Délateurs en pantoufles

dimanche 3 janvier 2016
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Beaucoup de personnes se moquent de la protection de la vie privée. Elles réclament, au contraire, le droit de montrer et d’exhiber leur intimité. Cela peut surprendre, mais, en y réfléchissant, un faisceau de signes et de symptômes annonçaient depuis quelque temps l’inéluctable arrivée de ce type de comportement qui mêle inextricablement voyeurisme et exhibitionnisme, surveillance et soumission.

Sa matrice lointaine se trouve peut-être dans un célèbre film d’Alfred Hitchcock, Rear Window (Fenêtre sur cour, 1954), dans lequel un reporter photographe (James Stewart), immobilisé chez lui, une jambe dans le plâtre, observe par désœuvrement le comportement de ses voisins d’en face. Dans un dialogue avec François Truffaut, Hitchcock expliquait : « Oui, l’homme était un voyeur, mais est-ce que nous ne sommes pas tous des voyeurs ? » Truffaut l’admettait : « Nous sommes tous des voyeurs, ne serait-ce que lorsque nous regardons un film intimiste. D’ailleurs, James Stewart, à sa fenêtre, se trouve dans la situation d’un spectateur assistant à un film. » Puis Hitchcock observait : « Je vous parie que neuf personnes sur dix, si elles voient de l’autre côté de la cour une femme qui se déshabille avant d’aller se coucher, ou simplement un homme qui fait du rangement dans sa chambre, ne pourront pas s’empêcher de regarder. Elles pourraient détourner le regard en disant : “Cela ne me concerne pas”, elles pourraient fermer leurs volets, eh bien ! elles ne le feront pas, elles s’attarderont pour regarder (1). »

A cette pulsion scopique de voir, de surveiller, d’espionner correspond, en contrepoint, son contraire : le goût impudique de se montrer. Et celui-ci, depuis l’essor d’Internet, a connu une sorte d’explosion par le biais, surtout, depuis 1996, des webcams. On se souvient, par exemple, des cinq étudiants, garçons et filles, d’Oberlin, dans l’Ohio (Etats-Unis), qui, au début de la mode webcam, s’exhibaient en ligne (www.hereandnow.net) tous les jours, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, où qu’ils se trouvent dans les deux étages de leur pavillon. Ils vivaient sous la surveillance d’une quarantaine de caméras volontairement disposées partout dans leur demeure. Depuis, ils sont des milliers, célibataires, couples, familles, qui invitent sans gêne les internautes du monde à partager leur intimité et à les regarder vivre sans pratiquement aucun interdit (2).

On a même vu un Chinois, Lu Youqing, tenir pour la première fois sur la Toile son « journal de mort », devenu un véritable phénomène planétaire de littérature électronique. Apprenant qu’il était condamné, ce jeune agent immobilier de Shanghaï avait décidé de faire partager à ses contemporains sa lutte contre le cancer de l’estomac qui devait le miner jusqu’à son ultime soupir : « Je coupe le cordon. Je vous aime. »

Par ailleurs, dans les programmes de la télévision ordinaire américaine, dès le début des années 2000, des émissions dites de trash TV, ou « télé poubelle », s’étaient multipliées, qui présentaient des personnes évoquant, sans nulle pudeur, leurs problèmes les plus intimes ou leurs passions les plus occultes. La plus célèbre d’entre elles était le « Jerry Springer Show », où des invités venaient faire sur le plateau, devant une salle en délire, des confidences scandaleuses sur leur vie privée. Regardée par plus de huit millions de téléspectateurs, cette émission recevait chaque semaine des milliers d’appels d’Américains prêts à tout révéler de leur vie intime pour quinze minutes de célébrité.

Les assassins eux-mêmes ne veulent plus rien occulter et s’empressent maintenant de tout avouer de leur vie criminelle. La chaîne câblée américaine Court TV, spécialisée dans la diffusion de confessions de meurtriers, fut ainsi la première au monde à présenter, avec un réalisme sordide, « les aveux de Steven Smith, qui raconte le viol et le meurtre d’un médecin dans un hôpital de New York en 1989, ainsi que ceux de Daniel Rakowitz, qui a tué une amie avant de découper son corps et de le faire bouillir, aussi en 1989 ; et ceux de David Garcia, un prostitué qui décrit le meurtre d’un client immobilisé sur une chaise roulante en 1995 (3)… ».

C’est désormais sur les réseaux sociaux que des millions de personnes livrent publiquement des détails personnels de leur biographie ou de leurs activités quotidiennes. En toute insouciance. Elles ne semblent pas inquiètes de s’équiper elles-mêmes ainsi d’un bracelet électronique virtuel qui permet aux nouveaux Big Brothers de les suivre à la trace. Tandis que des machines, quelque part, accumulent sur elles une quantité de données infinie. Cette nouvelle conception de l’identité est sans doute aussi ce qui pousse des milliers de gens à s’enrôler, auprès de différents services de police, comme indicateurs volontaires. Par exemple, le département de la justice des Etats-Unis a lancé en 2002, sous la présidence de M. George W. Bush, l’opération TIPS (Terrorism Information and Prevention System, tips signifiant « tuyaux », « renseignements »), qui visait à transformer en indicateurs des millions de professionnels dont la spécialité les conduit à s’introduire chez les gens : livreurs, plombiers, maçons, serruriers, électriciens, antennistes, postiers, gaziers, jardiniers, déménageurs, employés de maison, etc. Des centaines d’entre eux se sont engagés à prendre contact avec la police s’ils venaient à remarquer un quelconque « signe suspect ».

