Kalkudah. A la rencontre des tamouls (IV)

dimanche 2 septembre 2018
par  Charles Hoareau
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Parce que voyager dans une contrée nouvelle ce n’est pas seulement regarder les paysages mais aussi s’imprégner de la vie, l’histoire et la culture de celles et ceux qui y vivent…

Kalkudah, proche de Pasikudah est un bourg de la côte Est, curieusement pas toujours mentionné sur nombre de cartes alors qu’est bien indiquée Valachchenai, la station balnéaire voisine. La population de cette province de l’Est du Sri Lanka se répartit en 3 tiers à peu près identiques : les tamouls, les cingalais et les maures. [1]. Le matin nous nous rendons à pied à la plage distante d’un kilomètre, en empruntant la fin de la rue centrale. C’est l’occasion de découvrir ses boutiques, son temple et ses derniers hôtels avant la mer.

La plage de sable fin, bordée de cocotiers, est immense et nous offre une image de carte postale de rêve.

Sur l’immense étendue il n’y a personne excepté 3 occupantes inattendues qui regardent placidement passer les vagues

et une barque bleue qui se détache sur le blanc éclatant de son écrin moelleux.

Nous allons rester trois jours ici. Les bains nombreux dans cette eau claire et calme seront des instants de fraîcheur douce dans l’atmosphère de chaleur étouffante qui règne ici.

Le lendemain matin en arpentant la plage nous sommes attirés par un groupe de personnes au loin. En approchons nous observons un curieux ballet de deux colonnes d’environ 15 personnes chacune qui tirent en cadence, en alternant les positions dans la file, un très long filet de pêche de plusieurs centaines de mètres.

Nous pensons d’abord qu’il s’agit de deux filets distincts puis, au fur et à mesure que nous approchons, nous comprenons qu’il s’agit du même filet. Les deux colonnes se rapprochent tout en continuant leur ballet et la fin du filet arrive avec une assez maigre quantité de poissons (quelques dizaines de kilos) comparée au nombre de villageois tirant depuis une heure sur les mailles. Ici aussi l’océan se viderait de ses réserves sous l’action des hommes ? Malgré les apparences de ce jour, c’est une question qui ici ne se pose pas, pour le moment, la côte reste très poissonneuse, mais cela peut venir très vite avec les navires-usines (trawlers) en particulier d’origine japonaise qui détruisent les fonds marins en les raclant avec leurs immenses chaluts de fond.

Ici, plus encore que dans le reste de l’île, sont présents dans les têtes et les conversations deux traumatismes : la guerre qui a duré près de 30 ans et le tsunami de 2004 qui a été le raz-de-marée le plus meurtrier de l’histoire de l’humanité : 230 000 morts et 45732 disparus pour 14 pays (respectivement 35 322 et 6700 au Sri Lanka).
Notre hôtelier nous indique que pour la seule Pasikudah le tsunami a causé la mort de 612 personnes et a détruit des centaines d’habitations…

Des questions restent sur ce raz-de-marée. Pourquoi les américains qui avaient enregistré sur leurs appareils la secousse sismique au large plus de deux heures avant, n’ont-ils pas prévenu le Sri Lanka https://www.rts.ch/info/monde/6390807-le-tsunami-du-26-decembre-2004-minute-par-minute.html ? Les réponses à cette douloureuse question restent particulièrement fumeuses. Cette non information est d’autant plus criminelle étant donné le déroulement de la catastrophe. Le tsunami a été particulièrement meurtrier pour les humains parce que la mer dans un premier temps s’est retirée sur plusieurs centaines de mètres ce qui a attiré des milliers de gens le long des côtes ; simples curieux ou habitants voulant profiter de l’aubaine de milliers de poissons pris au piège et frétillant sur le sable. Quand la vague de plusieurs mètres de haut est revenue à toute vitesse elle a tout emporté sur son passage. Seuls les animaux ont échappé au massacre car ils ont compris et fui à toute vitesse dès que la mer s’est retirée…

