Du droit du travail au travail sans droits

lundi 23 mai 2016
popularité : 4%

En France, le gouvernement contre les prud’hommes

Seules instances où les juges sont aussi ouvriers ou informaticiens, et ont donc une expérience de l’entreprise, les conseils de prud’hommes sont menacés.
Après avoir supprimé l’élection des conseillers, M. François Hollande veut désormais plafonner le montant des amendes pour les délits patronaux, réduire les recours, faire payer les plaignants et remplacer les juges par des magistrats professionnels.

En audience de référé — une procédure d’urgence parfois rebaptisée « cour des miracles » —, Mme Fatoumata M. (1) est venue réclamer 452 euros, son dû pour trois mois de travail en tant qu’auxiliaire de vie. Elle est seule, mais elle s’accroche face aux deux juges qui l’écoutent. Son employeur est absent ; il a demandé par courrier le renvoi de l’affaire à une autre date, il est malade… Celui de M. Tewfik Z., présent, lui, assure qu’il lui a payé son salaire de nettoyeur de cuve, mais il n’a aucun document pour le prouver.

En audience de jugement qui suit la tentative de conciliation, voici M. Jean K. Directeur d’une usine rentable grâce à la vente d’un produit de grande qualité et à l’augmentation de la productivité dans un climat social serein, il a pourtant été licencié. Il présente des lettres de soutien de tous les salariés et des syndicats de l’usine, à commencer par la Confédération générale du travail (CGT). Il se voit reprocher de ne pas appliquer un management rigoriste en matière de « dégraissage » du personnel, tel que celui mis en œuvre dans d’autres pays par la multinationale propriétaire de l’usine. S’il gagne et obtient des dédommagements, il n’en est pas moins écarté de son poste et privé d’emploi. Quant à son usine…

Toute personne ou entreprise qui s’estime lésée peut se présenter devant le conseil des prud’hommes, sans payer de droits. Elle peut venir avec ou sans avocat, seule ou avec un salarié de son entreprise, un représentant d’une organisation de salariés ou d’employeurs, son conjoint légal ou de fait. Les cas traités — 187 651 en 2014 — sont majoritairement des licenciements « pour motif personnel », soit pour « faute lourde », soit pour « insuffisance professionnelle ». Le salarié conteste l’appréciation portée sur la qualité de son travail et son licenciement subséquent. L’employeur expose les raisons qui justifient sa décision. Les juges délibèrent en évaluant « la réalité et le sérieux » de la faute ou de l’insuffisance. Le conseil est formé d’un nombre égal de juges employeurs et salariés ; ce paritarisme garantit l’impartialité et l’équilibre des points de vue.

Les seuls juges élus

Après la réforme de la carte judiciaire, en 2008, le tiers des conseils de prud’hommes a été supprimé, et dans des zones surchargées comme Bobigny, Nanterre ou Paris, aucun n’a été créé. La plupart manquent de locaux adaptés, de papier, d’ordinateurs, de connexions à Internet. La réduction du personnel fonctionnaire, celui des greffes et des secrétariats, allonge les délais de résolution des procès. La diminution des heures de présence remboursées au conseiller prud’hommes pour lui permettre de s’absenter de son travail restreint le temps passé au conseil et les échanges d’expériences entre juges.

De plus, les délais de prescription ont été réduits, limitant les possibilités de recours : depuis la loi dite « de sécurisation de l’emploi », votée en juin 2013, ils sont de deux ans pour les plaintes relatives à l’exécution ou à la rupture du contrat de travail, et de trois ans pour les réclamations de salaire. Cela empêche qu’une affaire puisse servir de référence : le temps qu’elle soit jugée, le délai de saisine de salariés dans le même cas est dépassé.

En 2014, il fallait en moyenne près de quatorze mois pour résoudre une affaire. Le manque de moyens n’y est pas pour rien. De plus, certains avocats jouent la montre en demandant le renvoi ; étant donné l’encombrement des tribunaux, le plaignant en prend alors pour quelques mois dans le meilleur des cas et, dans le pire, pour plusieurs années. Cette demande n’a pas toujours le même fondement. Pour l’avocat du salarié, elle est souvent motivée par un problème de constitution de la preuve. Pour celui de l’employeur, il s’agit d’éloigner une éventuelle condamnation et de provisionner la dépense qu’elle occasionnera. Toutefois, avant de dénoncer une lenteur excessive, comme le font de nombreux commentateurs, il faut comparer : onze mois de délai, en moyenne, devant le tribunal correctionnel, vingt et un mois devant le tribunal pour enfants, et plus de cinq ans devant les assises…

Si les conseils de prud’hommes sont tant décriés, c’est parce qu’ils sont des lieux de démocratie, les seules instances françaises où les juges sont élus (par départements), ce qui leur confère une légitimité forte. Ils élisent les instances dirigeantes du conseil. Les représentants des travailleurs se présentent sur des listes syndicales soumises au vote des salariés et des demandeurs d’emploi, y compris étrangers (communautaires et non communautaires) ; ceux du patronat sont élus par le collège des employeurs, des associés en nom collectif et des cadres dirigeants d’entreprise. Les juges bénéficient au sein de leur syndicat d’une formation solide — quasiment la dernière école ouvrière.

