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Récuser Marx au nom des régimes communistes relève de l’amalgame ou de l’incompréhension

lundi 16 août 2010

La bêtise ou l’ignorance n’a pas de limites, mais elle a au moins un nom : Guy Sorman. Sa diatribe contre le communisme à l’occasion du procès - justifié, je le précise - d’un responsable des crimes des Khmers rouges (Le Monde du 10 août) témoigne d’une radicale incompréhension du projet de Marx, faute sans doute de s’être un tant soi peu renseigné à ce propos.

Une remarque préalable : sauf à verser dans le nominalisme qui fait du mot la chose, ce n’est pas parce que le régime cambodgien et les régimes "totalitaires" du XXe siècle qu’il dénonce se disaient "communistes" qu’ils l’étaient.

A ce compte, les chrétiens de l’Inquisition et des bûchers étaient chrétiens... alors qu’ils ne l’étaient pas ! Dans le cas présent, l’assimilation de ces régimes à l’idée communiste dont ils se réclamaient (cela est exact) tient à un double oubli, politique et théorique. L’oubli politique, d’abord : pour Marx le communisme était identique à une démocratie complète, dépassant la seule sphère politique des institutions, qu’elle intégrait, et investissant les sphères de la vie sociale et économique.

Corrélativement, cette démocratie intégrale, qui entendait même se passer d’Etat sur le long terme, avait pour ambition anthropologique de permettre la satisfaction des besoins de tous et, du même coup, d’actualiser les potentialités humaines qu’une société de classes mutile chez la majorité de ses membres. Marx n’a cessé de mettre l’émancipation individuelle au coeur de son projet, au point qu’il le concevait comme une association où "le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous" (Manifeste du Parti communiste, 1948) et non l’inverse ! Où Guy Sorman a-t-il donc vu que les régimes qu’il critique aient en quoi que ce soit ressemblé à cette définition du communisme ?

Le renforcement inouï de l’Etat, l’absence de pluralisme idéologique et de liberté politique, le contrôle collectif sur les consciences dans des domaines qui doivent en droit lui échapper comme la religion, l’art ou la science, enfin le recours à la violence meurtrière (même s’ils n’en furent pas les seuls responsables, ce que refuse d’admettre Guy Sorman) n’ont rien à voir avec le communisme marxien (et il n’y en a pas d’autre !), mais ils illustrent sa défiguration et l’illusion dans laquelle étaient ceux qui croyaient être sur la voie de sa réalisation.

Tout cela pèse encore d’un poids terrible sur notre situation politique et empêche d’admettre à la fois que l’idée communiste est généreuse, moralement exigible, et qu’elle n’est pas morte puisqu’elle n’a jamais existé dans les faits. Mais d’où vient cette dramatique défiguration ? C’est ici qu’intervient l’autre oubli, théorique, qui n’est d’ailleurs pas l’apanage de Guy Sorman puisqu’il est partagé par les commentateurs, voire les hommes politiques, y compris quand ils sont de gauche.

Marx, qui était un penseur matérialiste soucieux de comprendre scientifiquement l’histoire et pas seulement d’en dénoncer les injustices, a toujours estimé qu’une révolution communiste n’était possible qu’à partir des conditions économiques fournies par le capitalisme développé et à partir d’un ensemble majoritaire de salariés liés à la grande industrie.

Et si, à la fin de sa vie, il a envisagé avec Engels qu’une révolution pourrait se déclencher dans un pays arriéré comme la Russie, il a ajouté qu’elle ne pourrait réussir qu’avec l’appui d’une révolution en Europe l’aidant de ses acquis ! Sa théorie condamnait donc à l’échec, en quelque sorte par avance et sur la base d’un pronostic intellectuel, l’idée d’un communisme prétendant s’accomplir dans des sociétés sous-développées... ce qui s’est passé malheureusement au XXe siècle ; et les exemples de la Chine ou du Vietnam, se convertissant partiellement à une économie capitaliste, prouvent a contrario la justesse de cette vue.

Point n’est donc besoin d’affirmer que "la masse" ne veut pas du communisme et de suggérer ainsi que les hommes y sont par nature rebelles pour comprendre l’échec apparent de cette idée ; il suffit de réfléchir aux conditions historiques de sa réalisation telles que Marx les a conçues, qui nous montrent que le soi-disant "communisme réel" était un "communisme irréel", volontariste et utopique, voué à échouer.

