée en janvier de cette année.

Les familles qui se sont installées là ont d’abord éprouvé un sentiment de stabilité à Al-Yasmine, l’un des rares camps au Liban à disposer d’une infrastructure sanitaire fonctionnelle, y compris un centre de santé géré par l’URDA à cent mètres de distance. Les réfugiés y bénéficient en outre d’un minimum de sécurité, de réservoirs d’eau et de l’électricité. Pourtant ce printemps, les résidents du camp ont de nouveau été mis en danger. L’armée libanaise a fait une descente inattendue avec des bulldozers, démolissant plus d’une centaine de tentes qu’elle prétendait inoccupées ; selon l’URDA, ces tentes étaient réservées aux situations d’urgence. Les militaires ont arrêté la plupart des hommes, dépourvus selon eux de permis de résidence appropriés. Ils ont également menacé les habitants du camp de procéder dans l’avenir à de nouvelles expulsions.

« TOUT VA BIEN »

Comme la plupart des réfugiés syriens au Liban, les résidents du camp d’al-Yasmine ont déjà été déplacés à plusieurs reprises depuis le début de la guerre en 2011, mais leur avenir est encore incertain, car ils ne sont pas censés s’installer dans un pays dont la classe politique souhaite de plus en plus leur départ. Néanmoins, ils hésitent à commenter auprès des journalistes le traitement auquel les soumet le gouvernement libanais. D’ailleurs l’URDA conseille aux journalistes de ne pas poser de questions dont les réponses pourraient mettre davantage en danger les personnes interrogées. La plupart d’entre elles répondent hâtivement que « tout va bien. »

À quelques kilomètres de là, les habitants du camp d’Al-Hamdanieh à côté de la ville de Marj s’expriment beaucoup plus librement sur leur expérience de l’hostilité officielle. Une femme qui demande à ne pas être citée mentionne un récent raid au cours duquel les tentes du camp ont été démolies par les moukhabarat, terme qui dans ce contexte fait probablement référence aux services de renseignement de l’armée libanaise. Utilisé couramment en Syrie pour désigner les services de renseignement, tristement célèbres pour les arrestations arbitraires, les disparitions et la torture généralisée des dissidents, ce mot véhicule un sentiment de peur viscérale qui accompagne les réfugiés même au Liban.

PRESSION CROISSANTE EN FAVEUR DU RETOUR

Sur une population totale de plus de 6 millions d’habitants, le gouvernement libanais estime qu’il y aurait environ 1,5 million de réfugiés syriens dans le pays, bien qu’à sa demande, le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) ait cessé de les enregistrer en 2015.

Autorisés à travailler principalement dans la construction et l’agriculture, les Syriens au Liban reçoivent des salaires de plus en plus maigres pour des emplois précaires, parfois saisonniers, qui ne parviennent pas à compenser la diminution de l’aide internationale. Au point où chaque ménage a en moyenne contracté plus de 1 000 dollars américains de dettes pour subvenir à ses besoins essentiels, selon l’évaluation 2018 du HCR sur la vulnérabilité des Syriens au Liban.

Chaque année, le HCR met à jour cette évaluation, afin de fournir une aide mensuelle en espèces de 175 dollars américains (157 euros) aux « familles les plus vulnérables sur le plan socio-économique », que l’agence désigne comme celles qui ont du mal à « couvrir leurs besoins fondamentaux, comme la nourriture, la santé et le loyer », et dont certains des membres souffrent de graves problèmes médicaux et de handicaps, explique Lisa Abou Khaled, porte-parole du HCR.

« Malheureusement, en raison des ressources disponibles limitées [des milliers] de familles qui bénéficiaient de l’aide en espèces ont cessé de recevoir les paiements lorsqu’en 2018 l’agence a mis à jour pour la dernière fois sa liste des bénéficiaires jugés les plus nécessiteux », ajoute la porte-parole. Selon elle, le nombre total de bénéficiaires de l’aide n’a pas changé. Pourtant, de nombreux réfugiés disent qu’ils ne comprennent pas comment l’institution sélectionne les bénéficiaires, et jugent sa méthode arbitraire.

