Au cœur de la « machine à piller » l’Afrique

lundi 13 avril 2015
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Tom Burgis « espère » qu’il y aura une version française de « The Looting Machine » [La machine à piller]. Et moi aussi. Car son excellent livre sorti le mois dernier en anglais est d’intérêt public. Mêlant enquêtes, rencontres et reportages, cet ouvrage minutieusement documenté est le fruit des années de correspondance en Afrique de ce journaliste du Financial Times. Il y détaille les mécanismes d’une machine bien huilée qui fonctionne grâce à « une alliance entre des gouvernements fantômes et l’industrie extractive qui écrase les populations vivant là où sont trouvés le pétrole et les minerais ».
Propos recueillis par Sébastien Hervieu (Johannesburg, correspondance pour le journal Le Monde)

Matières premières : chronique d’un « pillage systématique »

Explications :

Dans l’introduction de votre livre, vous écrivez : "ce qui se passe dans les États riches en ressources naturelles, c’est un pillage systématique". Donc, ce pillage est très répandu et très bien organisé ?

Effectivement. Pendant près de vingt ans, les économistes ont diagnostiqué une "malédiction des ressources", un paradoxe par lequel les nations les plus riches en ressources naturelles souffrent souvent d’une grande pauvreté, d’une mauvaise gouvernance et de conflits. Pendant les années où j’ai vécu en Afrique, ce qui m’a frappé est que même si c’était sûrement vrai, ce n’était pas un accident, pas une bizarrerie de l’économie. C’était un système de pillage organisé.

Comme ses victimes, ses bénéficiaires ont des noms : ils comprennent des membres des classes politiques dirigeantes africaines et des institutions militaires, des intermédiaires itinérants, des magnats, des sociétés multinationales, à la fois de l’Ouest et de l’Est.

Nigeria, Angola, Gabon, RDC, Guinée équatoriale...

Quelles sont les principales techniques utilisées par les pillards ? Quels sont les pays africains les plus touchés ?

Au cœur de la machine à piller se trouve l’abus d’une fonction publique à des fins privées. Quand des compagnies comme Royal Dutch Shell et KBR (une ancienne filiale du groupe parapétrolier américain Halliburton) soudoient des fonctionnaires africains, comme ils ont admis le faire, ils sapent le pacte de base de l’État - à savoir que les titulaires de fonctions publiques œuvrent pour l’intérêt général. Au lieu de cela, la corruption gonfle les contrats, draine les fonds publics, et s’assure que les bénéfices tirés des ressources naturelles profitent, non pas au Trésor public, mais à la classe politique dirigeante et ses copains.

La machine à piller a aussi d’autres ressorts dissimulés. Par exemple, il y a près de 60 milliards de dollars [56 milliards d’euros] de "flux financiers illicites" qui quittent chaque année l’Afrique. Il s’agit du produit de la corruption, mais avant tout, du résultat d’astuces comptables que les multinationales utilisent pour transférer leurs profits des pays africains vers des paradis fiscaux à l’étranger. Les pays africains les plus touchés par la corruption, les flux illicites et l’utilisation abusive du commerce mondial, ont tendance à être ceux qui ont la plus grande richesse naturelle, et ce n’est pas une coïncidence. Je pense au Nigeria, l’Angola, le Gabon, la Guinée équatoriale et d’autres États pétroliers, ainsi que de grands producteurs de minerais comme la République démocratique du Congo, le Zimbabwe et la Guinée.

Tom Burgis

Les pillards ne sont donc pas seulement certains dirigeants africains ?