En revanche, sur cette même base théorique et face à un capitalisme en pleine débâcle dont Guy Sorman ne dit mot (comme il ne dit mot des millions de morts dont il est, lui aussi, responsable ou des dictatures qu’il a engendrées ou soutenues), on peut penser sans naïveté que l’idée communiste peut resurgir en Occident, comme elle le fait à sa manière en Amérique latine, et qu’elle correspond aux possibilités objectives de notre développement historique, comme l’histoire du mouvement ouvrier en Europe l’a selon moi attesté au XXe siècle, sous la forme d’acquis qui avaient pour horizon une société postcapitaliste et portaient la marque de l’héritage marxien.

J’ajoute qu’elle est porteuse d’une universalité morale incontestable et qu’à ce titre on a le droit d’estimer, sans prophétisme, que la "masse" des hommes devrait un jour y reconnaître le visage apaisé de ses intérêts partagés.

Par Yvon Quiniou source Le Monde le 14/08/2010

Transmis par Linsay


Philosophe, auteur de L’Ambition morale de la politique : changer l’homme ? (L’Harmattan, 270 p., 26 euros

Messages

  • Egalement on peut parler de ce que n’étaient pas une belle partie des systèmes se proclamant communistes : des régimes où les producteurs étaient au pouvoir.

    La classe ouvrière n’était pas au pouvoir.

    Même dans des sociétés où une accumulation suffisante avait permis que de puissantes classes ouvrières existent, la classe des producteurs était privée de tout pouvoir sur son propre sort, et des libertés permettant que s’épanouisse ce pouvoir ouvrier et prolétaire.

    Et quant le prolétariat ne dirige pas, qu’il n’a pas pouvoir sur son propre sort, qu’une dictature exerce son empire sur lui, c’est qu’une autre couche sociale ou une autre classe l’exerce.

    Parler de communisme en ces cas relève d’une rupture franche avec le marxisme , qu’on parle du point de vue de personnes passées du côté du capital ou qu’on parle du point de vue d’une espérance communiste.

    Les pensées et courants politiques du mouvement ouvrier qui se sont développés durant une longue phase en postulant des socialismes sans pouvoirs des travailleurs, des dictatures sur le prolétariat, ont représenté une dérive très puissante dont il reste de grandes traces, une dérive tournant le dos à Marx sans contestation possible.

    Bien sur il peut y avoir (et il y aura) des situations intermédiaires, des pouvoirs compliqués intermédiaires, mais il est extremement difficile de concevoir que ce type de transitions (vers les pouvoir de la classe ouvrière) dure longtemps.

    la durée de situations où le capitalisme a été balayé, sans que concretement le pouvoir des travailleurs ne se soit développé, crée les conditions de développement de couches sociales assumant ce pouvoir et utilisant de plus en plus les méthodes de commandement de la bourgeoisie, avec tous les champs de despotisme de cette dernière classe.

    Dés lors les couches sociales exerçant au long terme et concretement le pouvoir par une dictature bourgeoise sur la classe ouvrière ne peuvent plus que lorgner vers leurs transformations en bourgeoisies, dont elles ont déjà une partie des oripeaux.

    Parler de communisme dans l’affaire des Kmers Rouges relève d’un entendement de droite du communisme qui fait écho à un entendement d’une partie de la gauche de l’espérance émancipatrice.

    On peut tirer maintenant ces bilans d’un faux marxisme aussi bien partagé par la social-démocratie que par un social-nomenclaturisme qui, quelque part, ont eu mêmes dérives.

    Il y beaucoup de la boucherie de l’impérialisme dans ce qui fabriquera le despostisme criminel de Pol Pot. Et c’est par ce qui ressemble le plus à la domination dictatoriale d’une classe sur la majorité des producteurs que l’Angkar padevat se définit.

    on a alors un mode de production particulier ressemblant plus à une mouture pré-capitaliste.

    Les dérives et les perversions de ce système se sont hissées sur les exemples des crimes de l’impérialisme pour sévir. Il s’agit là de formes de la lutte des classes qu’il s’agit d’analyser pour comprendre comment une couche sociale a émergé, a augmenté sa distance de départ d’avec les producteurs pour ne plus les considérer que comme un troupeau mené à l’abattoir.

    Au delà de l’horreur légitime qu’on peut ressentir sur ce cas extreme, c’est bien là un épisode de la lutte des classes à analyser dans sa mécanique intime en se débarrassant de la fumée des couleurs et des prétentions au communisme.

    Le verbe et les prétentions d’un système ne suffisent pas à définir ce qu’on voit.

    et on doit toujours se poser la question de qui dirige, et comment.

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