Pérou : « El loco » fait tourner la tête aux Péruviens

mardi 11 avril 2006
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La montée en puissance du nationaliste Ollanta Humala inquiète ou enthousiasme les Péruviens. Dimanche, lors du premier tour de la présidentielle, ils diront si cet ancien militaire - qui se présente comme le candidat des pauvres - a une chance de renforcer le bloc antinéolibéral sud-américain.

Trouvé sur Le courrier de Genève

C’est une campagne un peu folle qui s’achève demain au Pérou, avec le premier tour de la présidentielle et l’élection du Congrès. Alors qu’en janvier, les Péruviens voyaient la conservatrice Lourdes Flores assurée de succéder à Alejandro Toledo, la montée en puissance d’un sulfureux outsider, Ollanta Humala, a mis le pays sans dessus dessous. Aux derniers pointages, cet ancien militaire au discours nationaliste et antinéolibéral devrait récolter un tiers des suffrages et affronter soit la candidate de la droite, soit l’ex-président social-démocrate Alan Garcia, lors d’un second tour très indécis.

Figure « antisystème »

Au milieu des yo-yo de la bourse et des sondages, les invectives et autres cadavres opportunément sortis des placards ont rythmé la campagne. Cible principale des attaques, l’énigmatique Ollanta Humala a, tour à tour, été accusé de liens avec Vladimiro Montesino (le bras droit mafieux de l’ex-président Alberto Fujimori), d’avoir fait tuer des présumés guérilleros au début des années 1990, de préparer un régime autoritaire voire raciste anti-Blancs, de vouloir reprendre par la force les territoires annexés par le Chili lors de la guerre de 1879 ou encore de planifier une fusion avec la Bolivie... Lancées par l’ensemble de ses opposants, les salves ont pourtant manqué leur cible. Rien n’a pu endiguer la montée en force du leader de l’Union pour le Pérou (UPP) parmi les plus démunis. Métis, portant aisément tee-shirt et baskets, virulent pourfendeur des politiques néolibérales et des « corrompus » qui les appliquent, l’ancien lieutenant-colonel s’est profilé comme le seul candidat du « changement », héraut d’un mécontentement populaire très fort dans les campagnes indigènes. Une figure « antisystème » renforcée par son seul titre de gloire avant cette campagne : avoir mené en 2000 un mini-soulèvement militaire contre le régime finissant de Fujimori.

Le parallélisme avec le président vénézuélien et ex-putschiste Hugo Chávez n’a pas manqué de faire jaser les gazettes, d’autant que ce dernier a apporté un bruyant soutien à M. Humala contre la « candidate de l’oligarchie », Lourdes Flores. M. Chávez aurait même mis une poignée de pétro-dollars, dit-on, dans la balance électorale péruvienne.

Nationalisé mais privé

Autre similitude avec M. Chávez, Ollanta Humala propose la mise sur pied d’une Assemblée constituante afin de réformer un texte datant de l’ère Fujimori. Le rejet du traité de libre-échange signé avec les USA (mais non ratifié) et l’intégration au Mercosur rapprochent aussi M. Humala de son supposé mentor.

Au niveau économique, en revanche, les contours des propositions « humalistes » demeurent plus flous. Clamant à la fois sa volonté de « nationaliser des secteurs stratégiques » (les ressources minières) et son rejet des « expropriations » comme de « l’étatisme », Ollanta Humala avance sur le fil du rasoir. Son second, l’économiste néokeynésien Gonzalo Garcia, est à peine plus clair sur le sujet. Le candidat à la vice-présidence expliquait ainsi à notre confrère argentin Pagina 12 la nécessité « d’auditer les privatisations » réalisées sous Fujimori. En cas de « fraude », ces sociétés seraient renationalisées... avant d’être à nouveau vendues au secteur privé.

Plus clairement, Garcia insiste sur la préférence donnée par l’UPP au tissu économique national. Refusant l’« assistancialisme », l’économiste estime que le rôle de l’Etat est de favoriser les hausses de salaires et l’inclusion sociale des chômeurs, en offrant soutien et débouchés aux petits producteurs, par un transfert fiscal des plus riches vers les « activités producives » des plus pauvres. Impôts et taxes nouvelles serviront aussi développer la santé, l’éducation et la justice, promet-il.
L’écrivain exilé Nilo Tomaylla, fervent supporter d’Ollanta Humala, résume ainsi l’équation : « Le Pérou veut reprendre le contrôle de son économie sans s’aliéner le capital étranger dont il a besoin, mais en traitant d’égal à égal avec les investisseurs. Un peu dans le style d’Evo Morales. »

Beaucoup plus sceptique, Claude Auroi voit plutôt dans le discours « nationalisateur » d’Humala une « pure tactique électorale ». Le professeur de l’Institut d’études du développement à Genève préfère le comparer à Lucio Guttiérez, le prédident déchu de l’Equateur. « Comme tous les outsiders démagogiques, s’il gagne, il va s’assagir », prédit-il.