Les classes dirigeantes africaines sont certainement coupables dans de nombreux cas, mais ce que nous cherchons vraiment ici, ce sont des réseaux transnationaux qui servent leurs propres intérêts. Oui, ces réseaux comprennent des coteries présidentielles comme celle de l’Angola (une clique connue sous le nom de Futungo), mais fondamentalement, ils sont branchés sur l’économie mondiale, contrairement aux millions d’Africains qui se débrouillent dans leurs économies locales, souvent informelles. Les alliés de ces classes dirigeantes comprennent des multinationales qui remportent des contrats pétroliers et miniers en partenariat avec des sociétés écrans détenues par les autorités locales, ainsi que des entreprises du système bancaire international qui les aident à déplacer leur fortune personnelle à l’étranger.

Dans votre livre, vous soulignez le rôle controversé des institutions financières mondiales comme la Banque mondiale (via la Société financière internationale) et le Fonds monétaire international ? Comment sont-ils impliqués ?

La Banque mondiale et le FMI cautionnent des dispositions fiscales injustes (comme dans l’industrie de l’or au Ghana) et échouent à évaluer correctement qui bénéficient des projets industriels liés aux ressources naturelles qu’ils soutiennent. De nombreux Africains ont ressenti les souffrances que ces industries leur ont infligées comme ces déversements de cyanure au Ghana, ces mauvaises conditions de travail qui ont conduit aux horreurs à Marikana en Afrique du Sud, cette dictature financée par le pétrole au Tchad (la Banque mondiale a soutenu des projets mis en cause dans ces trois exemples), mais il est très discutable que les populations africaines aient ressenti les avantages de la présence de ces industries. La mission de la Banque mondiale et de ses institutions sœurs (tous financées par l’argent des contribuables) est de réduire la pauvreté. Quand une étude de la Banque mondiale a suggéré il y a une dizaine d’années que les industries pétrolières et minières pourraient accroître la pauvreté, les responsables de la banque l’ont largement ignoré et ont continué à soutenir de tels projets.

Quand un Chinois adopte la « tactique de la Françafrique »

Sam Pa est l’un des intermédiaires les plus en vue dans l’avancée de la Chine en Afrique. Vous dîtes qu’il a adopté la « tactique de la Françafrique ». Que voulez-vous dire ? Et pourquoi le Queensway Group pourrait être considéré comme le nouveau Cecil Rhodes, ce magnat minier et colonisateur britannique de la fin du XIXe siècle ?

Sam Pa fait des alliances avec des régimes très corrompus qui exploitent les richesses naturelles de leur pays pour leur bénéfice personnel et celui de leurs entreprises alliées, tout en tissant un système d’influence néo-coloniale sur les États africains. Ces États sont l’Angola, le Zimbabwe et la Guinée sous la junte de Dadis Camara. C’est exactement la façon dont la Françafrique a travaillé au Gabon et ailleurs. Cecil Rhodes subornait des pans entiers de l’Afrique australe à son propre empire privé, dépossédant ses habitants de leurs terres et de leurs richesses.

Le Queensway Group est une bête d’un autre genre, davantage une créature des réseaux transnationaux de l’ère de la mondialisation. Mais lors de mes voyages, les Africains et les dirigeants d’entreprise n’ont eu de cesse de faire une comparaison entre le Queensway Group et Cecil Rhodes. Un homme d’affaires m’a dit : « cette société a des tendances mégalomanes, c’est comme Cecil Rhodes qui essayait de conquérir toute l’Afrique ». Un autre dirigeant le dit plus crûment : « c’est une ancienne société impérialiste, ils ont des droits miniers, et ils ont des connexions au plus haut niveau dans les gouvernements corrompus, ce qui leur donne le droit de prendre tout ce qu’ils veulent niquer ».

Le Queensway Group, comme Cecil Rhodes, a une relation ambivalente avec son gouvernement d’attache, la Chine (ce fut le Royaume-Uni pour Rhodes), mais il se rend indispensable à la stratégie économique de ce pays en Afrique, ce qui lui assure une certain soutien.

