Dérangements politiques

samedi 10 septembre 2016
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En septembre, les États-Unis célèbrent la fête du travail. Cette année, elle aura ceci de singulier que nombre d’ouvriers ou d’employés — blancs et masculins, en particulier — se seront pressés aux meetings du candidat républicain.

M. Donald Trump cultive ces appuis en fustigeant les traités de libre-échange qui ont précipité la désindustrialisation des anciens bastions manufacturiers du pays (lire le reportage de Thomas Frank, « Un “milliardaire en col bleu” contre une madone de vertu »). Et, avec elle, le déclassement, l’amertume, le désespoir du monde ouvrier. « La loi et l’ordre » que M. Trump promet de rétablir sont aussi ceux de l’Amérique des années 1960, dans laquelle, lorsqu’on était blanc, il n’était pas nécessaire d’avoir décroché un diplôme universitaire pour s’assurer un bon salaire, deux voitures par foyer — et même quelques jours de vacances.

Qu’un milliardaire new-yorkais dont le programme fiscal est encore plus régressif que celui de Ronald Reagan et dont les pratiques (fabrication de ses produits au Bangladesh et en Chine, emploi de sans-papiers dans ses hôtels de luxe) contredisent la plupart de ses proclamations puisse se métamorphoser en porte-voix du ressentiment ouvrier tiendrait davantage de la gageure si le syndicalisme n’avait pas été affaibli. Et si, depuis près de quarante ans, les partis progressistes occidentaux n’avaient pas substitué sans relâche à leurs militants et cadres issus du monde du travail des professionnels de la politique et des relations publiques, des hauts fonctionnaires et des journalistes lovés dans une bulle de privilèges.

La gauche et les syndicats réalisaient autrefois un travail quotidien d’éducation populaire, de maillage territorial, d’« encadrement » intellectuel des populations ouvrières. Ils mobilisaient politiquement leurs membres, les poussaient vers les urnes lorsque leur destin était en cause, leur garantissaient une protection sociale quand leur avenir économique était menacé. Ils rappelaient à chacun les avantages de la solidarité de classe, l’histoire des conquêtes ouvrières, les dangers de la division, de la xénophobie, du racisme. Ce travail ne se fait plus, ou moins bien (1). On voit qui en profite. Manquant de relais politique, les mobilisations sociales sont ensevelies dès qu’elles marquent le pas sous un déluge de polémiques identitaires. Et les meurtres de l’Organisation de l’État islamique précipitent un tel déraillement, au point que ce groupe est devenu le principal agent électoral de l’extrême droite en Occident.

Parfois, un détail suffit pour saisir un tableau idéologique. Le 13 août dernier, le décès de Georges Séguy fut expédié en quelques secondes, ou en quelques lignes, par des médias français alors enrôlés dans la guerre contre le burkini. Bon nombre de journalistes, dont le savoir historique se résume aux coups d’éclat des derniers mois, ignoraient peut-être que le défunt avait dirigé pendant quinze ans le principal syndicat français. Bientôt, ils sonneront le tocsin pour nous enjoindre de défendre la démocratie. Elle serait mieux assurée si des populations entières ne voyaient pas en elle un ornement au service des privilégiés qui les méprisent.

Par Serge Halimi source Le monde diplomatique de septembre 2016

Transmis par Linsay


(1) S’agissant de la France, certaines des raisons de cette évolution sont analysées par Julian Mischi, Le Communisme désarmé. Le PCF et les classes populaires depuis les années 1970, Agone, coll. « Contre-feux », Marseille, 2014.



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