L’un des objectifs de la « guerre de quatrième génération » est ainsi de passer d’une société informée à une société d’informateurs. Ce qui est exactement le but de la Texas Border Sheriff’s Coalition, qui a fait installer, dans des emplacements isolés et stratégiques, le long de la frontière entre le Texas et le Mexique, plusieurs centaines de caméras de surveillance. Ces caméras sont connectées à Internet, et toute personne à travers le monde peut désormais, commodément installée devant son ordinateur, espionner sans risque les aires désertiques du Texas ou les rives du Rio Grande. Au cas où elle verrait sur son écran passer un migrant clandestin, elle peut le dénoncer en adressant aux autorités un simple courriel. Quelque trente millions d’individus à l’âme de mouchard, dans plusieurs pays, ont accepté cette fonction d’« informateur volontaire » de la police texane des frontières, jusqu’à sa suspension…

Au Royaume-Uni, l’entreprise Internet Eyes a lancé, en 2009, une initiative semblable, proposée comme une sorte de jeu ouvert à tous les internautes. L’objectif, là encore, est de surveiller des commerces et des rues, et de traquer les éventuelles infractions. Pour participer et adhérer au réseau, les volontaires doivent payer une petite redevance mensuelle. Une fois leur identité vérifiée, ils ont accès aux images de quatre caméras de surveillance qui s’affichent sur leur ordinateur.

Assis dans leur fauteuil, les adhérents observent en direct à travers l’œil des caméras. S’ils détectent un vol, une agression, un comportement suspect, ils cliquent sur un bouton d’alerte. L’image se fige alors et il leur est possible de zoomer pour vérifier. Ensuite, le gérant du magasin reçoit un message avec l’image retenue. S’il considère cette alerte utile, l’internaute délateur se voit créditer de trois points. S’il estime que l’alerte était justifiée même s’il n’y a pas eu finalement d’infraction, l’internaute reçoit un point. En revanche, si le commerçant juge l’alerte injustifiée, le « surveillant » perd des points. A l’internaute espion qui aura détecté le plus de fraudes ou de vols à la fin du mois, Internet Eyes promet une récompense pouvant atteindre jusqu’à 1 000 livres sterling… Interviewé par le quotidien londonien The Telegraph, M. Tony Morgan, le créateur du site, se justifie : « Il y a plus de quatre millions de caméras de surveillance, mais seulement une sur mille est regardée. De cette manière, les caméras seront regardées vingt-quatre heures sur vingt-quatre. C’est la meilleure arme de prévention de délits jamais inventée. » Les opposants à la vidéosurveillance estiment au contraire que ce site est un danger — « il porte atteinte à la vie privée et c’est un instrument d’espionnage » — parce qu’il livrerait au regard de tous les visages et les comportements des clients des magasins (4). Des associations ont dénoncé le fait que ce site permette de s’espionner entre voisins, et qu’il puisse être utilisé par de vrais délinquants pour analyser les habitudes des boutiques afin de mieux les cambrioler.

Avec la multiplication des exodes migratoires et la montée de la xénophobie en Europe, on peut supposer que des autorités européennes doivent être tentées par l’installation d’un système semblable de caméras reliées à Internet, sachant qu’elles peuvent probablement compter sur une légion d’indicateurs civils volontaires. L’une des perversions de nos sociétés de contrôle est bien celle-là : faire que les citoyens soient, en même temps, surveillés et surveillants. Chacun doit épier les autres, pendant qu’il est lui-même espionné. Dans un cadre démocratique où les individus sont convaincus de vivre dans la plus grande liberté, on avance ainsi vers la réalisation de l’objectif rêvé des sociétés les plus totalitaires.

Par Ignacio Ramonet source le monde diplomatique de décembre 2015

Transmis par Linsay


Ignacio Ramonet
Ancien directeur du Monde diplomatique. Vient de publier L’Empire de la surveillance, suivi de deux entretiens avec Julian Assange et Noam Chomsky, Galilée, Paris, 2015. Ce texte est extrait de cet ouvrage.

(1) François Truffaut, Le Cinéma selon Hitchcock, Robert Laffont, Paris, 1966.

(2) Lire Denis Duclos, « La vie privée traquée par les technologies », et Paul Virilio, « Le règne de la délation optique », Le Monde diplomatique, respectivement août 1999 et août 1998.

(3) Le Monde, 25 août 2000.

(4) Laurène Casseville, « Internet Eyes is watching you ! », lepetitjournal.com, 10 octobre 2010.



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