Jamila Shuli, qui élève seule son fils dans le camp d’Al-Yasmine, où ils vivent depuis plus de deux ans, se plaint d’une détérioration de sa santé et affirme qu’ayant été exclue du programme d’aide financière du HCR, elle lutte pour joindre les deux bouts. « L’ONU est injuste. Ils choisissent qui mérite l’aide. Soit tout le monde devrait recevoir de l’argent, soit personne ne devrait en recevoir », dit Zouheir Dahman, qui a fui la Syrie en janvier 2013 et tient maintenant un magasin dans le camp d’Al-Hamdanieh. « La situation est terrible. Les années se ressemblent plus ou moins, mais cette année a été la pire », ajoute-t-il.

« Il n’y a pas de travail et il n’y a pas de sécurité [au Liban] », s’exclame un autre homme qui est entré dans le magasin pendant l’entretien, et qui préfère que son nom ne soit pas mentionné. Il dit vivre uniquement du revenu irrégulier d’un emploi informel, car il n’a pas pu s’enregistrer comme réfugié auprès du HCR (l’agence soutient que la décision du gouvernement libanais de suspendre le processus d’enregistrement des Syriens en 2015 complique grandement la fourniture de l’aide). « Je ne mange que s’il y a du travail », dit l’homme.

EXPULSION ILLÉGALES, COUVRE-FEUX, RAIDS INCESSANTS

Les salaires et les possibilités d’emploi varient énormément d’une région à l’autre. Un travailleur syrien gagne un peu plus de 200 dollars (179 euros) par mois en moyenne selon le HCR (les femmes syriennes gagnent 92 dollars en moyenne, soit 82,50 euros), alors que le salaire minimum des Libanais est de 450 dollars (403,50 euros). Au fil des ans, les pressions économiques se sont accumulées en plus des expulsions de camps et des détentions massives, qui ne sont plus des cas individuels, mais qui font partie d’une nouvelle norme. « L’armée libanaise a un problème avec les réfugiés, ils veulent qu’ils repartent. Mais mon pays n’est pas sûr », dit Zouheir Dahman.

Les mesures prises par le gouvernement libanais contre les Syriens, telles que « les expulsions illégales, les couvre-feux, les raids incessants sur les camps de réfugiés et les arrestations massives rendent la vie insupportable pour de nombreux réfugiés, et forcent de nombreux autres à rentrer en Syrie », affirme également Diana Semaan, chercheuse d’Amnesty International en Syrie.

En avril 2019, le gouvernement a annoncé aux réfugiés de la municipalité d’Arsal qu’ils devaient se conformer à un règlement préalable interdisant les abris permanents en pierre ou en béton, avant le 9 juin, date après laquelle ils seraient détruits par l’armée. À l’époque, l’ONG Save the Children avait averti qu’en conséquence de cette décision, des milliers d’enfants pourraient se retrouver sans abri. De nombreux réfugiés ont pris les choses en main à contrecœur, démolissant les murs qu’ils avaient eux-mêmes érigés, faute d’une autre solution. Après avoir initialement repoussé la date limite, l’armée est revenue début juin dans les camps pour détruire au moins vingt maisons.

L’UNITÉ « GÉNÉTIQUE » DES LIBANAIS

Ces mesures sont souvent justifiées par une rhétorique affirmant que le Liban n’est pas un pays d’asile, que les Syriens n’ont rien à craindre chez eux et que leur présence au Liban est nuisible sur le plan social, économique ou même démographique. Ces éléments de langage sont souvent amplifiés par des membres de la classe politique libanaise, dont le ministre des affaires des réfugiés Saleh Al-Gharib, selon qui le régime syrien a gagné la guerre et les conditions sont réunies pour un retour rapide de tous les réfugiés en Syrie. Mais le premier partisan de cette vision des choses est sans doute le ministre des affaires étrangères Gebran Bassil.