Alors Humala clone de Morales, de Gutiérrez ou de Chávez ? Prudent, Gonzalo Garcia préfère comparer son leader au... Brésilien Lula ou à la Chilienne Michelle Bachelet ! Pas sûr que cela suffira à rassurer la bourgeoisie de Lima, qui clame qu’elle quittera le pays en cas de victoire d’Ollanta Humala... [1]

La « candidate de l’oligarchie »

Dans un pays qui compte plus d’un habitant sur deux sous le niveau de pauvreté, recevoir le titre de « candidat des riches » équivaut à une malédiction. Lourdes Flores est en train d’en faire l’amère expérience, comme avant elle le très libéral écrivain Mario Vargas Llosa, battu à la surprise générale en 1990 par Alberto Fujimori.

Depuis qu’Hugo Chávez a traité en janvier dernier la présidente de l’Unité nationale de « candidate de l’oligarchie », cette fervente catholique de 47 ans semble avoir perdu foi en son avenir. Avec 25% des intentions de vote, talonnée par le social-démocrate Alan Garcia, la seule candidate clairement identifiée à la droite libérale pourrait être éjectée de la course à la présidence malgré l’appui de l’ensemble des médias et un très fort soutien dans l’électorat féminin.

Si elle devait échouer, Lourdes Flores payerait sans nul doute la stratégie maximaliste de son mouvement, le Parti populaire chrétien, dirigé par des proches de l’Opus Dei et quelques capitaines d’industrie. Obnubilés par le bilan macro-économique d’Alejandro Toledo, les spins doctors de Mme Flores ont sous-estimé le mécontentement grandissant face à l’incapacité à redistribuer les fruits de la croissance. Car si les années Toledo ont bien été marquées par une croissance du produit intérieur brut - 4-5% annuels - la pauvreté et la précarité n’ont pas reculé. Un apparent paradoxe, dont le bradage du sous-sol péruvien à des entreprises privées constitue l’un des ressorts.

L’autre étant la faiblesse des mouvements sociaux, et notamment syndicaux, écrasés sous Fujimori, devenus incapables de construire un rapport de force favorable aux travailleurs1. A titre d’exemple, la Constitution édictée peu de temps après le coup d’Etat constitutionnel d’Alberto Fujimori proscrit purement et simplement l’adoption de conventions collectives par branche, l’entreprise demeurant le seul espace collectif des travailleurs... Du coup, seuls 3% des salariés péruviens sont encore syndiqués contre 8% en 1997. Parallèlement, les privatisations et les licenciements ont grossi les rangs de ce que l’on appelle pudiquement « l’économie informelle ». Trois Péruviens sur cinq y travaillent, contre un sur deux, il y a quinze ans.
A la campagne, le bilan n’est guère meilleur. Une grande partie des 2,5 millions de Péruviens qui survivent avec moins d’un dollar par jour (24% de la population) réside dans les zones rurales. Depuis 1991, la « très grande pauvreté » a été multipliée par deux dans le pays.

A un journaliste qui l’interrogeait sur Lourdes Flores, un habitant d’un barrio pauvre de Lima a simplement répliqué : « Pourquoi nous voterions pour quelqu’un qui nous dit que tout va continuer comme aujourd’hui ? » La question n’est pas absurde.

Assumer son passé militaire et... sa famille
« Pour qui je voterais ? Mais pour el loco Humala (le fou, ndlr) évidemment. C’est le seul qui aura le courage de liquider les corrompus ! » Entendue dans la communauté péruvienne de Genève, cette abrupte sentence illustre bien la passion qui s’est emparée des Péruviens pour ce personnage. Qu’on le juge « dangereux pour la démocratie » ou seul capable de la rendre réelle, Ollanta Humala est au centre de toutes les attentions.

Ce lieutenant-colonel de 43 ans fait au moins l’unanimité sur un point : c’est un homme à poigne. En 2000, il n’hésite pas à prendre la tête d’un soulèvement militaire contre le régime d’Alberto Fujimori. S’il échappe à la prison, il est bientôt expédié en Europe pour se faire oublier, puis est mis à la retraite. Mais son aura de « résistant » demeure intacte dans la population.

Plus douteuse serait sa participation à la lutte antisubversive durant les années de plomb. Chef d’une garnison de la jungle centrale en 1992, il a été accusé de tortures et d’assassinats. Mais les témoignages recueillis en pleine campagne électorale ont peiné à convaincre. « Qu’il soit coupable ou non, il n’aurait été qu’un exécutant », modère Nilo Tomaylla. L’écrivain remarque qu’a contrario « l’ancien président (1985-1990) et actuel candidat Alan Garcia était chef des armées en pleine campagne génocidaire, mais personne ne lui reproche rien ! »

Reste que la vision politique très verticale de l’ancien militaire a eu tendance à refroidir une bonne partie de la gauche péruvienne. Aucun parti « traditionnel » - de centre-gauche comme les plus radicaux - n’est monté dans l’Express Humala. Nilo Tomaylla ne s’en étonne guère : « Sa proposition échappe au clivage gauche/droite ; c’est une option avant tout économique et ethnique », affirme-t-il.
A côté de son passé militaire, Ollanta Humala doit aussi assumer une famille pour le moins encombrante. Son frère Antauro - qui avait participé au putsch manqué de 2000 - a mené en 2005 un nouvel assaut sanglant (six morts) contre un commissariat. Le major Humala et ses insurgés réclamaient la démission du président Toledo, accusé de vendre le pays aux Chiliens.