Nos aubergistes qui habitaient alors près du rivage sont des survivants qui ont tout perdu dans la catastrophe et ont tout reconstruit plus loin. Là où nous sommes.
Ils sont tamouls comme Tamara dont ils ont entendu parler et ont lu plusieurs de ses interventions pour la défense des droits de l’homme. [2]. Dans Pasikudah, au hasard de nos courses nous rencontrerons d’autres tamouls. Au cours d’un échange, avec Tamara, l’un d’entre eux propose de témoigner avec quelques autres de ce qu’ils ont vécu afin que cela se sache ailleurs qu’au Sri Lanka. Le rendez-vous est pris pour le lendemain soir dans une maison de la ville. Ils veulent nous parler de la guerre [3] qui a opposé l’armée sri lankaise aux séparatistes tamouls (ou tigres) soutenus par l’Inde mue par sa volonté de domination hégémonique de la région, les USA qui voyaient dans ce conflit l’occasion d’affirmer leur présence dans un endroit du monde stratégique en termes de circulation maritime mondiale, l’union européenne et la Norvège qui a joué dans ce conflit le rôle de supplétif des USA. Tous unis par leur volonté de contrer l’influence croissante de la Chine.

La première à parler est Tathmini [4] une grande femme filiforme que l’on devine moins âgée qu’elle ne parait mais que la vie ici a fait vieillir prématurément. Le visage émacié, elle parle avec calme d’une voix douce.
« Avant on habitait sur la plage. Un jour on a entendu des bombes : c’était l’armée qui avançait vers l’Est. J’étais enceinte. Certains du village disaient qu’il fallait fuir, d’autres disaient qu’on ne risquait rien. Mon mari était à l’étranger où il travaillait. J’ai fui en courant malgré ma grossesse. Il y avait des bombes qui tombaient depuis les hélicoptères et nous ne savions pas qui les larguait et contre qui. Finalement l’armée nous a rattrapés. Les militaires nous ont dit « on ne va rien vous faire » et ils ne nous ont rien fait mais l’armée a réquisitionné toutes les maisons. Des gens m’ont aidé à m’installer sur un terrain vide à côté du poste de police. C’est là que j’ai accouché car avec la guerre je ne pouvais pas aller à l’hôpital. Puis les tigres sont venus attaquer les musulmans et ensuite le poste de police avec des lance-flammes et des grenades. C’est alors moi qui ait accueilli les policiers venus se réfugier et protéger le bébé. L’armée est arrivée et les tigres se sont enfuis mais sur le terrain tout était détruit. Dès que mon mari est revenu d’émigration, nous sommes venus ici plus à l’intérieur de la ville et nous avons construit une hutte avec des feuilles de cocotier. C’était très difficile de vivre ici. Il y avait des explosions tous les jours. Maintenant on a la paix » A ces mots son visage s’éclaire enfin et un profond soupir exprime son soulagement.
« Il faut comprendre. Pendant ces années il y a eu des morts innocents. Les tigres attaquaient l’armée et la police en disant que sans eux ils auraient la terre. C’est vrai que c’était difficile de vivre avec les cingalais et c’est eux qui sont les riches ici. Moi aussi je pensais qu’il fallait vivre entre tamouls. » Je lui demande alors si elle soutenait les tigres. Elle a un sursaut. « Jamais de la vie ! Personne ici ne soutenait les tigres. Ils prenaient les enfants de force pour les faire combattre  [5] et aussi pour obliger la famille à s’engager dans leur armée. Alors nous on tenait les enfants enfermés et on gardait la maison pour pas qu’ils ne soient enlevés. »

C’est le tour de Srawwathy, une jeune femme qui a fini son université il y a peu. « On n’a pas de problèmes avec les cingalais ou les musulmans. Le problème c’est avec les politiciens. » Elle aussi pense que lesrécentes attaques contre les musulmans à Kandy sont une opération diversion du gouvernement. « Comme du temps de la guerre, on veut créer des divisions. A ma sortie d’université je n’ai pas trouvé de travail correspondant à mes études. La priorité est donnée aux cingalais ». Tamara qui a dû s’expatrier pour pouvoir faire ses études universitaires approuve. [6] Elle poursuit. « Le problème est encore plus fort à Jaffna (ville du nord du pays à très forte majorité tamoul) mais il ne faut pas s’en prendre aux gens. A Colombo les anciens étudiants cingalais et tamouls ont créé ensemble une association de chômeurs diplômés. C’est ça qu’il faut faire ».

