Guerre aux chômeurs.

dimanche 17 décembre 2006
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Il y a douze ans, M. Jacques Chirac fit de la lutte contre « la fracture sociale » l’objectif de sa présidence. Celui-ci devait être atteint grâce à la baisse du chômage et à l’augmentation des salaires (« La feuille de paie n’est pas l’ennemie de l’emploi »).
Alors que s’ouvre une nouvelle campagne présidentielle, le niveau de vie des catégories populaires continue à se dégrader, en particulier à cause du coût du logement.
Et quand le chômage recule, cela tient pour beaucoup à l’importance des classes d’âge qui partent à la retraite, à la généralisation des stages et contrats sous-payés, enfin à la rigueur punitive de l’indemnisation des chômeurs.

La pression ne cesse de s’accentuer sur les chômeurs et les « bénéficiaires » d’allocations sociales durablement écartés de l’emploi.

Elle s’étend à l’ensemble des pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), et s’exerce à tous les niveaux : discours politiques, prises de position des essayistes et des commentateurs, gros titres de la presse, rapports officiels.

Sans oublier l’essentiel : les politiques de l’emploi mises en oeuvre, qui réservent un traitement particulier aux privés d’emploi.

Ce mouvement est général et coordonné.

Dans ses Perpectives de l’emploi 2006, l’OCDE avance sans fard les grandes lignes qui forment selon elle l’« économie politique des réformes » entreprises depuis 1994 , dont la partie la plus copieuse concerne les « stratégies d’activation des chômeurs ».

L’organisation qui siège au château de la Muette (le bien mal nommé) voudrait « s’intéresser davantage à l’ensemble des aspects de la protection sociale ».

Elle poursuit donc sans relâche son travail d’acclimatation de la doctrine du workfare (rendre le travail « payant ») à l’ensemble des pays membres.

Lesquels sont invités, sous couvert de « faciliter le passage de l’assistanat à l’activité professionnelle », à démêler l’écheveau des institutions protectrices du salariat, à commencer par les systèmes d’allocations-chômage.

Le coeur de la doctrine est plus que jamais réaffirmé : « Puisque beaucoup de personnes inactives en âge de travailler bénéficient d’allocations, il importe que celles-ci ne constituent pas des obstacles à l’emploi ».

Rien que dans le cas de la France, l’inventaire des « réformes » entreprises depuis une dizaine d’années sous la bannière du workfare suffirait à donner le tournis.

Au nom de l’« encouragement au travail », les politiques de l’emploi et, plus largement, les politiques fiscales et sociales ont été réorientées de façon à alterner le bâton et la carotte en direction des chômeurs.

Le mécanisme d’intéressement à la reprise d’emploi pour les bénéficiaires du revenu minimum d’insertion (RMI) a plusieurs fois été réformé, les dispositifs d’aide au logement ont été reprofilés, les seuils et la durée d’exonération de la taxe d’habitation ont été revus, la prime pour l’emploi, créée en 2001, a été renforcée par les gouvernements successifs, le revenu minimum d’activité (RMA) a fait son apparition en 2004, et le RMI, qui n’a plus été revalorisé depuis bien longtemps , a perdu 25% de sa valeur par rapport au smic 1990...

Dans le même mouvement, les droits aux allocations-chômage ont été revus à la baisse, en 2004, en allongeant, d’une part, la durée minimale d’activité nécessaire à l’ouverture des droits, et en diminuant, de l’autre, la durée d’indemnisation.

A l’autre bout de la chaîne, la durée de l’allocation spécifique de solidarité (ASS), qui « recueuillait » les recalculés (ASS) de l’assurance chômage et les chômeurs en fin de droit, a été considérablement réduite.

Parallèlement, les contrôles et les sanctions à l’égard des « faux chômeurs » se sont précisés.

Depuis 2001, dans le cadre du projet d’action personnalisé (PAP), l’Assedic peut saisir le directeur départemental du travail « lorsqu’elle estime qu’il existe un doute sur le respect de la condition de recherche d’emploi ou sur la volonté de suivre une formation prévue par le PAP ».

Et si, comme il est possible, le « doute » ne bénéficie pas à l’accusé, le directeur départemental du travail peut alors suspendre l’allocation quand l’intéressé « ne fournit pas les pièces justifiant du caractère réel et sérieux de sa recherche d’emploi ».

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En pratique, la suspension pure et simple de l’indemnisation, jugée trop cassante, était peu appliquée.

