Être révolutionnaire à Cuba, aujourd’hui

mercredi 12 octobre 2016
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La définition ou l’option révolutionnaire, et leur existence pratique, ne sont pas l’apanage d’un parti ou d’une classe sociale spécifique, mais bien le fruit d’une époque

QUE signifie être révolutionnaire ? Les spécialistes du marxisme savent que le Parti social-démocrate s’est scindé à ses débuts : les réformistes, qui désormais se détourneraient de plus en plus des conceptions de Marx, conservèrent le nom et les révolutionnaires fondèrent le Parti communiste. L’histoire de la polémique « réforme contre révolution » est longue.

Les textes de Lénine, Rosa Luxemburg, entre autres, sont là pour en témoigner.

Cependant, la définition ou l’option révolutionnaire, et leur existence pratique, ne sont pas l’apanage d’un parti ou d’une classe sociale spécifique, mais bien le fruit d’une époque. Les bourgeois furent révolutionnaires en leurs temps et le mouvement anticolonialiste à l’époque de l’impérialisme eut en général un caractère révolutionnaire. José Marti fonda le Parti révolutionnaire pour conquérir l’indépendance de Cuba, et, disait-on, il parlait de la nécessité de commencer la révolution une fois le pouvoir conquis.

C’est pourquoi je me plais à faire référence à la tradition cubaine du terme « révolution ». Cintio Vitier, par exemple, conscient des risques réducteurs de tout regroupement, établit deux tendances « spirituelles » durant le dernier tiers du 19e siècle : la tendance révolutionnaire (indépendentisme, modernisme littéraire, antiévolutionnisme), et la réformiste (autonomisme, « préceptisme » littéraire, évolutionnisme positiviste).

La vérité, c’est que la Révolution est une création, un saut dans l’abîme, ou par-dessus le mur de l’apparente impossibilité – « soyons réalistes, faisons l’impossible », disaient les étudiants parisiens de 1968 –, regard de condor, mais c’est avant tout prendre parti « pour les pauvres de la Terre ». Si nous considérons José Marti comme modèle de révolutionnaire, nous observerons en lui trois caractéristiques que l’on retrouve chez Fidel Castro :

Une option éthique plutôt que théorique

1. Une option éthique plutôt que théorique : on adopte une théorie pour lutter contre l’exploitation, et non l’inverse. C’est la vocation de la justice sociale. « Tout homme véritable doit sentir sur sa joue le coup donné à n’importe quel homme », écrivait José Marti. « Le vrai révolutionnaire est guidé par de grands sentiments d’amour », signalait Ernesto Che Guevara. « C’est précisément l’Homme, le semblable, la rédemption de ses semblables, ce qui constitue l’objectif des révolutionnaires », a dit Fidel. Le poète révolutionnaire salvadorien Roque Dalton se moquait du snobisme des positions des « marxistes café au lait » dans ces vers :

Ceux qui / dans le meilleur des cas / veulent faire la révolution / pour l’Histoire pour la logique / pour la science et la nature / pour les livres de l’année prochaine ou de l’avenir / pour emporter la discussion et même / pour paraître enfin dans les journaux / et non simplement / pour supprimer la faim / pour supprimer l’exploitation des exploités.

Il existe des révolutionnaires qui ignorent la théorie marxiste. Et il y a des universitaires marxistes fins connaisseurs de chaque texte, de chaque phrase de Marx, qui ne sont jamais descendus dans la rue, qui sont incapables de sentir, de vibrer avec la douleur ou la joie des autres, qui ne militent pas ; ces universitaires « marxistes » ne sont pas révolutionnaires. Ce ne sont pas non plus des continuateurs de Marx. L’un des ressorts formateurs et promoteurs d’une révolution, c’est la solidarité.

La radicalité dans la compréhension et dans les actes.

2. La radicalité dans la compréhension et dans les actes. Le révolutionnaire cherche la racine du problème, même s’il ne peut pas l’extirper immédiatement, même s’il fait erreur en la signalant et passe rapidement à l’action. Contrairement au réformiste, il ne prétend pas soulager la douleur ou la masquer, mais éliminer la maladie.

