Le rôle de l’URSS (II)

vendredi 15 mai 2015
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Varsovie avait signé avec Berlin, le 26 janvier 1934, une « déclaration de non- agression et d’amitié », prétendu « traité germano-polonais » conclu pour dix ans. Rédigé par l’Auswärtiges Amt, ce chiffon de papier lui interdisait formellement, entre autres prescriptions, tout accord avec l’URSS et avec ses voisins slaves : elle appliqua scrupuleusement pour sa part toutes les clauses, russophobes et antisémites en tête, d’un texte qui s’insérait dans le dispositif général préparant, au su et au vu de ses « alliés » occidentaux, sa liquidation territoriale. La Roumanie redoutait de perdre la Bessarabie qu’elle n’avait prise aux Russes en 1918 et conservée depuis (officiellement, en 1924) que grâce au soutien de la France chef de file officiel, avec Londres, de l’antibolchevisme mondial. On doit cependant admettre qu’elle éprouvait plus de craintes à l’égard du Reich que la clique des colonels et des grands hobereaux polonais historiquement attachés à la tutelle autrichienne et prussienne. L’URSS n’obtint pas non plus des Apaiseurs français et anglais « garantie » des frontières des Pays Baltes, dont l’« indépendance » avait tout dû depuis 1919-1920 à l’établissement du « cordon sanitaire ». Paris et Londres ricanaient volontiers sur ces demandes depuis mars- avril 1939 : en compagnie des ambassadeurs américains, ils accusaient Moscou de ne songer qu’à « bolcheviser » ces satellites de fait (et de longue date) du Reich. [1]

L’URSS était depuis mars et surtout mai 1939 courtisée par Berlin qui préférait logiquement une guerre sur un front, celle sur deux fronts lui ayant valu sa précédente défaite. L’Allemagne lui promit, juste avant de fondre sur la Pologne, de respecter sa « sphère d’influence » en Galicie orientale, en Baltique et en Bessarabie. Moscou céda à ses pressantes instances, au tout dernier moment (Geoffrey Roberts l’a montré dès ses premiers travaux), et pas à des fantasmes imaginaires de « révolution mondiale », mythe de « Drang nach Westen » (marche vers l’Ouest) forgé pour faire oublier la seule marche qui eût jamais eu lieu, celle, allemande, vers l’Est. [2] Londres et Paris continuant à cajoler Berlin, [3] l’Union Soviétique refusait d’« être impliquée toute seule dans un conflit avec l’Allemagne » : c’était sa seule préoccupation, comme l’avoua, en mai 1939, Lord Halifax, secrétaire au Foreign Office et parangon de l’Apaisement britannique. [4] Le 23 août 1939, à la signature du pacte de non- agression germano-soviétique, l’« Occident » mima la stupeur, tel Churchill, devant « la sinistre nouvelle explosant sur le monde comme une bombe » [5] : c’est ainsi que ce chef de la coalition antisoviétique depuis 1918, qui n’avait abdiqué l’Apaisement qu’assez récemment, dénonça la volte-face, la trahison, le long mensonge de l’antifascisme du nouvel « allié » de Berlin.

L’indignation, feinte, relevait de l’imposture. Diplomates et attachés militaires français et anglais en poste à Moscou jouaient les Cassandre depuis l’arrivée des hitlériens au pouvoir, début 1933. Faute de Triple Entente et donc d’alliance de revers défensive et formelle, avaient-ils régulièrement répété depuis lors, l’URSS serait contrainte de composer momentanément avec Berlin : c’était pour elle le seul moyen de gagner le « répit » (Roberts) indispensable à la mise sur pied de guerre, la moins imparfaite possible, de son économie et de son armée face à un adversaire allemand à cette date encore très supérieur. Le plus souvent très antibolcheviques mais factuels, ces informateurs pertinents réitérèrent leur mise en garde jusqu’au dernier jour, [6] et annoncèrent ensuite que le pacte ne changeait rien aux enjeux. Le 29 août 1939, le lieutenant-colonel Charles-Antoine Luguet, attaché aérien à Moscou et futur héros gaulliste de l’escadrille Normandie-Niémen, certifia (comme Doumenc) la bonne foi de Vorochilov et posa Staline en « glorieux successeur […] d’Alexandre Nevsky et de Pierre Ier » : « le traité publié est », écrivit-il, « complété par une convention secrète, définissant, à distance des frontières soviétiques, une ligne que les troupes allemandes ne devront pas dépasser et qui serait considérée par l’URSS en quelque sorte comme sa position de couverture. ». [7] Un « protocole secret » intégra en effet la Pologne orientale et les États baltes à la « sphère d’influence » de l’URSS, [8] avec pour objectif immédiat d’améliorer les conditions et la durée de sa mobilisation, et d’occuper un terrain qui serait, pendant les ultimes préparatifs de l’assaut allemand, soustrait à la Wehrmacht.