Pour rendre opérationnel le système de sanction, la circulaire du 5 septembre 2005 a mis en place un système de réduction graduée du montant des allocations dont le taux augmente (de 20% à 50%, puis 100%) chaque fois que les chômeurs refusent les offres qui leur sont faîtes, à condition toutefois "que celles-ci soient compatibles avec leur spécialité ou leur formation et avec leurs possibilités de mobilité, et rémunérées à un taux de salaire normalement pratiqué dans la profession et dans la région".

Sans précision de durée hebdomadaire de travail.

L’ensemble de nos institutions économiques et sociales sont passées au tamis de l’incitation à la reprise d’emploi.

Emportés par leur élan, d’aucuns n’hésitent pas, hors d’haleine, à s’interroger sur le rôle désincitatif des tickets de cantine ou des tarifs réduits proposés par les bibliothèques municipales.

Car l’heure est grave, et il serait temps de créer le "sursaut".

Ainsi, le très officiel rapport Camdessus, commandé par M. Nicolas Sarkosy, à l’époque où il était ministre de l’économie et des finances, propose "une action de sensibilisation et d’information auprès des collectivités locales pour que celles-ci modifient les mécanismes actuels d’allègement des tarifs locaux (cantines, bibliothèques...) (...).

En effet, en discriminant entre les inactifs ou chômeurs et les actifs faiblement rémunérés, les collectivités locales ont tendance à réduire les gains financiers à la reprise d’un emploi et à accentuer les situations de "trappe à inactivité" que l’on cherche à réduire au niveau national".

Le rapporteur général du Centre d’étude des revenus et de la cohésion sociale (CERC) s’est, lui aussi, mis en chasse des dernières "niches à chômeurs" :
"Il reste encore un certain nombre d’autres trappes à inactivité moins connues car elles relèvent souvent de la responsabilité des collectivités locales.
C’est par exemple la gratuité des transports accordée par certaines communes aux RMistes ou aux chômeurs.
Certaines villes - je pense en particulier à Rennes - se sont attaquées au problème"

Il ne reste plus qu’à examiner les effets désincitatifs des gains faramineux glanés aux jeux de grattage par ceux (les chômeurs) qui ont le temps de s’y adonner...

Ce qui s’est fait en France s’inspire d’une philosophie d’ensemble que John Kenneth Galbraith avait raillée ainsi :
"Les aides publiques (..) opèrent un transfert de revenus des actifs vers les oisifs et autres bons à rien, et, de ce fait, découragent les efforts de ces actifs et encouragent le désoeuvrement des paresseux. (...)
Donc, en prenant l’argent des pauvres et en le donnant aux riches, nous stimulons l’effort et, partant, l’économie ."

La stratégie européenne de l’emploi (SEE), mise en place en 1997, et réactualisée en 2003 et 2005, pour qu’elle cadre mieux avec les objectifs du sommet de Lisbonne (2000) [1], reprend à travers ses lignes directrices, l’essentiel de ce message du workfare : il faut "adapter en permanence les incitations et les effets dissuasifs découlant des systèmes de prélévements et de prestations, y compris la gestion et la conditionnalité des prestations et la réduction sensible des taux d’imposition marginaux effectifs élevés, notamment pour les personnes à faible revenu, tout en garantissant des niveaux de protection sociale appropriés".

Les membres de l’Union européenne sont invités à faire connaître en retour leurs plans d’action nationaux pour l’emploi, en phase avec ces lignes directrices.

Après quoi le Conseil de l’Union européenne renvoie ses recommandations.

A en croire le ton courroucé du Conseil, qui juge utile d’"adresser des recommandations plus fortes aux Etats membres", le compte n’y est pas encore.

Il convient "d’inciter davantage de personnes à entrer et rester sur le marché du travail et de faire du travail une véritable option pour tous.

Le travail "en option", c’est assurément l’avenir.

Si la SEE déplore le retard pris par rapport à Lisbonne, lequel prévoyait une marche forcée vers le plein-emploi à l’horizon 2010, l’OCDE est moins pessimiste

L’organisation des Etats les plus "développés" de la planète surveille de près la prise en considération par les pays membres des conseils qu’elle leur dispense en matière de politique de l’emploi.

Soulignant qu’on peut maximiser les avantages des "politiques actives du marché du travail" en les intégrant à " une stratégie complète d’activation des chômeurs", l’organisation se réjouit qu’"un nombre croissant de pays de l’OCDE se (soient) beaucoup rapprochés d’un système de ce type".

Pour s’en tenir aux réformes structurelles qui ont été entreprises en matière d’indemnisation du chômage depuis 1994, l’OCDE publie un tableau synthétique des actions qui vont dans la bonne direction.

