Irak : Tant qu’il y aura du pétrole
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Encore un petit effort et la presse britannique va se dire que c’était mieux du temps de Saddam et que décidément l’avenir de l’Irak passe par la nationalisation de son industrie pétrolière et le progrès social pour les salariés...
Les troupes américaines ont quitté le 30 juin les villes et passé le flambeau aux forces de sécurité irakiennes, conformément aux termes de l’accord conclu entre les Etats-Unis et l’Irak le 17 novembre 2008. Seulement 35 000 à 50 000 soldats, sur un total de 142 000, resteront basés dans le pays jusqu’à la fin de 2011. La force de transition, qui sera maintenue jusqu’au désengagement total, aura pour rôle d’entraîner et de conseiller l’armée irakienne. Postées non loin des villes, les troupes pourront être appelées en renfort par les forces irakiennes.
Les forces américaines quittent un pays qui n’est guère plus qu’une épave. La société, l’économie et même les paysages irakiens ont été dévastés par trente ans de guerre, de sanctions et d’occupation. Les Irakiens ont été submergés par une interminable série de désastres depuis 1980 avec la guerre Iran-Irak, qui a duré huit ans, la défaite au Koweït en 1991, les soulèvements chiite et kurde réprimés dans le sang la même année, les sanctions des Nations unies qui, en 13 ans, ont ruiné l’économie et fait voler en éclats la société irakienne sans oublier l’invasion américaine de 2003, la guerre menée par les sunnites contre l’occupation de 2003 à 2007 et simultanément, la guerre civile entre chiites et sunnites.
Le gouvernement de Bagdad annonce fièrement que seulement 225 Irakiens sont morts en mai 2009 de violences liées à la guerre [en revanche, le mois de juin a été particulièrement meurtrier], soit le bilan le moins lourd depuis quatre ans. Certes, c’est bien plus positif que les 3 000 corps qu’on retrouvait chaque mois aux pires moments des violences religieuses de 2006-2007. Mais, en Irak, le sang a tant coulé qu’il est quasiment impossible de trouver un véritable arrangement politique entre chiites et sunnites, arabes et kurdes, baasistes et non baasistes, défenseurs et opposants de l’occupation américaine. “Comment veux-tu que des gens qui ont trop peur les uns des autres pour vivre dans la même rue arrivent à un accord politique ?” s’agace un de mes amis irakiens.
Le départ des Américains inquiète les Kurdes
L’amour et la concorde ne vont pas illuminer la vie des Irakiens dans un avenir proche, mais cela ne signifie pas non plus qu’ils vont nécessairement s’entretuer. Toutefois, un affrontement entre les Kurdes et les Arabes est toujours possible. Avant de devenir les principaux alliés des Etats-Unis, les Kurdes constituaient le noyau dur de l’opposition à Saddam Hussein. Ils ont progressé vers le sud et se sont emparés de Kirkouk et de Nineveh, des provinces kurdo-arabes mixtes située à l’extérieur de ce qui est devenu le gouvernement régional du Kurdistan (KRG) et qui jouit d’une large autonomie. Par la suite, ils se sont rendu compte qu’ils avaient eu les yeux plus gros que le ventre. Aujourd’hui, le départ des Américains les affaiblit, et ils sont inquiets. Les Arabes du nord de l’Irak s’organisent, et le gouvernement central de Bagdad devient plus fort aussi bien militairement que politiquement. “Le jour que craignaient tant les Kurdes est arrivé”, constate un observateur kurde à Souleimaniyeh. “Nous nous retrouvons une fois de plus seuls, face à face avec Bagdad”. En Irak, Kurdes et Arabes ne s’aiment pas. “Ici, vous pouvez remporter une élection sur un programme antikurde”, assure un homme politique à Bagdad. Pourtant, dans les deux camps, les chefs de file ont de bonnes raisons de ne pas aller au conflit. Le gouvernement en place est une coalition entre chiites et Kurdes. Ces derniers détiennent quelques-uns des postes les plus importants. Et, quoique la région autonome du Kurdistan irakien soit riche en ressources pétrolières, les Kurdes dépendent des 17 % des revenus pétroliers irakiens qui leur sont versés. Et, surtout, les Kurdes sont bien mieux placés en participant au gouvernement central pour lutter contre les ingérences de la Turquie, de l’Iran et de la Syrie.