Français et Anglais ne manqueraient pas d’observer, après coup, que l’Armée rouge n’était entrée en Pologne (le 17 septembre 1939) qu’après la défaite officielle de celle-ci, puis en Bessarabie et dans les Pays Baltes qu’en juin 1940, après la Débâcle de la France. [9]

L’URSS EN PAIX DANS LA GUERRE

L’Allemagne ouvrit le conflit général le ler septembre 1939 en l’absence de l’Entente qui avait en septembre 1914 sauvé la France de l’invasion totale. Michael Carley incrimine l’Apaisement né de « la peur de la victoire contre le fascisme » des privilégiés anglais et français, effrayés que le rôle dirigeant promis à l’URSS dans une guerre contre l’Allemagne n’étendît son système à tous les belligérants : il considère donc « l’anticommunisme », décisif à chaque phase-clé depuis 1934-35, comme « une cause importante de la Seconde Guerre mondiale ». [10]

Le 17 septembre, l’URSS, accablée par l’avance allemande en Pologne, qui avait été vaincue en moins de 24 heures – pour la France, ce serait moins de 48 -, proclama sa « neutralité » dans le conflit et occupa la Galicie orientale. Elle exigea en septembre-octobre de Berlin des « garanties » des Pays Baltes : cette « occupation “déguisée” [fut] accueillie avec résignation » par l’Angleterre. Celle-ci avait secondé le Reich dans son plan d’assaut maritime contre l’URSS en signant avec lui « le traité naval » du 18 juin 1935 : autorisant la construction d’une marine de guerre allemande égale à 35% de la britannique, cet accord bilatéral avait laissé à l’Allemagne « les mains libres » en Baltique (Finkel et Leibovitz). Mais Londres s’inquiétait désormais autant de l’expansion allemande que « la poussée russe en Europe »21. [11]

Après avoir requis de la Finlande, alliée de longue date de Berlin qui menaçait la sécurité de Leningrad, une rectification de frontière (contre substantielle compensation territoriale) qui lui fut refusée, l’URSS entra fin novembre 1939 dans « la guerre d’hiver ». Les tambours de la propagande se déchaînèrent : la France sanglota autant que le Vatican et l’ensemble du monde (capitaliste) sur la petite victime et elle exalta sa vaillance contre une Armée rouge inepte. Weygand et Daladier suivi de Reynaud planifièrent, « rêve » puis « délire », une guerre contre l’URSS dans le Grand Nord puis dans le Caucase, [12] en même temps qu’ils continuaient à saboter, comme les chefs de l’armée, le « front du Nord-Est » : surnom pompeux de la frontière française avec l’Allemagne, où, précisément, il n’y avait aucun « front ». L’Angleterre sacrifia à l’idéologie anticommuniste, si utile en toutes circonstances, mais elle applaudit le compromis finno-soviétique du 12 mars 1940. Elle se félicita ensuite de la nouvelle avance de l’Armée rouge consécutive à l’ignominieux effondrement français, c’est-à-dire de l’occupation à la mi-juin 1940 des Pays Baltes, fin juin de la Bessarabie-Nord Bucovine. Puis, dans l’attente de l’étape suivante du conflit général, elle délégua à Moscou Stafford Cripps, seul soviétophile d’un establishment britannique à l’antisoviétisme au moins aussi délirant que celui des élites françaises. [13]