Vient enfin le tour de Kumar, le jeune qui avait discuté le premier avec Tamara. « Oui il y avait des problèmes de majorité et de minorité et il y en a toujours. Les politiques en ont fait un problème ethnique. D’ailleurs il s’est créé il y a peu un parti musulman [7] à cause de cette division et ce n’est pas la solution. Au départ il y avait plusieurs mouvements tamouls de sensibilité différente et certains étaient plus modérés. Les tigres les ont éliminés [8] afin de rester seuls. Les tigres, étaient soutenus par l’Inde qui les a aidés à développer une force militaire. Ils ont exploité le problème qu’on avait contre le gouvernement et perverti l’idée socialiste pour en faire eux aussi un problème ethnique. Ils voulaient diviser le pays et désigner un chef comme un roi. [9]. Leurs méthodes étaient inacceptables. Ils savaient seulement tuer ». S’adressant à Tamara : « toi si tu avais été là tu ne serais pas vivante aujourd’hui.
Au début j’étais avec les tigres car mes cousins qui étaient tigres avaient été tués. Mais ils rackettaient le peuple, ils avaient leur propre police et leurs propres tribunaux. Je n’acceptais pas cela car les jugements étaient arbitraires et dès que tu n’étais pas d’accord avec eux tu étais tué. Aujourd’hui qu’ils ont été éliminés, je suis très content. Je suis heureux pour la prochaine génération. La guerre a marqué et marque encore les gens. La guerre a fait partir les tamouls instruits. S’ils étaient restés, ce serait mieux pour le pays. La question importante c’est que le gouvernement doit répondre aux attentes sociales du peuple. »

Nous nous séparons à regret. Il y aurait tant à écouter en ce qui me concerne et eux ont tant à dire…

Depuis la France je serais bien prétentieux de vouloir donner un avis péremptoire et définitif. Je ne peux que recevoir ce que me disent ces gens et réfléchir à tout le contexte autour. La volonté impérialiste de l’Inde, la politique discriminatoire des gouvernements cingalais de l’époque, le rôle des USA. Il reste quand même que les tamouls, autour desquels s’est inauguré ce drôle de consensus que l’on a revu plus tard en France pour la Libye ou la Syrie et qui réunit la quasi-totalité de l’arc politique de la droite jusqu’à l’extrême gauche, ont eu une « éthique » comme le dit Kumar inacceptable. Elle a inauguré les attentats suicides en particulier de femmes ou d’handicapés pensant qu’on se méfierait moins d’eux et pratiqué l’assassinat systématique des tamouls qui n’étaient pas d’accord avec les méthodes employées.
Reste aussi que ce groupe qui a employé la stratégie de la terreur (sans jamais être que la sacro-sainte « communauté internationale » ne dénonce ces faits) [10] et à qui le gouvernement indien a offert des camps d’entrainement dans l’état du sud du pays, le Tamil Nadu, a été reconnu comme l’un des plus riches de notre époque. Se pose alors la question de savoir d’où venait l’argent, le racket des émigrés n’expliquant pas tout.… Reste aussi la question du véritable but des tamouls. Cette question revient avec force quand on compare deux cartes : celle du territoire revendiqué par les tigres et celle de l’implantation des 3 communautés.

Ci-dessus territoire revendiqué par les tigres, qui ne correspond pas à la réalité de leur implantation...

Les tigres ont revendiqué des régions où ils ne sont pas les plus nombreux mais jamais la région montagneuse de l’intérieur où ils sont largement majoritaires, celle des plantations de thé où travaille une population jadis déportée d’Inde par le colonisateur britannique [11]. Etait-ce pour les tigres des zones et des personnes trop pauvres ? Cela renforce l’idée que cette guerre a été celle d’une bourgeoisie compradore, pour des intérêts sans commune mesure avec les besoins réels de la population et qui, au vu de ses méthodes et de son idéologie aurait créé, si elle était arrivée à ses fins, un état dictatorial soutenu par les USA et l’Inde. Leur défaite militaire a obligé le gouvernement des USA à changer son fusil d’épaule pour arriver à ses fins. https://www.wsws.org/fr/articles/2015/09/tamo-s02.html Il a manœuvré pour permettre, en 2015, la victoire d’un nouveau gouvernement fantoche à ses bottes et composé
- de politiques qui n’ont jamais condamné les exactions des tigres,
- du TNA (la composante politique des tigres)
- et d’arrivistes qui ont changé de camp.