Si les pays membres ont pris des mesures un peu dépareillées concernant le montant des allocations-chômage, le mouvement est nettement plus convergent en ce qui concerne la réduction des durées de versement.

Une dizaine de pays, parmi lesquels l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni, la Belgique, le Danemark ou les Pays-Bas, ont entrepris des "réformes allant dans le sens de la stratégie de l’OCDE pour l’emploi".

S’agissant du "durcissement des conditions de disponibilité pour un emploi", des mesures prises pour "limiter la possibilité offerte aux chômeurs de refuser une offre d’emploi, en raison d’une incompatibilité professionnelle avec l’activité, la rémunération et / ou le lieu de travail antérieur", c’est mieux encore.

Ici, parmi trente pays que compte l’organisation, vingt se sont montrés bons élèves.

Les autres ont pu se rattraper en durcissant les critères d’admissibilité au système d’indemnisation, en subordonnant certaines prestations à une "formation", ou en instaurant des délais de carence.

Au total, dix-sept pays peuvent afficher de
moindres "désincitations au travail".

Toutefois, qutre pays se seraient distingués pour avoir mis en place ou renforcé leur assurance-chômage : l’Italie, la Grèce, la Turquie et la Corée.

Les recommandations de l’OCDE en matière d’indemnisation du chômage constituent un des piliers des politiques de workfare, dont l’organisation a énoncé le postulat, lequel n’a pas varié depuis dix ans : "Les recommandations de la stratégie de 1994 pour l’emploi partaient du principe que l’octroi d’allocations de chômage élevées, pendant une période longue, risquait de perturber le fonctionnement du marché du travail."

Dans la doctrine économique dominante, le marché du travail, censé produire spontanément au plein-emploi, ne doit donc pas être "perturbé".

LES DELICES DE L’OISIVETE.

Or, au chapitre des perturbations, "les allocations chômage peuvent aggraver le chômage de deux façons".

La première renvoie à l’indolence et à la coquetterie des chômeurs : "En rendant les chômeurs moins empressés à chercher un emploi et à accepter ce qui se présente, l’indemnisation peut allonger la durée du chômage ou même amener certains allocataires à se retirer purement et simplement de la vie active."

La seconde raison est que l’oisiveté a tendance à enchérir le prix du travail.

Non pas à cause du montant trop élevé des cotisations à l’assurance-chômage, mais du fait que les employeurs doivent payer davantage pour arracher les salariés aux délices de l’oisiveté, lorsque celle-ci se double d’un revenu de remplacement : "En abaissant le coût d’opportunité de l’inactivité, (les indemnités-chômage) sont susceptibles d’accentuer les revendications salariales des travailleurs et, en définitive, de diminuer la demande de main-d’oeuvre (des entreprises)."

L’"armée de réserve du capital" (les chômeurs), qui était censée, selon Marx, faire pression à la baisse des salaires, se mettrait donc à fonctionner en sens inverse.
Elle deviendrait la cause même de son propre chômage, en faisant monter les salaires !

En réalité, c’est exactement l’inverse qui s’est produit : le coût relatif du travail n’a cessé de baisser depuis vingt-cinq ans (la part des salaires dans sa valeur ajoutée a régressé de plus de quatre points en moyenne dans l’ensemble des pays de l’OCDE), sous la pression du chômage justement...

Peu importe : à ceux qui pensaient, un peu naïvement, que le système d’assurance-chômage était là pour secourir les chômeurs, l’OCDE entend expliquer que c’est au contraire les allocations-chômage qui créent le chômage !.

La théorie du workfare se dissout dès qu’on la trempe plus de cinq secondes dans la réalité : l’OCDE elle-même n’est pas avare en effet de graphiques montrant que le "taux marginal d’imposition" d’un allocataire du chômage, au moment où il retrouve un emploi, se situe entre 80% et 100% (ce qui signifie que, sur le papier, l’essentiel de l’augmentation de ses revenus lorsqu’il retrouve un travail est contre-balancé par la diminution de ses allocations diverses et l’augmentation de ses impôts).

L’appel au bon sens est évident : comment ne pas penser que les chômeurs sont désincités à reprendre un emploi, quand on calcule avec eux le peu de gains financiers qu’ils pourraient en tirer ?.

Tout le système est que cet appel est asymérique.

La véritable curiosité consisterait en effet à se demander comment il se fait qu’en France, par exemple, 25% des salariés (insistons : un quart de la population salariée !) aient "fait le choix" de travailler pour un revenu mensuel moyen (ou ramené à une base mensuelle) inférieur à 1,14 fois le smic)... alors qu’ils n’auraient pratiquement rien à perdre à se mettre en roue libre pour toucher le jack-pot de l’assistance ?

