L’Afrique du Sud ou le rêve trahi.
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La nouvelle génération des dirigeants sud-africains laisse se développer la violence quotidienne.
La corruption met en péril les acquis de la lutte antiapartheid. L’un de ses illustres défenseurs pousse un cri d’alarme après l’agression dont a été victime sa fille.
Dans une tribune, l’écrivain sud-africain André Brink adresse un message sévère aux nouveaux dirigeants sud-africains.
La nouvelle Afrique du Sud est en train de trahir l’héritage de Nelson Mandela, estime-t-il.
L’agression dont a été victime sa fille est à l’origine de sa prise de conscience. Il s’indigne moins des faits- un hold-up avec violence, lot quotidien des Sud-Africains de toutes conditions- que de l’indifférence des autorités.
Le ministre de la sécurité, Charles Nqakula, a déclaré récemment que ceux qui « geignent » sur le niveau de violence en Afrique du Sud, autrement dit les Blancs, « feraient mieux de quitter le pays ».
Ce ministre et ses pareils trahissent « tout ce pour quoi l’ANC s’est si longtemps battu : non-racisme, collaboration et compréhension entre Blancs et Noirs, responsabilité partagée à l’égard du passé comme du futur », estime André Brink.
A ceux qui abandonnent le pays à la violence, il dit : « Je ne partirai pas ».
Du fait divers...
La scène se passe un soir de semaine, dans un petit restaurant de Somerset West, une banlieue paisible du Cap. Il est tard. Plusieurs clients sont déjà rentrés chez eux, d’autres s’apprêtent à partir
Parmi la douzaine de personnes encore attablées se trouve ma fille Sonja et son mari Graham. Ils parlent de leurs deux enfants et de leurs projets pour les occuper durant les vacances d’hiver qui viennent de commencer ; ils évoquent aussi la réception à l’ambassade de France à laquelle nous avons assisté ensemble dans l’après-midi afin de rencontrer l’équipe de France de rugby, qui doit affronter les Springboks d’Afrique du Sud le samedi suivant.
Le monde paraît un endroit agréable, tranquille et généreux.
Soudain un brouhaha interrompt la conversation. Dans une cacophonie de voix, cinq hommes armés de pistolets font irruption dans le restaurant et prennent position autour de la salle tout en hurlant des ordres et instructions incompréhensibles.
Les cinq ou dix minutes suivantes ne sont qu’un tourbilon d’impressions confuses. Tout d’abord, les clients se voient intimer l’ordre de s’allonger au sol et de « dormir ». Aussitôt après, on leur ordonne de se « réveiller ».
Un homme qui tente de protester est immédiatement pris à partie, battu et jeté au sol avant de recevoir de violents coups de pied au visage.Ensuite chacun doit se défaire de ses bagues et bijoux, montre, portable, porte-feuille.
Lorsqu’ils remettent leurs effets aux pillards, les femmes et les hommes de petite taille sont battus ; pour on ne sait quelle raison, les hommes de grande taille ne sont pas inquiétés. Le patron est contraint de remettre les clés du coffre ; le tiroir-caisse est fracassé. Les clients sont alors regroupés et enfermés à l’arrière de l’établissement, dans un petit débarras sans fenêtre.
Dans la salle, le vacarme se poursuit tandis que les lieux sont fouillés et mis sens dessus dessous.
Il s’avère que le patron s’est débrouillé pour glisser son portable dans une de ses chaussures. Tout en s’efforçant de réprimer ses tremblements, il compose le 10111, le numéro d’urgence de la police.
Soupirs et exclamations de soulagement dans la pièce.
C’est alors que le drame tourne à la farce tragique.
Trois fois de suite un fonctionnaire décroche, demande au patron de décliner ses noms et adresse, puis met l’appel en attente et le transfère à un autre poste, ou on lui fait répéter les mêmes précisions.
Lorsqu’enfin les flics finissent par arriver, les voyous se sont éclipsés.
Il faudra environ quatre heures avant que Sonja, Graham et les autres otages soient autorisés à rentrer chez eux.
A part un entrefilet dans les pages intérieures d’un petit journal local, l’incident ne sera même pas signalé dans la presse : l’affaire est trop insignifiante, trop banale, trop courante dans la Nouvelle Afrique du Sud.
Personne n’a été tué, personne violé. L’incident ne sera même pas comptabilisé dans les statistiques.
En rentrant chez eux, sous un réverbère, Sonja et Graham passent devant l’affiche d’un magazine représentant le large visage souriant et barbu du ministre de la sécurité, Charles Nqakula (un ministre de la sécurité en Afrique du Sud, soit dit en passant, paraît aussi saugrenu qu’un ministre des affaires maritimes en Suisse, ou qu’un département de la justice dans les USA de George W. Bush.
A la suite d’une carrière politique singulièrement terne, M.Nqakula s’est vu récemment catapulter à la « une » des journaux pour avoir déclaré qu’il se moquait des plaintes qui s’élèvent partout dans la pays au sujet de la violence, et que ceux (Blancs pour la plupart) qui « geignent » sur le niveau de violence en Afrique du Sud feraient mieux de quitter le pays.
