Ce qui se cache derrière l’évaluation des élèves à 5 ans

lundi 24 octobre 2011
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Pauvres enfants, à force de les observer, de les jauger, de les évaluer, de vouloir dépister leur trouble, ils vont finir par étouffer. D’où vient donc cette manie de les scruter comme des animaux en cage ? Elle remonte à la phrénologie [1] de Franz Joseph Gall (1757-1828) qui avait pour ambition de déduire le caractère d’un homme d’après la forme de son crâne.

Elle se poursuit de nos jours avec la tentation de vouloir biologiser le comportement des adultes, prédire les conduites des enfants, et les frapper tous deux d’un déterminisme implacable. Le nombre de recherches sur les bases neuronales de la morale et du comportement antisocial ne cesse d’augmenter. Elles tentent de nous faire accroire que l’instinct meurtrier, les troubles de l’humeur, l’hyperactivité, le manque d’attention, sont pour une part essentielle d’origine génétique, et qu’il serait vain de vouloir en chercher la cause ailleurs que dans l’hérédité ou le fonctionnement du cerveau.

Le médecin allemand s’employait à déceler les aptitudes mentales dans les bosses du crâne, des experts en neurobiologie ou en sciences cognitives [2] tentent aujourd’hui de les repérer dans les gènes, neurones, ou troubles infantiles. Ce progrès n’est qu’apparent. Il participe d’une même démarche intellectuelle visant à réduire le mental au cérébral et à confondre l’apprentissage avec le conditionnement psychique.

Ce n’est pas une raison pour se défier de la science, mais il y a de quoi s’inquiéter. Lorsque de savants esprits en viennent à convoquer le gène de la criminalité pour expliquer un forfait ou prétendent dépister chez les enfants, dès la crèche ou la maternelle, des troubles de comportement susceptibles d’évoluer vers la délinquance, il convient d’être attentif aux ruses de la prédiction.

Lorsqu’il est confronté à un problème de ce genre le grand philosophe des sciences Ian Hacking qui a travaillé sur l’histoire des troubles psychologiques a pour habitude de refuser de prendre position, mais s’il s’évertue à rester neutre, il cherche néanmoins à comprendre « comment une configuration d’idées en est venue à exister, et comment elle a façonné et modelé notre vie, nos habitudes, notre science » [3].

C’est justement ce qu’ont tenté de leur côté, dans un style plus engagé, très accessible, la psychanalyste et psychologue de la petite enfance, Sylviane Giampino, et la neurobiologiste Catherine Vidal, dans « Nos enfants sous haute surveillance » [4], un livre consacré aux abus de l’évaluation, du dépistage des troubles du comportement, de la prescription médicamenteuse, dès la petite enfance.

Les deux auteurs avaient déjà croisé leur plume dans un ouvrage instigué par le collectif « Pas de O de conduite » [5] qui avait réagi avec véhémence à un rapport de l’INSERM sur les troubles des conduites chez l’enfant et l’adolescent publié en septembre 2005 préconisant le dépistage précoce des troubles de l’humeur afin de parer aux risques de la délinquance et d’en contenir les effets.

Fort de près de 200 000 signatures, le collectif avait contraint le gouvernement de Dominique de Villepin à renoncer à inscrire le dépistage d’enfants turbulents, dès 36 mois, dans sa loi de prévention de la délinquance, et avait conduit l’INSERM à annoncer, en novembre 2006, de nouvelles méthodes pour ses expertises en santé mentale et prévention. Mais cette reculade n’a toutefois pas levé des interrogations concernant la possibilité de prédire – et non de prévenir – des incivilités notoires ou d’éventuels actes délictueux.

La loi de mars 2007 relative à la prévention de la délinquance porte les marques de cette tendance. Elle fait la part belle à la notion de « sensibilisation » et « participe d’une tentative de normalisation des comportements par la recherche de l’effet combiné de la contrainte et de l’inculcation des valeurs », écrit le sociologue Philip Milburn dans un livre qui ne sombre pourtant pas dans l’angélisme anti-sécuritaire [6].

L’intention de corriger des déviances est louable, à condition qu’elle ne s’appuie pas sur des présupposés naturalistes faisant du psychisme le support d’informations biologiques commandant l’action. Or sur ce point, les radicaux de la prévention n’ont pas baissé casaque. La précipitation pédagogique et adaptative s’est imposée dans de nombreux secteurs de l’éducation. Et les promoteurs du dépistage ont amélioré leurs outils. Il fallait donc leur répondre, d’une part sur le plan du soin, et de l’éveil, de l’autre sur le plan de la science des neurones. Giampino et Vidal se sont partagés le travail.

DES ENFANTS TESTÉS COMME DES AUTOMATES

Le retour en force des idées déterministes n’est pas une lubie. Une chose en effet est d’inculquer un système normatif élémentaire à chaque enfant ; une autre est de tenter de normaliser leur esprit. L’idée que tout se joue avant trois ans ou six ans fait aujourd’hui des ravages. Au lieu de donner du temps au temps, nombre de programmes d’éducation se satisfont d’un zèle préventif qui frise le contrôle social exacerbé. Ce que Claude Allègre a rêvé, l’élève interactif, certains psychologues l’ont fait.