Bien qu’emprisonné, Antauro continue - avec son père Isaac, apôtre de la « race cuivrée » - de symboliser l’ethnocacerisme, une doctrine qui revendique l’unité nationale des descendants des Incas, soit l’union du Pérou, de la Bolivie et d’une partie du Chili et de l’Equateur. Ce week-end, Antauro se présentera d’ailleurs au Congrès sur la liste « ethno-nationaliste » de... son frère Ulises, l’aîné Humala, lui même candidat à la présidence !
De son côté, s’il s’affirme plus que jamais « nationaliste », Ollanta Humala a pris ses distances avec les aspects les plus radicaux de la doctrine familiale. En prenant soin, toutefois, de ne pas écorner son image de défenseurs des cholos (métis) et des indigènes.


Au Pérou, les indigènes se sentent assez bien intégrés

Professeur à l’Institut universitaire d’études du développement, Claude Auroi est l’auteur de « Des Incas au Sentier Lumineux, l’histoire violente du Pérou » (Georg, 1992), et de « Où va le Pérou » (IUED, 2002).

L’élection d’Alejandro Toledo, l’opposant à Fujimori, avait soulevé un grand espoir. Quel bilan tirez-vous de son mandat ?

- Alejandro Toledo avait été élu dans un moment d’émotion, à la suite du scandale de la fraude électorale de son prédécesseur. Alberto Fujimori avait aussi été accusé de corruption à travers certaines pratiques clientélistes et corruptrices de son conseiller principal, Vladimiro Montesinos. Toledo n’a pas poursuivi ces pratiques. Par contre, il a cultivé un profil si bas que les Péruviens, qui aiment les personnalités fortes, ne se sont pas retrouvés dans ce que l’on peut appeler une absence de politique et de charisme.

Il n’y a pas eu de grands projets d’investissement, à part peut-être l’achèvement d’un pipeline gazier et le début de la future route transamazonienne vers le Brésil. Il y eut aussi, ce qui à mon avis est le fait marquant de ses quatre années, la promulgation des lois de décentralisation et sur le pouvoir local. En outre, le taux de croissance de l’économie a été en moyenne de 4,5% par an , ce qui est surprenant au vu de l’inactivité du gouvernement, démontrant l’adage que « moins on en fait, mieux ça vaut » ! Sous l’ère Toledo, le Pérou n’a pas régressé, mais pas non plus vraiment avancé.

La population exprime de plus en plus fréquemment son mécontentement. Mais, contrairement à la Bolivie et à l’Equateur, le mouvement social parait faible et fragmenté. Pourquoi ?

- Le mouvement social n’est pas fragmenté, il est quasiment inexistant. Seuls les enseignants et les étudiants sont capables de mener de grandes grèves, sans résultats d’ailleurs. Les autres syndicats ont été démantelés au début des années 1990 et sont actuellement au mieux embryonnaires à cause de la précarité de l’emploi. Il n’y a pas au Pérou de véritable mouvement indigène comme en Bolivie ou en Equateur, parce ceux-ci ont l’impression d’être assez bien intégrés, et se considèrent comme Péruviens, ou paysans, ou andins, avant de penser à l’ethnicité. Lorsqu’il y a un mouvement social, c’est toute la population qui se soulève et on ne peut plus alors distinguer « indiens », métis ou descendants de fiers Espagnols.

Malgré la croissance, un Péruvien sur deux vit sous le seuil de pauvreté et la précarité progresse. De quoi a besoin le pays ? D’une nouvelle constitution comme le propose Humala ?

- Un taux de croissance de 4% n’est pas suffisant pour augmenter l’emploi de manière à réduire la pauvreté au Pérou. Il faudrait au minimum 6-7%. Le pays a besoin que le mouvement social se reconstruise et qu’émergent des hommes de valeurs et honnêtes. Le problème du Pérou n’est pas dans la qualité des textes de loi, mais dans leur mauvaise ou non-application. Ollanta Humala est un individu étrange. Il représente des courants pas toujours concordants : l’armée, une frange indigéniste très minoritaire qui s’est toujours opposée à l’armée et un nationalisme outrancier qui n’est pas dans le caractère des Péruviens. C’est un personnage inquiétant. Il a quelque chose de peu clair en lui.

Propos recueillis par Benito Perez

[1] A lire : « Pérou : Riposte syndicale à la flexibilisation », dossier de la Confédération internationale des syndicats libres (CISL), disponible sur www.icftu.org.




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