Le révolutionnaire est un homme de foi.

3. Le révolutionnaire est un homme de foi. Pas dans le sens religieux. Il n’est pas de meilleure déclaration que celle de Marti (de nouveau Marti) à son fils, dans la dédicace du poème Ismaelillo : J’ai, dit-il « foi dans le perfectionnement humain, dans l’avenir, dans l’utilité de la vertu, et en toi ». Foi dans le peuple, dans ses capacités.

Le révolutionnaire comprend les limites apparentes du possible, et il les transgresse parce qu’il croit dans le peuple. En cela également il se différencie du réformiste qui, pour des raisons de classe, se méfie ou sous-estime le peuple. Croire, ce n’est pas extirper le doute. Nous, les révolutionnaires, nous vivons l’angoisse du doute, qui est celle de la connaissance, alors que le cynique est contre-révolutionnaire, même s’il l’ignore.

Certains idéologues de la contre-révolution réduisent l’attitude révolutionnaire à l’acte de violence, à l’usage des armes. Comme si les révolutions armées ne se produisaient pas en réponse à la violence du pouvoir bourgeois. Être un radical – aller à la racine –, ce n’est pas choisir la violence. Dans leur volonté de désidéologiser jusqu’au concept même de révolution, ils prétendent faire passer pour des actions révolutionnaires les émeutes violentes de la politicaillerie de la pseudo-république, qui voulait affirmer le pouvoir personnel. Pas même les anti-Machado ou les anti-Batista n’étaient forcément des révolutionnaires.

Et ils opposent le socialisme révolutionnaire à celui qu’ils appellent « démocratique »

(social-démocrate), parce que celui-là ne respecte pas l’ordre bourgeois. Le socialisme non seulement peut mais se doit d’être démocratique, mais pas dans le sens attribué à ce terme par le système capitaliste. Il doit et peut être plus participatif, plus inclusif, plus solidaire, plus représentatif. Il doit et peut défendre l’individualité, non l’individualisme, parce que le socialisme, c’est la seule voie susceptible de transformer les masses en collectifs d’individus.

Certaines qualités ou vertus éthiques constituent le fondement ou la base sur laquelle se construit un révolutionnaire. Or, c’est une éthique essentiellement politique, sociale, non privée, qui ne peuvent être vidée ou dissociées des contradictions fondamentales de l’époque. On n’est pas révolutionnaire pour satisfaire des intérêts personnels, mais pour répondre aux intérêts de la société.

Certaines personnes conservatrices – pour des raisons biographiques, et sans doute pour des raisons génétiques –, rejettent les changements brusques, l’incertitude du nouveau, et apprécient l’ordre et la routine.

Ce ne sont pas des contre-révolutionnaires. Dans ses Paroles aux intellectuels (1961), Fidel Castro déclarait : « Personne n’a jamais prétendu que (...) tout homme honnête, pour le simple fait d’être honnête, devrait être révolutionnaire. Être révolutionnaire, c’est aussi une attitude face à la vie, être un révolutionnaire, c’est aussi une attitude face à la réalité existante (...). »

Et il ajoutait plus loin : « Il est possible que les hommes et les femmes qui ont une attitude véritablement révolutionnaire face à la réalité ne constituent pas le secteur majoritaire de la population ; les révolutionnaires sont l’avant-garde du peuple, mais les révolutionnaires doivent aspirer à ce que tout le peuple marche à leurs côtés (...) la Révolution ne doit jamais renoncer à compter sur la majorité du peuple ; à compter, non seulement sur les révolutionnaires, mais sur tous les citoyens honnêtes qui, même s’ils ne sont pas révolutionnaires, autrement dit, qui, même s’ils n’ont pas une attitude révolutionnaire face à la vie, sont à ses côtés. La Révolution ne doit renoncer qu’à ceux qui sont incorrigiblement réactionnaires, qui sont incorrigiblement contre-révolutionnaires ».