C’est tout cela que patronat et gouvernement veulent remettre en question. Elus en 2008, les juges devaient être renouvelés en 2013. Leur mandat a été prolongé de deux ans une première fois, puis une seconde, avant que la majorité de gauche au Parlement ne supprime carrément ce scrutin (loi du 18 décembre 2014). Motifs ? La faible participation au vote (25,4% en 2008 ; 63% en 1979) et le coût de son organisation. Les juges actuels seront donc restés à leur poste neuf ans, et ceux qui l’ont quitté — qu’ils soient décédés ou qu’ils se soient découragés — n’ont pas tous été remplacés, ce qui augmente la charge de travail des autres. En 2017, les juges seront désignés selon la représentativité des syndicats à l’échelle nationale ; les privés d’emploi n’auront plus voix au chapitre.

Magistrats non professionnels, certes, mais « professionnels magistrats », selon l’expression du juge Albert Delattre, les 14 616 juges prud’homaux sont appelés à concilier ou à examiner des litiges résultant de l’exécution du contrat de travail de droit privé. Ils peuvent exercer le métier de cariste, d’informaticien ou de conducteur de train, être ouvriers en usine ou militants syndicaux de base. Contrairement à ce que l’on peut croire, la condamnation d’une entreprise est décidée avec l’accord d’au moins un juge du collège employeur, voire deux. Soixante et onze pour cent des affaires aboutissent à un jugement en faveur du salarié, jugement le plus souvent confirmé en appel, avec parfois une condamnation aggravée de l’employeur. Une « machine à perdre », estiment d’éminents membres du Mouvement des entreprises de France (Medef).

Quand ils siègent en dehors de leurs heures de travail salarié (2), les juges touchent une indemnité (7,10 euros brut) inférieure au smic horaire (9,67 euros). Si travail il y a, il est sous-payé, et même souvent gratuit. En outre, selon l’avocate Rachel Spire (3), l’activité syndicale n’est pas sans risque : plus de dix mille représentants de salariés sont licenciés chaque année. Parmi eux, des juges prud’homaux, qui, bien que protégés par la loi, subissent les mêmes discriminations.

A priori, il ne s’agit pourtant pas d’une activité militante. Un juge prud’homal doit prêter serment et juger « au nom du peuple français ». Il n’est subordonné ni à un employeur ni à une organisation, ce qui garantit son indépendance. Il n’en a pas moins des obligations : siéger dans les audiences où il est appelé, garder le secret des délibérations et ne recevoir de consignes de quiconque, sauf à commettre un délit de mandat impératif. Pour tenter de le circonscrire, la loi Macron du 6 août 2015 a ajouté un article au code du travail : « Les conseillers prud’hommes (…) s’abstiennent, notamment, de tout acte ou comportement public incompatible avec leurs fonctions. » Or les juges sont souvent titulaires d’autres mandats syndicaux, qui les amènent à discourir et à organiser des ripostes salariales au sein de leur entreprise. Qui définira l’« incompatibilité » de leurs actes avec leurs fonctions ? L’article précise encore : « Leur est interdite toute action concertée de nature à arrêter ou à entraver le fonctionnement des juridictions lorsque le renvoi de l’examen d’un dossier risquerait d’entraîner des conséquences irrémédiables ou manifestement excessives pour les droits d’une partie. » Une restriction explicite du droit de grève des juges…

« Réformer », « désengorger », « alléger », « revivifier la négociation collective », « créer de l’emploi », proposer un contrat de travail « agile »… Le vocabulaire utilisé pour justifier l’instauration du travail sans droits est invariablement positif. Les décrets de la loi Macron, eux, sont plus directs. Par exemple, les conclusions (documents où sont exposées les plaidoiries, échangés avant l’audience) et les pièces (preuves écrites d’événements ou d’appréciations, notamment les bilans économiques de l’entreprise) devraient désormais être déposées dès la saisine du conseil, ce qui obligerait la personne à se faire assister. Or, dans bien des litiges, le coût d’un avocat dépasse le montant que l’on peut espérer obtenir.

Dans l’état actuel des choses, le conseil de prud’hommes apparaît comme une transposition de la scène du travail : les juges salariés se confrontent aux juges employeurs, en un dialogue permanent de personnes connaissant bien l’entreprise. Un lieu exemplaire, selon le sociologue Laurent Willemez (4), qui considère la juridiction prud’homale comme le résultat de la pluralité d’interactions, de négociations : « Les conseillers doivent prendre acte de la double contrainte dans laquelle ils sont pris : juger en juristes et, dans le même temps, juger en syndicalistes. » C’est ainsi que des décisions innovantes des conseils influent sur la création de jurisprudences.