Si la théorie du workfare opérait vraiment, il y aurait actuellement, en France, non pas 2 millions de chômeurs officiels, mais 7 millions de chômeurs volontaires ! [2]

Au lieu de bénir le ciel que cette théorie ne fonctionne pas, l’OCDE peaufine sa stratégie pour mieux faire passer ses priorités.

Car l’important, c’est la doctrine, l’opinion publique s’y laisse, semble-t-il, parfois prendre.

Mais on s’étonnera toujours que les quelques fraudes et autres rapines attirent davantage l’attention que les énormes économies réalisées par le système d’assurance-chômage lorsqu’il n’indemnise que 60% des chômeurs.

Par ailleurs, en supposant même que 10% des dépenses de l’assurance-chômage soient liées à des prestations indues (personne n’a jamais "sorti" une estimation si extravagante , on atteindrait avec difficulté une perte pour les caisses d’assurance-chômage de 3 milliards d’euros par an... soit une somme très éloignée du montant de la fraude fiscale, estimée à 50 milliards d’euros par an pour la France.

Curieusement, quand on vole l’Etat, il semble que cela soit moins grave.

Il faut dire que les voleurs ne sont pas les mêmes.

Lorsque la mort de Keynes fut décrétée par l’académie, vers la fin des années 1970, et que l’ambition d’édifier un welfare state fut conviée à lui faire cortège jusque dedans sa tombe, la vision du monde qui s’y substitua fut baptisée workfare.

L’idée revint en force que, pour secourir les pauvres, mieux valait ne pas les aider.

Le welfare state fut en effet jugé coupable d’avoir tissé un réseau d’institutions trop protectrices pour le salariat, les chômeurs et les pauvres.

Cela suffisait presque à expliquer tous les maux dont souffraient les économies occidentales à la fin des "trente glorieuses".

Les gens de peu en ayant pris trop à leur aise, aidés en cela par une longue période de plein-emploi, ils avaient fini par amener le capitalisme au bord du gouffre.

Leur pouvoir de négociation avait déformé à leur avantage le partage de la valeur ajoutée.

La rentabilité du capital chutait en conséquence.

La productivité déclinait elle aussi du fait des entraves mises au besoin de flexibilité, à la modernisation de l’appareil industriel, à la restructuration des grandes multinationales.

L’inflation elle-même fut perçue comme le résultat des politiques monétaires keynésiennes "laxistes" qui servaient à cacher sous le boisseau la réalité d’un chômage structurel sous-jacent en entretenant le plein-emploi à coups d’illusions monétaires.

Lorsqu’on s’attaqua enfin à la source du mal (les politiques keynésiennes inflationnistes), la réalité du chômage structurel apparut au grand jour, et ses causes théoriques furent validées ex post comme par une sorte de preuve par le pudding (la preuve que le pudding existe, c’est qu’on le mange).

Il ne servirait donc plus à rien de stimuler la demande tant que les ressources productives, et en particulier les travailleurs, refusent de se vendre au prix du marché.

L’essentiel de nos maux venaient de problèmes d’offre.

Et d’offre de travail au premier plan.

L’ennemi devint alors l’ensemble des institutions protectrices du salariat (droit du travail, sécurité sociale, assurance-chômage, aide sociale, etc.), lesquelles, en délivrant les travailleurs de l’insécurité économique, leur permettait de se vendre trop chèrement, déprimant la demande de travail des entreprises et créant par là même le chômage.

Vingt-cinq ans après, nous en sommes toujours là.

Source Le Monde diplomatique

Transmis par Linsay


[1Sur le sommet de Lisbonne ses orientations et leurs conséquences multiples on peut lire dans la rubrique l’Europe en débats l’article l’Europe, la gauche, le syndicalisme et Bokelstein NDLR

[2Ce chiffre « officiel » ne représente non seulement qu’environ un tiers du nombre réel de chômeurs au sens du BIT et de la définition du terme - personne involontairement sans emploi- mais de plus il ne recouvre qu’une partie des chômeurs percevant une indemnité qu’il s’agisse de l’allocation versée par l’assurance ( ASSEDIC, APEFP...) ou d’une aide d’état (ASS, RMI...). A ce sujet on a pu démontrer qu’une personne seule avec un enfant et percevant le RMI ne gagne pas de pouvoir d’achat en trouvant un emploi à plein temps rémunéré au SMIC



Commentaires

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vendredi 29 décembre 2006 à 21h08 - par  Charles Hoareau
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vendredi 29 décembre 2006 à 19h34 - par  Sandra

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