En crise ouverte depuis juin 1940, les rapports des prétendus « Alliés » allemands et soviétiques frôlèrent la rupture en novembre, comme le surent toutes les capitales « occidentales ». « Entre 1939 et 1941 », l’URSS avait considérablement développé ses armements terrestres et aériens et porté l’armée rouge « de 100 à 300 divisions » (« de 2 à 5 millions d’hommes »), massées « le long ou près de ses frontières occidentales. » [14]

LA VICTOIRE MILITAIRE D’UN PAYS AFFAIBLI

Le 22 juin 1941, le Reich lança l’attaque qu’annonçait depuis septembre 1940 l’entassement de ses troupes en Roumanie « satellite », connu de toutes les capitales étrangères – et de l’URSS, Staline inclus : le dernier ouvrage de Roberts fait définitivement litière de la légende du Staline sidéré et paralysé par l’assaut de son cher Hitler. Nicolas Werth postule « l’effondrement militaire de 1941 » auquel aurait succédé (en 1942-1943) « un [mystérieux] sursaut du régime et de la société », [15] mais, à Vichy, le général Paul Doyen, chef de la délégation française à la Commission allemande d’armistice, annonça le 16 juillet 1941 la mort du Blitzkrieg et donc, la défaite allemande très probable si l’incroyable résistance soviétique durait, ce que tout laissait prévoir : « Si le IIIe Reich remporte en Russie des succès stratégiques certains, le tour pris par les opérations ne répond pas néanmoins à l’idée que s’étaient faite ses dirigeants. Ceux-ci n’avaient pas prévu une résistance aussi farouche du soldat russe, un fanatisme aussi passionné de la population, une guérilla aussi épuisante sur les arrières, des pertes aussi sérieuses, un vide aussi complet devant l’envahisseur, des difficultés aussi considérables de ravitaillement et de communications […] Sans souci de sa nourriture de demain, le Russe incendie au lance-flamme ses récoltes, fait sauter ses villages, détruit son matériel roulant, sabote ses exploitations ». [16] Le Vatican, meilleur réseau de renseignement mondial, s’alarma début septembre devant l’ambassadeur de France des difficultés « des Allemands » et d’une issue « telle que Staline serait appelé à organiser la paix de concert avec Churchill et Roosevelt » [17] : il situa donc « le tournant de la guerre » avant l’arrêt de la Wehrmacht devant Moscou (fin octobre) et bien avant Stalingrad. L’ensemble des milieux « bien informés », militaires et civils, partagea ce jugement, et au même moment28. [18]

Fut ainsi confirmé dès l’invasion le jugement que portait Palasse depuis son arrivée (fin 1937) et surtout depuis 1938 sur « la situation morale » et la puissance militaire soviétiques. L’armée rouge, épurée après la répression, en juin 1937, du « complot Toukhatchevski » concocté par le Maréchal soviétique avec le haut commandement de la Wehrmacht, avéré et non forgé par Staline, [19] progressait constamment. Ses liens avec le peuple généraient un « patriotisme » inouï : statut de l’armée, formation militaire des soldats et de la population, jeunesse en tête, et propagande efficace « mainten[aient] tendues les énergies du pays, et lui donn[aient] l’orgueil des exploits accomplis par les siens […] et la confiance inébranlable dans [s]a force défensive. » [20] Il avait comme tous les autres observateurs militaires relevé depuis août 1938 les défaites nippones dans les affrontements à la frontière URSS-Chine-Corée. [21] La qualité, ainsi attestée, de l’armée rouge conduite par Joukov, servit de leçon à Tokyo : à la fureur d’Hitler, le Japon signa à Moscou le 13 avril 1941 un « pacte de neutralité », qu’il respecta jusqu’à la fin de la guerre. Ce prudent retrait japonais libéra l’URSS de son obsession, depuis l’attaque contre la Mandchourie (1931) puis toute la Chine (1937), d’une guerre sur deux fronts32. [22]

Annie Lacroix-Riz


[1Archives MAE (et Documents diplomatiques français), SHAT, et références de la n. 7.