« Un exemple intéressant est celui du test informatisé Dominique interactif. Dans ce test l’enfant est lui-même acteur de son diagnostic. C’est lui qui doit cliquer sur oui ou non, pour répondre à 95 questions en moins d’une demi-heure. Sur l’écran figurent des dessins qui illustrent la question posée oralement. Dès la fin de la passation, le logiciel fournit le profil diagnostique. Immédiatement, l’écran se met à clignoter quand quelque chose ne va pas et alerte sur les types de problèmes rencontrés », raconte Sylviane Giampino.

Parmi les troubles répertoriés, celui de l’hyperactivité fait fureur. Il concentre toutes les angoisses des adultes. Il serait prédictif, avec d’autres, d’une évolution ultérieure vers la violence, si on ne le traitait pas dès la prime enfance. C’est ainsi qu’aux Etats-Unis, au Canada, mais aussi en France, en région PACA, et en Île-de-France un programme d’entraînement aux « habiletés sociales » a été expérimenté en milieu scolaire. Ces prises en charge précoces ne sont pas toutes inutiles, tout dépend comment elles sont proposées. Mais elles limitent le jeu spontané avec les mots et les gestes. Elles transforment le nécessaire « dressage » éducatif en un parcours fléché.

« Dès trois ans, enseigner à travers des méthodes et des outils formatés, même de façon ludique, la communication, la relation, revient à initier les enfants à l’artifice, celui de l’utilisation des codes, sans la symbolique qui les sous-tend » remarque Sylviane Giampino. On notera au passage que c’est un logiciel [7] qui est censé repérer le trouble et non l’œil averti du professeur des écoles. Comme si le logiciel de la machine était mis en rapport avec le psychisme des enfants, et les états internes de cette machine avec leurs états mentaux.

L’hyperactivité est de ce point de vue le trouble idéal. Il est même considéré par les tenants de la toute puissance de la cérébralité comme une maladie du cerveau. Dans l’édition 2003 du célèbre Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM), on le trouve sous l’appellation « trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité » (TDAH), et parmi les critères retenus, sont évoquées des situations comme « parle trop souvent », « est souvent sur la brèche », « a souvent du mal à attendre son tour », « fait irruption dans les conversations ».

Voilà de quoi remplir tous les hôpitaux de France ! C’est pourtant ce trouble dûment répertorié qui a suscité pas moins de six milles publications scientifiques entre 2000 et 2008. Il serait selon ces chercheurs la conséquence d’une malformation de certaines régions cérébrales qui contrôlent la motricité et l’attention. Ce dysfonctionnement serait dû à un manque de dopamine, une substance qui facilite la transmission de l’influx nerveux entre les neurones.

Or d’après Catherine Vidal, les arguments expérimentaux concernant cette hypothèse sont loin d’être acquis. La traque des bases neuronales du TDAH a débouché pour l’instant sur des résultats improbables. Il pourrait exister un terrain de prédisposition génétique au développement de ce trouble, mais l’environnement y jouerait un rôle majeur.

La génétique ne peut expliquer le fait que dix fois plus d’enfants en sont atteints aux États-Unis qu’en Europe. « Au final, les études IRM peuvent révéler des modifications anatomiques chez les enfants TDAH, mais elles n’apportent aucune information sur leur origine. En effet, le cerveau, grâce à ses propriétés de plasticité, se façonne en fonction de l’histoire vécue par chacun. Après la naissance, 90% des connexions entre les neurones vont se construire progressivement au gré des influences de la famille, de l’éducation, de la culture, de la société » souligne Catherine Vidal.

TOUT NE SE JOUE PAS AVANT TROIS ANS

Travailler sur ces influences n’est pas une tâche facile. La pédagogie de la responsabilisation est difficile à mettre en œuvre. Les normes supposent toujours une dynamique constructive entre l’enfant en formation, son environnement social, et les institutions fonctionnant comme une instance d’intégration sociale et non simplement de contrôle.

L’idéal du contrôle de soi ne peut être atteint par une pure prévention psychologique calquée sur la prévention sociale. On ne peut élever des enfants sur ordonnance en leur prescrivant de la Ritaline, ce médicament censé réguler le caractère et aider à se contenir en société. Sans compter que la plasticité cérébrale apporte la preuve que « la présence d’une anomalie cérébrale ne permet pas de prédire le devenir d’un sujet », précise Catherine Vidal.

Certes, il existe des traumatismes dont on ne sort pas indemne. La modification durable de la personnalité après une catastrophe en fournit un exemple. Il est des voyages au bout de l’enfer dont on ne revient pas. Il existe des lésions fatales et des maladies dégénératives. Mais s’agissant de jeunes enfants, le problème est différent. Prédire le devenir d’un sujet relève de l’abus de pouvoir. Tout peut toujours changer. Chaque nouvelle expérience peut modifier ce qui était.