Sam Pa (©Eric Nathan-Getty)

Vous écrivez : « il est trop simpliste de voir la quête de la Chine pour les ressources africaines comme une lutte manichéenne pour les richesses naturelles entre l’Est et l’Ouest. Il y a une compétition, mais il y a aussi de la coopération dans le domaine de l’extraction des ressources ».

Total et Cnooc (China National Offshore Oil Corporation) travaillent ensemble au Nigeria, Rio Tinto et Chinalco travaillent ensemble en Guinée. Au Niger, le responsable local d’Areva prévoit une coopération toujours plus grande entre les mineurs d’uranium français et chinois, et les compagnies nucléaires. Il y a une concurrence stratégique, c’est sûr, mais souvent la forte envie de se faire de l’argent grâce aux matières premières africaines l’emporte sur les priorités nationales.

Nationalisme des ressources vs pression des multinationales

Le gouvernement français affirme que la Françafrique est morte ? Vu du terrain, est-ce vrai ?

Dans sa forme initiale, la Françafrique semble certainement s’être étiolée. Total a encore une énorme présence en Afrique, et fait des affaires dans certains pays très corrompus, comme l’Angola. Areva est puissant au Niger. Mais ce qui est en train de se passer à la place est quelque chose de peut-être encore plus troublant : un système où de vastes réseaux avec des membres dans chaque continent concluent des alliances avec des dirigeants africains corrompus, souvent avec des intérêts qui divergent, à la fois de ceux des pays d’Afrique concernés que de ceux des pays - France, Chine, États-Unis - où ces réseaux sont basés.

Lorsque certains gouvernements africains veulent développer un « nationalisme des ressources », on leur dit de rester « favorable aux investisseurs ». Les multinationales ne peuvent-elles pas être davantage taxées ?

Souvent, me semble-t-il, l’industrie est heureuse d’utiliser les menaces de fermeture d’unités de production pour faire pression sur les gouvernements africains pour qu’ils acceptent une part misérable des bénéfices de l’exploitation des ressources naturelles. Quand on pense que la Zambie et le Congo recueillent 2 à 3% des recettes liées à ces ressources, on peut imaginer que certaines des sociétés les plus riches dans le monde pourrait être en mesure de payer une plus grande part aux gouvernements africains sans qu’elles se mettent en danger financièrement.

« Réjouissez-vous, nous avons découvert du pétrole... » « Et quand allez-vous découvrir de l’eau...? » (©Gado)

La machine à piller va-t-elle tomber en panne un jour ? Comment serait-ce possible ?

Les économies africaines qui sont dépendantes des ressources naturelles auraient besoin de se diversifier, en développant davantage leurs secteurs manufacturiers. Ainsi, elles seraient moins sous la coupe des industries pétrolières et minières. Aujourd’hui, des pays comme le Nigeria dépendent du pétrole pour près de 70% de leurs revenus, et seulement 4% de leurs recettes proviennent des impôts prélevés sur les contribuables.

Donc, les gouvernants ne se sentent pas redevables à l’égard des gouvernés. Leur jeu est de capturer des rentes liées aux ressources. Une économie plus diversifiée permettrait d’avoir davantage d’emplois formels, et donc plus de contribuables pour financer l’État et obliger le gouvernement à rendre des comptes.

Mais les États riches en ressources naturelles sont dans un piège : les distorsions causées par le pétrole et les mines contribuent à étouffer l’industrialisation pourtant nécessaire pour diversifier leurs économies. Des régions de l’Afrique sont en plein essor, mais une grande partie du continent reste en queue de peloton, souvent pris au piège de la malédiction des ressources.

Il est difficile de voir comment la machine à piller pourrait tomber en panne tant que l’Afrique reste à la traîne de l’économie mondiale. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de moyens de lutter contre la corruption dans les industries qui exploitent les ressources naturelles. Par exemple, en obligeant les entreprises à révéler leurs véritables propriétaires (pour empêcher ceux-ci de cumuler avec un poste dans un gouvernement) ou en abordant la question de l’utilisation abusive des paradis fiscaux.