Le président du Courant patriotique libre de Michel Aoun s’est souvent prononcé en faveur d’une loi permettant aux femmes libanaises mariées à des étrangers de transmettre leur nationalité à leurs enfants... sauf si leur mari est syrien ou palestinien. S’exprimant lors de la conférence sur l’énergie de la diaspora libanaise le 7 juin 2019 en présence du président Aoun, Gebran Bassil a proclamé : « Il est naturel de défendre les travailleurs libanais contre tous les autres, qu’ils soient syriens, palestiniens, français, saoudiens, iraniens ou américains », ajoutant que les Syriens au Liban ne payaient aucune taxe. Le même jour, il a également twitté que « la libanité est supérieure à toute autre appartenance, elle est génétique. Il s’agit de la seule explication à nos ressemblances et nos particularité, notre résilience et notre flexibilité, de nos capacité à nous mêler entre nous tout en refusant tout réfugié ou déplacé ». Le lendemain, il a posté une vidéo de ses partisans demandant aux Syriens travaillant au Liban de rentrer en Syrie.

Même si les politiciens expriment des points de vue similaires depuis des années et si les préjugés à l’égard des Syriens ont augmenté au fil des ans, les militants de la société civile et une jeune génération de Libanais, las des récits xénophobes qui font des réfugiés des boucs émissaires pour expliquer les problèmes économiques et politiques du pays ont été à l’origine d’une vague d’indignation et d’une campagne contre les discours de haine. Ils ont aussi créé un hashtag et une pétition qui a reçu près de 20 000 signatures appelant à la démission de Gebran Bassil (bien que certains aient aussi lancé le hashtag « Je suis avec Bassil »).

UN IMPACT POSITIF SUR L’ÉCONOMIE

Les propos de Bassil ont également été dénoncés par le chef du Parti socialiste progressiste Walid Joumblatt, la députée indépendante Paula Yacoubian, ainsi que par plusieurs artistes, journalistes et intellectuels libanais. Faisant directement référence à la controverse, le ministre du travail Camille Abousleiman, affilié aux Forces libanaises (FL) a affirmé que le racisme ne faisait pas partie des méthodes des FL pour résoudre le chômage ; il a toutefois appelé à une surveillance accrue des entreprises qui embauchent illégalement des travailleurs étrangers, encourageant ainsi probablement une restriction supplémentaire de leurs moyens de subsistance.

Pour contrer ces récits, l’initiative Refugees = Partners a été fondée en 2018 par le Centre syrien de recherche sur les politiques (Syrian Centre for Policy Research, SCPR) et l’Association économique libanaise (Lebanese Economic Association, LEA) afin de plaider en faveur d’un « espace digne » pour les réfugiés syriens au Liban, ainsi que d’une approche de l’aspect économique de la « crise » des réfugiés, fondée sur une collecte de données. « Les réfugiés ont été rendus responsables d’une baisse de l’économie, alors qu’ils ont en réalité soutenu l’économie libanaise pendant une mauvaise période où le tourisme était à son plus bas et les exportations en diminution », dit Fatima Ibrahim, chef de projet de Refugees = Partners.

Convaincu que les Syriens ont eu un impact positif sur l’activité économique du Liban, dont la plupart n’ont pas été pris en compte, Refugees = Partners se sert des médias sociaux pour attirer l’attention du public sur des aspects moins connus de leur présence dans le pays. L’arrivée massive de réfugiés syriens a par exemple favorisé la création continue d’au moins 10 000 emplois par an et a considérablement contribué au taux d’abonnement téléphonique au Liban, qui a presque doublé entre 2010 et 2017.

Ainsi, selon Ibrahim, plutôt que de punir les travailleurs syriens, le gouvernement libanais devrait réglementer et organiser leur statut de résidence et d’emploi. Ils sont employés pour la plupart de manière informelle, et constamment menacés de voir leurs droits bafoués. Le prix des autorisations de résidence est en outre notoirement élevé, et elles sont difficiles à renouveler pour les réfugiés.

Pourtant, c’est un message difficile à faire passer dans un pays qui refuse de se considérer comme un lieu de destination finale pour les réfugiés de la région, raison pour laquelle le Liban a refusé de signer la Convention sur le statut des réfugiés de 1951.

RESTER OU PARTIR ?

Il n’est donc pas surprenant qu’un nombre croissant de réfugiés envisagent de retourner en Syrie. En mars 2019, le gouvernement libanais a annoncé que plus de 170 000 réfugiés étaient repartis en Syrie dans le cadre du programme de retours « volontaires » organisé par la Sûreté générale, mais bien d’autres pourraient y adhérer, car les obstacles à leur séjour sont peu susceptibles de disparaître.