« Le devenir de nos neurones n’est pas inscrit dans le programme génétique » selon Catherine Vidal. Tout savoir sur tout : quelle vanité ! Elle participe à la vérité d’une volonté de savoir qui se confond souvent avec une frénésie de l’explicite qui fabrique des enfants à la liberté entamée. « La bonne prévention, c’est d’aller à la rencontre sans prédire ce qui peut advenir » rappelle la pédiatre Yvette Gautier-Coffard.

Il vaut donc mieux faire confiance aux praticiens de l’imprévisible, aux cliniciens de la surprise. Les enfants sont déterminés à devenir libres. Or les avocats de la prédiction ne sont pas loin de penser : « qui, bébé, arrache le doudou du copain, arrachera demain le sac à main » s’amuse Sylviane Giampino. Récemment, des enfants de maternelle se sont vus sanctionnés pour « agression à caractère sexuelle ». Et le mensonge à quatre ans a rejoint la cohorte des troubles psychiatriques alors que certains mensonges permettent de faire évoluer l’image que l’enfant a de lui-même. Cette médicalisation de l’existence des enfants n’est-elle pas la preuve qu’on en fait trop ? Qu’à trop vouloir parler de tout, mettre tout sur la table, il n’y a plus de place, pour qu’ils se construisent.

PROTÉGER LE TEMPS DE L’ENFANCE

Le forçage éducatif précoce conduit à une impasse. Il emprisonne les enfants dans une crainte de l’avenir, une peur diffuse, qui rend impossible la valorisation du présent. « Un enfant a besoin de pouvoir s’installer dans l’ici et maintenant, dans le présent de son être », souligne Sylviane Giampino. Cette leçon de bon sens est par trop oubliée. « Faire dire à un enfant de vingt-quatre mois que c’est lui qui a commencé à taper le premier pour lui faire prendre conscience de son agression ; convoquer un enfant de cours préparatoire en conseil des maîtres pour qu’il explique pourquoi il a demandé à une fillette de lui montrer sa culotte », poursuit-elle.

Ces remontrances prêteraient à sourire si elles n’étaient le triste miroir d’une société apeurée, d’adultes désemparés, ayant fini par intérioriser cette culture de la peur. Il reste que ce n’est pas en opposant des généralités à d’autres généralités que le problème est résolu. Le mérite de ce livre est d’apporter des solutions, en tout cas de proposer des pistes, tant au niveau de l’accompagnement de la vie quotidienne des familles en difficulté, qu’au niveau des groupes de paroles dans les crèches.

Le conseil des auteurs tient en une phrase : « il est préventif de ne pas faire de zèle préventif ». Car à trop anticiper le futur, à trop s’appuyer sur « les indicateurs de risques », le contrôle social finit par prendre le dessus. Comme si du risque au danger, la voie était statistiquement avéré.

« On sait combien les projections parentales, l’enfant au bel avenir imaginé, sont le support de l’éducatif tout au long de l’enfance », précise Sylviane Giampino. On sait moins que des mots comme « risque de devenir violent » peuvent, dans l’inconscient de l’enfant, prendre valeur d’une butée. Le radicalisme de la prévention repose sur cet impensé. « Notre temps est celui qui ne tolère plus ce qui requiert du temps » concluent les auteurs. Leur patience rassurera les parents anxieux et les éducateurs impatients.

Philippe Petit dans Marianne 2 le 20/10/ 2011

Transmis par Linsay


Philippe Petit est philosophe, auteur de plusieurs essais (notamment La cause de Sartre, Puf, 2000), et journaliste à Marianne. Il anime une émission sur France Culture : « Science et conscience ».


[1Prhénologie
Étude du caractère et des fonctions intellectuelles de l’homme d’après la forme de son crâne. Cette « crânioscopie » fut vite abandonnée. Plus généralement, Gall pensait que les facultés avaient leur siège dans le cerveau dans des zones propres à chacune d’elles. La neuropsychologie confirmera cette intuition avec par exemple la découverte de l’aire du langage.

[2Sciences cognitives. Formés sur le verbe latin « cognoscere », qui signifie connaître. Depuis vingt ans, elles se sont grandement répandues. Les sciences cognitives recouvrent des disciplines qui traitent de la connaissance, de ses sources, de ses supports, de ses véhicules. Elles recourent à des simulations informatiques afin d’explorer les processus psychiques et physiologiques à l’origine de nos connaissances.

[3L’Ame réécrite. Ian Hacking, 1995

[4Ed Albin Michel

[5Enfants turbulents : l’enfer est-il pavé de bonnes préventions ? Érès, 2008.

[6Quelle justice pour les mineurs ? Eres 2009

[7Logiciel
Ce terme a été forgé de toutes pièces à partir du radical « logos » (discours rationnel) et sur le modèle du mot matériel de sorte que le logiciel est au logos ce que le matériel est à la matière. D’où, parfois, l’emploi abusif de ce terme pour désigner le contenu de la pensée d’un quidam.



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