...au fait politique
La tempête de protestation que déclencha cette indifférence quasiment criminelle culmina au Parlement, ou quelqu’un affirma que le dédain du ministre à l’égard de la colère qui monte dans le pays rappelait la tristement célèbre remarque du ministre de l’intérieur de l’époque, Jimmy Kruger, quand il avait déclaré que l’assassinat de Steve Biko par la police de sécurité en septembre 1977 l’avait « laissé froid ».
En réponse à cette accusation, Nqakula s’enferra un peu plus en insistant sur le fait qu’il ne connaissait absolument rien dudit Jimmy Kruger, à part que son nom aparaissait au bas d’un ordre de bannissement qui avait alors visé Nqakula.
Bien entendu personne ne sera surpris de voir un politicien manquer parfois d’intelligence ou même de simple bon sens. Mais force est de constater que M. Nqakula a démontré à plusieurs une capacité limitée de compréhension et une propension illimitée à l’arrogance.
Il ne semble pas réaliser que son ignorance affichée du peu regretté Jimmy Kruger implique qu’il ignore également tout de la vie et de la mort de Steve Biko : il est évident que le souvenir de l’un accompagne obligatoirement du souvenir de l’autre. Et c’est peut-être à cette aune-là qu’il faut mesurer l’ampleur du scandale que révèle l’attitude de Nqakula.
Cet homme ignore sa propre histoire.
Et ce faisant il trahit tout ce pour quoi l’ANC s’est si longtemps battu : non-racisme, collaboration et compréhension entre Blancs et Noirs, responsabilité partagée à l’égard du passé comme du futur.
En une seule remarque insensible et désinvolte, il a trahi tout l’héritage de Nelson Mandela.
Bien entendu, tous ceux qui participent au pouvoir ne sont pas comme lui : certains de ses collègues sont des personnes humaines, généreuses et compréhensives qui consacrent leurs immenses talents à réaliser le rêve de Mandela.
Mais malheureusement il ne constitue pas non plus une exception.
Je me souviens que quelques semaines à peine après l’apartheid, alors que je me rendais dans un super-marché, j’avais emprunté une étroite allée en sens unique qui longeait le bâtiment jusqu’au parking situé derrière.
A mi-chemin je dus piler parce qu’un autre véhicule arrivait en face. A l’intérieur il y avait quatre ou cinq malabars en costume sombre.
J’abaissai ma vitre, pointai la tête par l’ouverture et-très poliment, parce qu’ils étaient vraiment costauds- leur fis remarquer qu’ils étaient à contre-sens.
A quoi le conducteur rétorqua : « Nous sommes membres du Parlement, nous avons la priorité. »
Tout en m’efforçant de garder mon calme je coupai le contact, descendis de voiture, fermai la portière et m’éloignai, parfaitement conscient de prendre un gros risque.
Mais quand, prudemment, je revins une dizaine de minutes plus tard, la voiture des ripoux était partie.
J’ai peut-être gagné ce round là, mais ils avaient fait passer le message.
Et de toute évidence Nqakula entend perpétuer ce genre de comportement.
Et il semble que son attitude ait tendance à se répandre parmi la nouvelle élite du pouvoir sud-africain, en proportion directe avec l’augmentation de la violence dans le pays. Ignorant les besoins criants de la population -criminalité galopante, épidémie de sida, pauvreté et privations- le premier souci de certains paraît être de se remplir les poches et celles de leurs familles et amis, et d’exploiter au maximum leur juteuse position, même s’ils doivent pour cela piétiner les corps des victimes de meurtres, de viols et de violences ; et à ceux d’entre nous qui osent protester on conseille de se taire ou de partir.
Malheureusement pour Nqakula, je ne partirai pas. Non pas parce que lorsqu’on est, comme lui, du bon côté du pouvoir, il est facile d’engraisser et de s’enrichir, mais parce que mes ancêtres et moi sommes nés dans ce pays, et qu’il se trouve que je l’adore - dans la richesse comme dans la pauvreté, dans la santé comme dans la maladie, et jusqu’à ce que la mort nous sépare.
Vu l’état actuel du pays, il est possible que la mort me surprenne plus tôt que prévu. Mais comme l’a dit Sonja au lendemain de son calvaire : « Je refuse de devenir une victime ».
Le problème est pendant que de tels incidents (avec toutes les cicatrices émotionnelles et mentales qu’ils laissent durant des mois) caractérisent l’évolution actuelle de l’Afrique du Sud, on ne s’attaque pas au véritable mal de notre démocratie.
Le fanfaron Jacob Zuma, qui assura autrefois la vice-présidence et ne cache pas son ambition de devenir le prochain président, se contente de prendre une douche après un rapport sexuel non protégé afin d’éviter le risque du sida ; Charles Nqakula se lave les mains des meurtres et des viols.
Nqakula prétend que les seuls « geignards » sont les Blancs autrefois privilégiés qui seraient incapables de s’adapter au changement démocratique. Il est facile pour lui de nier les souffrances des innombrables victimes, noires, brunes et blanches qui vivent dans les townships, les bidonvilles ou les camps de squatteurs, et dont les appels à l’aide se heurtent depuis des années à des oreilles atteintes de surdité.