Pour l’instant le but réel du soutien aux tigres, celui d’éviter un Sri Lanka estimé trop pro chinois et pouvoir lorgner sur Trincomalee, le plus grand port en eau profonde de l’Asie du Sud Est afin d’y faire stationner la fameuse 7e flotte de la « Navy » des Etats-Unis semble atteint… Sauf que la population n’en peut plus de la politique de privatisation de l’actuel gouvernement et de l’effondrement du pouvoir d’achat. Cela s’est vu aux dernières élections locales de mars 2018 où les forces politiques favorables à l’actuel gouvernement ont subi une déroute. [12]

Ça fait longtemps que la nuit est tombée. Je repense à tout ce qu’ont dit nos interlocuteurs. Je revois leurs visages quand ils disaient leur joie d’être aujourd’hui en paix. D’autres images viennent à mes yeux, celle des villageois ramenant leur long filet sur la plage, des commerçants musulmans et tamouls paisibles et souriants à qui on achète des bananes, des étoffes ou des épices, de cette dame qui nous a ouvert cette noix de coco pour que nous en buvions le jus, de cette île où hommes, nature et bêtes semblent en harmonie.
Le Sri Lanka ne méritait pas les 70 000 morts (dont plus de 30 000 des forces armées) de cette guerre. Aucune cause ne peut justifier un tel massacre…
Là, sur cette île où l’on devrait « obtenir le bonheur », il y a eu terrorisme qui l’a dit ?


[1Sur l’ensemble du pays la répartition est approximativement de 74% de cinghalais, 18% de tamouls (dont 12,6% autochtones et 5,5% de nationalité indienne) et 8% de maures descendants de marchands arabes installés au Sri Lanka entre le 8e et le 15e siècle, alors que cingalais et tamouls viennent de l’Inde

[2Tamara a été ambassadeur et représentante permanente du Sri Lanka à l’ONU, puis ambassadrice dans plusieurs pays dont le Brésil, Cuba et le Vatican. Elle est connue ici pour ne pas mâcher ses mots devant la corruption du gouvernement, sa soumission aux Etats-Unis et aux pays occidentaux, sa politique néolibérale et les privatisations

[3ici on ne dit pas guerre « civile » comme cela se dit en France mais guerre tout simplement tant les gens sont conscients, comme nous dira un moine, que la guerre a opposé de fait l’armée du Sri Lanka à un « groupuscule » [les tigres] « soutenu par des puissances étrangères ».

[4les prénoms ont été changés

[6Sous prétexte d’en finir avec les préférences réelles que le colonisateur anglais a eu pour les tamouls du temps de Ceylan (toujours la division) le gouvernement du Sri Lanka avait instauré en 1971 une loi donnant la priorité aux cingalais pour entrer à l’université. Cette discrimination a été abandonnée depuis

[7en fait il en existe plusieurs NDLR

[8y compris physiquement, notamment ceux qui étaient pour une solution politique. Ils ont aussi éliminé de nombreux élus locaux, mais surtout ils se sont acharnés sur les militants de gauche, en particulier ceux qui préconisaient une entente politique des cingalais et des tamouls pour un Sri Lanka souverain et socialiste, ils l’ont fait y compris avec le soutien des gouvernements de droite pro américains de l’époque. D’ailleurs plusieurs médias occidentaux dont le journal « Libération » ont reconnu que les tigres avaient au final, tué plus de tamouls que le gouvernement NDLR !

[9Le chef des tamouls se faisait appeler Soleil NDLR

[10On trouvera dans le rapport de l’académie de géopolitique de Paris, que l’on ne peut soupçonner d’être marxiste ou anti américaine des éléments de connaissance en particulier sur ce point

[11plus d’un million de ces tamouls se retrouvera apatride à la décolonisation l’Inde refusant de les reconnaître indiens et il faudra attendre 2004 et une décision unilatérale du gouvernement Sri Lankais pour qu’ils aient accès à la citoyenneté sri lankaise. Voir sur le site de l’UNCHR, l’organisation des nations unies pour les réfugiés



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