Portables, voitures : chaque consommateur est complice

Dans quelle mesure a-t-il été difficile d’enquêter dans l’industrie extractive en Afrique ?

Ce fut dur. Ce secteur se couvre du voile du secret. Je ne suis pas le seul à penser que seulement une fraction des abus dans l’industrie est mise au jour. Mais je dois dire qu’une grande partie du travail le plus courageux est fait par des journalistes et des militants locaux qui prennent les plus grands risques.

Votre épilogue s’intitule « Complicité ». Pourquoi ?

Pourquoi nous soucions-nous tellement de la provenance de notre café mais pas de celle de notre cuivre ? Ou de notre pétrole, notre aluminium, notre fer, notre uranium ? Je me suis battu pendant longtemps avec des souvenirs d’un massacre dont j’ai été le témoin à Jos, dans le centre du Nigeria. Un massacre qui était lié à la compétition pour la rente pétrolière du Nigeria.

Cela m’a fait penser jusqu’à quel point nous, vivant dans des régions riches, nous étions complices du pillage et de la souffrance qui existent dans les régions pauvres. En fin de compte, quiconque utilise un téléphone portable ou conduit une voiture est complice du pillage de l’Afrique. D’où pensons-nous que ces trucs viennent ? Et comment pouvons-nous penser que ces sociétés pétrolières et minières dans lesquelles nos pensions et nos épargnes sont investis, fassent des profits aussi gros ? Ce sont les questions que je voulais poser dans le livre.

L’Afrique est riche !


L’Afrique est riche. Très riche même. Son sous-sol détient un tiers des réserves mondiales de minerais. Et plus de 60% rien que pour le cobalt, le platine, le chrome, le manganèse, le diamant. Si indispensables pour vos voitures, vos téléphones portables, vos bijoux. Le continent africain, c’est aussi 15% des réserves planétaires de pétrole. Et depuis 2000, un tiers des nouveaux gisements d’hydrocarbures (gaz compris) ont été découverts en Afrique. Doit-on également ajouter que se trouve ici la moitié des terres arables inexploitées du monde ?

Ces ressources ne cessent de prendre de la valeur car elles se raréfient ailleurs dans le monde. Un sacré avantage comparatif dans cette mondialisation ! Sur ce continent d’où j’écris depuis Johannesburg déboulent des puissances de plus en plus nombreuses, avides de ces matières premières. Finie la chasse gardée : ces richesses convoitées n’attirent plus seulement les anciens colonisateurs, mais aussi les émergents du Sud.



La bataille est acharnée. Et se joue souvent dans l’opacité car le gâteau est si gros que la corruption continue à prospérer avec la complicité de certains dirigeants africains, au risque d’alimenter des conflits armés. Pendant longtemps, nombre de multinationales ont imposé leurs vues à des gouvernements dénués d’expertise.

Encore aujourd’hui, l’évaporation fiscale est une stratégie révélatrice de ce rapport de forces déséquilibré.

Mais celui-ci évolue. Des contrats passés, notamment miniers, deviennent l’objet d’âpres renégociations. Les pays africains ne veulent plus se contenter d’exporter simplement des matières premières brutes. Ils veulent les transformer sur place pour augmenter leurs bénéfices. Ce qu’a réussi à faire le Botswana avec le diamantaire De Beers est à cet égard éloquent.

Cette évolution qui s’annonce durable n’aura toutefois de sens que si les dirigeants africains font bon usage de cette nouvelle manne financière. Car si l’Afrique est riche, la plupart des Africains sont pauvres. Ceux-ci sont encore trop nombreux aujourd’hui à attendre que l’exploitation de leurs ressources naturelles contribue enfin au développement de tous.

Tom Burgis

Source :http://ressourcesafricaines.blog.lemonde.fr/author/ressourcesafricaines/

Transmis par la_peniche



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