« La communauté internationale n’a pas réussi à fournir un financement suffisant au plan régional pour les réfugiés et la résilience, ce qui a créé une lacune dans la fourniture de l’aide et des services nécessaires à la population réfugiée », déclare Diana Semaan, la chercheuse d’Amnesty.

Plus de la moitié des familles syriennes au Liban survivent dans l’extrême pauvreté, dépensant moins de 2,90 dollars (2,60 euros) par jour, et la plupart s’endettent juste pour se nourrir ; certaines considèrent qu’il vaut la peine de tenter leur chance et de rentrer chez elles. Pourtant, le retour est risqué pour bien d’autres raisons. Alarmée par l’hostilité politique croissante à l’égard des Syriens au Liban, Amnesty International a publié mi-juin un article « questions-réponses » rappelant que le retour des réfugiés en Syrie était « prématuré » et que les réfugiés au Liban n’étaient pas encore « en mesure de faire librement leur choix ».

Les réfugiés qui choisissent de revenir en Syrie « retournent vers l’inconnu », selon Diana Semaan. Elle estime que pour eux, le plus grand risque provient des forces de sécurité syriennes, responsables de disparitions, de tortures et d’exécutions extrajudiciaires d’opposants présumés au gouvernement de Bachar Al-Assad. Ces forces effectuent des « contrôles de sécurité » de tous ceux qui tentent de rentrer chez eux. La chercheuse d’Amnesty International mentionne également l’absence de dispositions humanitaires, car les livraisons d’aide des organisations internationales sont souvent bloquées ou retardées par le gouvernement syrien.

En fait, certains des Syriens qui étaient déjà rentrés — et qui ont donc fait l’objet d’une interdiction temporaire ou permanente de réadmission par la Sûreté générale libanaise — se voient une fois de plus contraints de fuir leur pays, comme le précise un rapport de l’ONG Sawa for Development and Aid publié plus tôt cette année. « Beaucoup [de réfugiés] veulent rentrer chez eux, et beaucoup d’autres veulent rester », explique Omar Abdullah, coordinateur du programme de subsistance de Sawa. Au fil des ans, Sawa s’est diversifiée et son département des moyens de subsistance offre maintenant aux Syriens vulnérables une formation professionnelle et des possibilités de revenus. Plus de 90 réfugiés font actuellement partie de divers projets générant un revenu mensuel. L’un de ces projets, The Master Peace a été récemment associé à un créateur de mode libanais pour offrir aux femmes syriennes la possibilité de vendre leurs créations d’objets en bois et leurs propres vêtements.

Abdullah est syrien lui-même, et lorsqu’il est arrivé au Liban en provenance de la ville de Zabadani, il a d’abord travaillé avec Save the Children, jusqu’à son arrivée à Sawa il y a deux ans. Il est resté au sein de l’organisation, qui était pour lui « comme une famille ». « Notre programme de subsistance donne aux Syriens la motivation et la confiance en soi, car ils sont productifs et travaillent pour eux-mêmes. Ils ont besoin de sentir qu’ils sont productifs même s’ils sont à l’étranger, afin de retrouver leur autonomie », explique-t-il.

Il est peu probable que de petites ONG comme Sawa puissent renverser la marée montante de la politique anti-réfugiés au Liban. Pourtant les initiatives de la société civile jouent un rôle pour nuancer l’image d’un pays qui pourrait autrement sembler complètement inhospitalier. Idéalement, « nous voulons rester avec le peuple libanais », dit Abdullah, ajoutant que « même si les réfugiés [ayant fait partie de ces programmes de subsistance] retournent en Syrie, ils ne seront pas plus vulnérables qu’ils ne l’étaient lors de leur premier départ. Ils auront gardé le fait qu’ils ont grandi dans l’environnement libanais ».

ANTON MUKHAMEDOV le 06/08/2019.
Étudiant en sciences politiques, journaliste.(Traduit de l’anglais par Pierre Prier.)

Transmis par Linsay



Les illustrations de cet article ne sont pas celles de l’article original mais choisies par rouge midi



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