Là où une révolution a triomphé, ce qualificatif – qui dans le monde globalisé de l’ « officialisme » bourgeois est lancé comme une insulte –, devient un compliment. Une personne est travailleuse, bien gentille et révolutionnaire. La vie quotidienne peut décontextualiser le contenu rebelle et le signifiant politique de ce terme, et réduire la condition du révolutionnaire à l’honnêteté ou à la décence.

Parfois, du fait que la Révolution a pris le pouvoir, on l’identifie avec le bon comportement ou l’attitude correcte. Nous disons : « dans le fond, il (elle) est révolutionnaire » comme si l’on disait que, au-delà de ses apparences, « c’est une "bonne personne" » Et nous croyons que l’enfant ou l’adolescent le « plus révolutionnaire », c’est celui qui se « tient bien ». D’une certaine manière, l’adjectif s’est embourgeoisé. Cela semble presque inévitable, mais ça ne l’est pas. Une Révolution au pouvoir a besoin d’établir sa « normalité », sa gouvernance.

Se défendre en tant que pouvoir politique est la prémisse de tout pouvoir politique, bien plus lorsqu’il s’agit d’un contre-pouvoir acculé par le pouvoir global – qui menace non seulement sur le plan physique (matériel, militaire), mais aussi sur le plan spirituel, dans le domaine de la reproduction des valeurs –, et sa normalité est une « anomalie » en dehors de ses frontières géographiques.

Être révolutionnaire, c’est participer à la consolidation du gouvernement révolutionnaire, former un front commun avec ce gouvernement, pour défendre chaque conquête et fixer de nouveaux objectifs, même si les degrés de participation à la détermination de ces objectifs sont encore insuffisants ou s’ils s’exercent de manière formelle.

La démocratie socialiste, essentiellement supérieure, a encore un long chemin à parcourir. Être révolutionnaire, c’est également participer à partir de la critique engagée. Critiquer, ce n’est pas énoncer un fait certain, c’est agir sur lui, l’orienter vers sa solution. Ce qui donne véracité et justesse à une critique, ce n’est pas le fait énoncé, c’est son sens. Si l’on désidéoligise la critique, elle se désarticule, et ses énoncés sont faussés.

Imperceptiblement, il se produit un lent processus de séparation ou de fragmentation du contenu « rebelle » que présuppose toute attitude révolutionnaire. Et cela n’est pas bon. Entrent alors en scène ceux qui applaudissent la révolte en l’opposant à l’être révolutionnaire – vieille aspiration de la subversion impérialiste : promouvoir la révolte contre-révolutionnaire, ce qui revient à dire, que les rebelles doivent être des anti-rebelles, qu’ils aspirent à être « normaux », en désaccord avec la rébellion et en accord avec l’aliénation mondiale –, ou à ses antipodes, ceux qui considèrent l’être rebelle comme le véritable être révolutionnaire.

Ces derniers peuvent perdre le sens de l’orientation, parce que la rébellion tout court, habituellement manipulée par le marché capitaliste, a une longue histoire de coexistence et parfois de collusion avec le capitalisme. La rébellion de la jeunesse n’est pas ni ne saurait être ennemie de l’esprit révolutionnaire. Être révolutionnaire, c’est la forme supérieure d’être rebelle. Sans la non-conformité que procure la rébellion et sans la disposition à briser moules, règles et modèles, il est difficile d’être révolutionnaire.

Les universités cubaines ne peuvent pas être « des universités de révolutionnaires ou faites pour eux » : ce sont des centres de formation. Elles doivent par contre former des révolutionnaires. Fidel et Mella sont issus de leurs salles de cours. Le capitalisme (la culture de l’avoir) tente d’apprivoiser la révolte en encourageant ses formes primaires : l’outrage, l’insolence ; elle tente d’isoler le rebelle, de le centrer sur lui-même, d’exploiter au maximum son individualisme, d’en faire un cynique. Le socialisme (la culture de l’être) vise à canaliser cette révolte vers l’action transformatrice, à la sublimer, à la rendre partie prenante des causes justes de son époque.