Parallèlement aux questions de sécurité et aux rivalités intercommunautaires, les Irakiens doivent faire face à des problèmes économiques vitaux. Selon le ministère de l’Agriculture irakien, la désertification touche 92,5 % du pays. De ce fait, de 40 % à 50 % des terres qui, dans les années 1970, étaient les plus fertiles sont en train de devenir improductives. L’explication ? Les barrages construits sur l’Euphrate en Syrie et en Turquie, en amont de l’Irak, ont réduit le débit du fleuve au quart de ce qu’il était il y a dix ans. La plaine de Mésopotamie, qui fut l’un des berceaux de l’agriculture et de l’irrigation, se transforme en zone aride. L’Irak, désormais incapable de se nourrir lui-même, est devenu l’un des principaux importateurs alimentaires de la planète.
Les Irakiens rêvent de devenir fonctionnaires
Mais il y a plus grave. La production de ses grands gisements pétroliers est en chute libre. Les “supergéants”, neuf champs de pétrole contenant plus de 5 milliards de barils de réserves, faisaient pourtant partie des plus productifs au monde. Ceux de Kirkouk et de Bai Hassan, dans le Nord, et ceux de Rumaila, de Qurna-Ouest et de Zubair, dans le Sud, faisaient figure de ressources inépuisables qui, à long terme, pourraient sortir l’Irak de tous les problèmes. Mais voilà que leur productivité baisse, pour cause de négligences, de défaut d’investissements et de mauvaise gestion. En 2008 encore, cela n’inquiétait guère, car le cours du baril était élevé et le gouvernement pensait que cela allait durer. Il a ainsi allègrement augmenté les salaires et autres rémunérations et fait passer le nombre de fonctionnaires à près de 2 millions, soit deux fois plus que sous Saddam Hussein. Un an plus tard, l’Irak est sur la paille, les embauches de fonctionnaires sont gelées, y compris dans la police, et un crédit de soutien de 5,5 milliards de dollars est en cours de négociation avec le FMI. La production de pétrole fin mai était de 2,41 millions de barils, en deçà des 2,58 millions produits à la veille de la guerre de 2003, sans parler des 3,5 millions de barils de 1979.
C’est dans ce contexte qu’a lieu un changement retentissant en Irak. Les 29 et 30 juin, Hussein Shahristani, le ministre du Pétrole, a accordé aux multinationales pétrolières des contrats de vingt ans pour l’exploitation des gisements déjà opérationnels, d’abord pour ramener la production à ses niveaux antérieurs, et ensuite pour l’augmenter. Ces entreprises seront payées en pétrole brut à un cours fixe pour toute production supplémentaire, et devront assumer elles-mêmes tous les investissements. Dans le secteur pétrolier irakien, les détracteurs de cette méthode estiment que le gouvernement vend la poule aux œufs d’or et aurait dû cantonner les compagnies pétrolières aux gisements découverts et non encore exploitables. L’Irak aurait dû conserver la mainmise sur les grands gisements exploitables en employant les services de bureaux d’études, consultants et sous-traitants étrangers pour augmenter la production. A ce stade des choses, le gouvernement irakien estime pour sa part n’avoir guère d’autre choix, et, même ainsi, il faudra encore trois ans avant que la production de pétrole n’augmente.
De façon étonnante, cette évolution historique du contrôle et de l’exploitation de la richesse pétrolière irakienne ne suscite guère d’attention à l’étranger en dehors du secteur pétrolier et de la presse spécialisée. Or son issue sera déterminante pour l’avenir des Irakiens et aura des conséquences sur l’approvisionnement en énergie de la planète entière. Si le pays a retrouvé une certaine stabilité au cours des deux dernières années, c’est en partie parce que le gouvernement a été capable de rémunérer près de 600 000 membres des forces de sécurité et de créer des milliers de postes de fonctionnaires bien payés. Tous les Irakiens rêvent d’un poste confortable et stable dans la fonction publique, et non d’un emploi dans un secteur privé affaibli et incertain. La haine et la peur qui divisent les Irakiens sont le résultat compréhensible de plusieurs décennies de conflits. Elles sont aussi trop fraîches et trop intenses pour être surmontées en moins d’une génération. L’usage et l’exploitation de l’immense richesse pétrolière de l’Irak n’est pas seulement la meilleure chance de redonner à sa population le goût d’y vivre. C’est peut-être aussi la seule.
Par Patrick Cokburn dans The Independent le 01/07/2009
Transmis par Linsay
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