[2Plan d’expansion soviétique à l’Ouest forgé par le publiciste d’extrême droite Ernst Nolte, cautionné par Yves Santamaria, Le pacte germano-soviétique, Bruxelles, Complexe, 1999, ouvrage rédigé sans la moindre consultation d’archives, qui sert de référence sur la question à l’historiographie dominante française.

[3N. 3, Robert A. Parker, Chamberlain and the Appeasement : British policy and the coming of the Second World War,, Londres, Macmillan Press Ltd, 1993, et Alvin Finkel et Clement Leibovitz, The Chamberlain-Hitler Collusion, Rendlesham, Merlin Press, 1997.

[4Halifax, 6 mai 1939, Documents on British Foreign Policy (DBFP), 3nd Series, V, p. 411.

[5Churchill, mémoires, vol. I, The gathering storm, Boston, Houghton Mifflin Company, 1948, p. 346

[67 N, 3185-3186, SHAT. Depuis 1933 : série URSS Quai d’Orsay (MAE) ; DDF ; attachés militaires en URSS du SHAT ; DBFP, etc. et tous les op. cit.

[7Lettre D. 463 à Guy de la Chambre, ministre de l’Air, Moscou, 29 août 1939, 7 N, 3186, SHAT.

[8Lituanie acquise au Reich jusqu’au second protocole du 28 septembre 1939, Roberts, Soviet Union.

[9Tél. Palasse, Moscou, 14 mai 1940, 5 N, 581, SHAT, et Roberts, Soviet Union, p. 122-126.

[10Carley, 1939, p. 256-257 ; Finkel, Leibovitz et Lacroix-Riz, op. cit.

[11Lettre 771 de Charles Corbin, ambassadeur à Londres, 28 octobre 1939, URSS 1930-1940, 962, archives du ministère des Affaires étrangères (MAE).

[12Jean-Baptiste Duroselle, L’Abîme 1939-1945, Paris, Imprimerie nationale, 1983, chap. IV. Lacroix- Riz, op. cit. et Le Vatican, l’Europe et le Reich 1914-1944, Paris, Armand Colin, 2010, chap. 10.

[13Gabriel Gorodetsky, Stafford Cripps’ mission to Moscow, 1940-42, Cambridge, Cambridge UP,1984., Maïski, Qui aidait Hitler ?

[14G. Roberts, The Soviet Union, p. 122-134 et 139, et Les guerres de Staline.

[15Omer Bartov et al., Les sociétés en guerre 1911-1946, Paris, Armand Colin, 2003, p. 134-144 (manuel de concours).

[16Annexe au rapport 556 de Doyen à Koeltz, Wiesbaden, 16 juillet 1941, W 3, 210 (dossier Laval d’instruction de la Haute Cour de Justice), AN

[17Tardini, troisième personnage de la Curie, lettre de Léon Bérard, 4 septembre 1941, Vichy-Europe,551, MAE.

[18Cas français, Lacroix-Riz, Du Blitzkrieg à la Pax Americana : les élites françaises d’un tuteur étranger à l’autre, à paraître, Paris, Armand Colin, 2016, chap. 6.

[19Sources diplomatiques et militaires internationales formelles sur cet accord de cession de l’Ukraine en échange de l’invasion allemande qui chasserait le pouvoir soviétique, Lacroix-Riz, Choix, p. 395-409.

[20Rapport 449 S, Moscou, 22 mars 1938, 7 N, 3123, et 1937-1940,7 N, 3123, 3143, 3184, 3186, SHAT (l’État-major, qui avait depuis l’affaire Toukhatchevski enterré l’armée rouge après avoir refusé ses avances depuis 1935, cria au bolchevisme, Lacroix-Riz, Le choix).

[21Palasse, août 1938, 7 N, 3123, courriers de Chine, 1938, 7 N, 3143, SHAT ; Documents on German Foreign Policy, D, II, p. 601, IV p. 609.

[22Haslam, The Soviet Union and the Threat from the East, 1933-1941 : Moscow, Tokyo and the Prelude to the Pacific War, Londres, Macmillan, 1992 ; Roberts, Les guerres de Staline, et Stalin’s general : the life of Georgy Zhukov, London, Icon Books, 2012, chap. 4.



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