J’ai vécu dans le quartier de Colon, dans la municipalité de Centro Habana, et je sais que nombreux sont ceux qui dans ce quartier doivent faire face à des ennemis plus concrets et immédiats que l’impérialisme nord-américain. C’est ce qu’il semble tout au moins, lorsque la corruption, la bureaucratie, le double standard, l’insensibilité, le « sauve qui peut », s’imposent. Je crois, comme eux, que c’est l’ennemi principal.

Mais nous ne pouvons pas confondre son nom : il s’agit du capitalisme, de sa capacité à se régénérer au sein du socialisme, qui n’est rien d’autre qu’une voie (pas un aboutissement) vers un autre lieu, vers une autre espérance ou certitude d’une vie meilleure. Si nous dissocions ce nom de ces manifestations, ou si nous les relions de façon erronée à la voie socialiste que nous nous sommes tracée, nous perdons le cap. Nous ne pouvons pas être révolutionnaires aujourd’hui, dans ce monde globalisé, si nous ne sommes pas anticapitalistes, si nous ne sommes pas anti-impérialistes. Si nous ne considérons pas comme nôtres les conquêtes, les dangers, les humiliations d’autres peuples. Si nous ne défendons pas l’unité des révolutionnaires cubains et celle des peuples d’Amérique latine contre l’impérialisme.

Nous ne pouvons pas être révolutionnaires si nous croyons que le monde n’est pas plus grand qu’une rue, un quartier ou qu’un pays, si nous acceptons les consensus que d’autres construisent, et que nous ne construisons pas les nôtres ; si nous vidons chaque mot de ses contenus de combat, parce qu’immédiatement, il sera rempli d’autres contenus par ceux qui nous combattent.

Marti, Mella, Guiteras, el Che, Fidel se ressemblent trop pour que nous inventions cette question des générations. Ils n’ont pas cessé d’être jeunes. Les tâches changent, les coordonnées, mais pas les attitudes, les principes, l’horizon auquel nous nous rapprochons de plus en plus sans y arriver. Par ailleurs, personne ne devient révolutionnaire d’un seul coup et pour toujours.

Il faut naître révolutionnaire chaque matin, chaque jour. Les rôles ne sont ni prédestinés ni immuables : le héros de 1868 a pu devenir un traître 20 ans plus tard ; l’indécis d’alors a peut-être pris les armes avec dignité en 1895 ; le courageux combattant des maquis a pu se laisser séduire par la politique corruptrice néocoloniale ; l’énergique anti-Machado, abandonner ses idéaux de jeunesse ou devenir un professionnel de la violence ; le révolutionnaire de la Sierra ou du Llano, s’adapter ou se prendre dans les filets du bureaucratisme ; le sceptique de l’époque, devenir un milicien fervent, un héros quotidien et invisible ; le dirigeant de la jeunesse, accoudé au balcon de la bonne conduite et des applaudissements, devenir un rabâcheur de slogans vides et le professionnel rebelle, grandir en tant que tel jusqu’à devenir révolutionnaire.

Parmi les uns et les autres, déguisés, se trouvent les opportunistes, les « pragmatiques », les cyniques de toujours. Tous sont cernés par l’Histoire et, de leurs actes multiples, ne perdure que l’instant de l’éthique fondatrice qui soutient la Patrie : « ce soleil du monde moral » qui illumine et définit les êtres humains, selon la phrase que Cintio Vitier a reprise de José de la Luz y Caballero. Une Patrie qui est l’Humanité, qui ne se trouve pas sur « l’herbe que foulent nos pieds » ou dans des coutumes en constante évolution, mais dans un projet collectif de justice. Une Patrie qui aspire à fusionner avec l’Humanité, tout en défendant son espace pour fonder, créer, protéger la dignité pleine de ses hommes et de ses femmes.

Enrique Ubieta le 29/09/2016

Transmis par Linsay




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