Ainsi on ne perd pas seulement une génération d’assassinés, de mutilés et de déshérités, on manque aussi l’occasion de faire de notre démocratie l’exemple pour le monde qu’elle affirmait il n’y a pas si longtemps vouloir devenir.
« En tout cas, remarqua Sonja d’un ton ironique après le braquage du restaurant, nous devrions être reconnaissants d’être toujours en vie. »
Etrangement, ce fut cette remarque qui me mit le plus en colère.
Car dans quel genre de pays vivons-nous si la vie n’y est pas quelque chose de normal, un statut garanti (par, entre autres, notre admirable Constitution), mais quelque chose d’exceptionnel et de remarquable, un privilège si extraordinaire qu’il mérite une considération et une gratitude spéciales ?
Pour moi, du fait qu’il a été marqué par l’arrogance apocalyptique du ministre, il y aura dans ma réflexion sur la Nouvelle Arique du Sud un avant et un après cet épisode « insignifiant ».
Durant les années de l’apartheid, lorsque l’ANC, interdit et exilé, n’était pas autorisé à exposer librement ses vues devant le peuple sud-africain, je considérais comme relevant de ma mission d’écrivain d’expliquer que ceux qui étaient réduits au silence ne pouvaient dire ouvertement, de parler de ce qui était interdit - pour faire en sorte que la vérité puisse apparaître au grand jour.
Et ces dernières années, chaque fois qu’au cours d’un de mes voyages on m’interrogeait sur les maux qui rongent la Nouvelle Afrique du Sud, j’ai toujours insisté sur le fait que si l’on ne pouvait en nier la réalité, ces maux n’étaient que de simples débris flottant à la surface d’un puissant fleuve qui coulait dans la bonne direction : en comparant le stade où nous en sommes aujourd’hui avec la situation où nous étions il n’y a que douze ans, à l’époque des premières élections libres, je ne manquais jamais d’insister sur le changement spectaculaire qui s’était produit dans le pays, et d’affirmer que même en restant prudent, il y avait de bonnes raisons d’être foncièrement optimiste.
Cela, je ne peux plus le dire. Ce serait trahir les valeurs les plus importantes en lesquelles je crois et qui furent autrefois,le temps d’un rêve, incarné par l’ANC.
A cause de gens comme Nqakula, qui sont en train de redéfinir l’image de l’ANC, je me sens laissé à l’écart.
La violence que nous subissons à l’heure actuelle, et qui s’accroît chaque jour, chaque heure, est devenue la caractéristique essentielle de la nouvelle façon d’exercer le pouvoir, car il semble n’exister aucune volonté de la contrôler d’en haut.
En fait, l’indifférence ahurissante de ceux qui raisonnent et argumentent comme Nqakula autorise - et même encourage- la violence à persister et à empirer.
Jusqu’à, et à moins que le gouvernement - et le président- la condamne clairement et publiquement, et commence à réagir avec détermination pour que les choses changent, [ce que nous soyions convaincus que]notre bref espoir des douze dernièress années aura été vain.
On peut se demander combien de temps encore la FIFA va continuer à envisager d’envoyer en 2010 ses équipes de foot disputer une Coupe du monde dans un pays qui a perdu la capacité d’assurer la sécurité des joueurs, des officiels et des spectateurs, au risque de transformer ce qui devrait être un spectacle universel en un massacre qui ferait passer les Jeux olympiques de Munich d’il y a quelques decennies pour un aimable pique-nique.
Peut-être qu’après tout M. Nqakula s’en moque éperdument.
Il a payé de sa personne dans la Lutte ? N’est-ce pas ?
Pendant que d’autres étaient torturés et tués, lui aussi a souffert.
N’oublions pas qu’il a fait l’objet d’un ordre de bannissement : persécuté, sur une feuille de papier, par l’homme que la mort d’un autre homme laissait froid- tout comme aujourd’hui Nqakula lui-même reste froid devant la souffrance et la mort d’innombrables de ses concitoyens dont le seul désir est de bénéficier des bienfaits d’une terre généreuse dans une démocratie modèle.
Comme son collègue ministre de la santé, Manto Tsabalala- Msimang, qui divague en parlant de guérir le sida à l’aide d’ail sauvage et de décoctions de plantes, l’honorable ministre de la sécurité ne se soucie que d’assurer la prospérité d’un petit groupe de comparses et d’associés assis sur la souffrance et les privations de l’immense majorité.
Nous pouvons encore sauver les valeurs humaines et africaines qui ont façonnés la Nouvelle Afrique du Sud -celles qui ont produit un Mandela ou un Tutu, pas celles qui ont permis l’ascension de monstres comme Nqakula, Zuma ou Tsabalala-Msimang.
Mais il n’y a plus beaucoup de temps à perdre.
Art de « André Brink » paru dans « Le Monde ».
Traduit de l’anglais par « Gilles Berton »
Transmis par Linsay
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