Dans certains cas, le juge va s’appuyer sur les décisions d’autres juridictions, comme les tribunaux des affaires de la Sécurité sociale qui ont constaté la responsabilité de l’employeur dans un suicide au travail. Il examinera les avis des médecins du travail (salariés protégés), de l’inspection du travail, des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), des comités d’entreprise. Toutefois, la tendance est à la diminution du nombre de salariés protégés pouvant s’impliquer dans la défense des droits collectifs. Les possibilités d’apporter des preuves s’amenuisent avec la réduction des effectifs, les instances syndicales et les CHSCT pouvant désormais être fusionnés dans les entreprises de moins de trois cents salariés et perdant ainsi leur pouvoir de réaliser des expertises indépendantes. La mise en cause devant l’ordre des médecins de ceux qui établissent des attestations pour les procès prud’homaux, l’externalisation de la médecine du travail vers des officines y contribuent également.

Triomphe du raisonnement managérial

Le Dr Dominique Huez, médecin du travail à la centrale nucléaire de Chinon et représentant syndical CGT, est ainsi poursuivi par la société Orys, sous-traitante d’Electricité de France (EDF), et par l’ordre des médecins d’Indre-et-Loire pour avoir remis à un salarié un certificat attestant un syndrome post-traumatique, conséquence d’une « maltraitance professionnelle ». La chambre disciplinaire régionale de l’ordre lui a notifié un avertissement pour avoir « méconnu ses obligations déontologiques ».

Le recours aux prud’hommes devient d’autant plus difficile que les employeurs ont obtenu de nombreuses dérogations au droit en organisant une hyperflexibilité. On voit des universités imposer pendant des années un statut d’autoentrepreneur à des enseignants au lieu de leur assurer un contrat de travail pérenne. Des journalistes ou des postiers ont accumulé jusqu’à cinq cents ou six cents contrats. Dans l’audiovisuel, le découpage en confettis des entités économiques, les contrats à durée déterminée d’usage (CDDU) permettent des emplois d’un jour ou deux. Lorsque le salarié exprime son souhait de passer en contrat à durée indéterminée (CDI), les engagements se tarissent.

Avec la réforme de la justice prud’homale, la place laissée à la confrontation entre salariés et employeurs se réduira, les seconds n’étant plus tenus d’être présents à l’audience et pouvant se faire représenter par des professionnels. Dans cette logique de judiciarisation, les avocats évalueront en toute « confraternité » la qualité du travail, régleront les litiges. Le raisonnement managérial dominant deviendra la seule mesure de la qualité du travail, à travers la notion d’« objectifs » — outil de contrôle du salarié — et l’évaluation de la suffisance ou de l’insuffisance professionnelle, comme si toute chose était mesurable. De quelle façon attribuer une note à l’ouvrier qui estime l’efficacité du process en écoutant le bruit de la machine ou en humant l’odeur de la pâte de biscuit ?

De plus, sur quelles lois les juges pourront-ils s’appuyer ? Jusqu’à présent, la hiérarchie des normes suppose que, « lorsque deux normes sont applicables à une même relation de travail, il faut, en principe, retenir la plus favorable aux salariés ». Dans sa réforme du code du travail (5), le gouvernement, en accord avec le Medef, veut inverser ce principe en permettant l’application de dispositions conventionnelles moins favorables que celles des lois en vigueur. Quel niveau de négociation retiendront les conseils de prud’hommes ?

En écartant le juge élu des litiges du travail, en professionnalisant cette institution biséculaire, voire en la privatisant, le pouvoir en change les finalités et tarit le dernier accès populaire au droit.

Hélène-Yvonne Meynaud Mars 2016

Transmis par Linsay



Hélène-Yvonne Meynaud
Juge des prud’hommes, sociologue.

(1) Les plaignants aux prud’hommes ne souhaitent pas donner leur nom, par peur de représailles dans le monde du travail.

(2) Cf. Dominique Lhuilier et Hélène-Yvonne Meynaud (sous la dir. de), « Le travail syndical », Nouvelle Revue de psychosociologie, no 18, Paris, automne 2014.

(3) Rachel Spire, « Agir contre la discrimination syndicale : le droit en pratique », Le Droit ouvrier, no 693, Montreuil, avril 2006.

(4) Laurent Willemez, « Les prud’hommes et la fabrique du droit du travail : contribution à une sociologie des rôles judiciaires » (PDF), Sociologie du travail, no 54, Paris, 2012.

(5) Lire Martine Bulard, « Déluge de bombes sur le code du travail », La valise diplomatique, 19 février 2016.



Commentaires

Sites favoris


20 sites référencés dans ce secteur