André Brink : « L’ANC de Nelson Mandela n’est plus ! »

lundi 9 février 2015
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L’écrivain sud-africain André Brink est décédé dans la nuit du vendredi 6 au samedi 7 février 2015. Voici une interview publiée dans Jeune Afrique n° 2552, en décembre 2009, à l’occasion de la publication des Mémoires de cette figure de la lutte contre l’apartheid, ami de Nelson Mandela, qui commente notamment le débat francais sur l’« identité nationale » et évoque l’évolution de la nation Arc-en-Ciel.

En janvier 2010, le romancier sud-africain André Brink publiera une ­longue autobiographie intitulée Mes bifurcations (Actes Sud). Plus qu’un déroulé chronologique des événements marquants de sa vie – son engagement contre l’apartheid, ses amours, la publication d’Une saison blanche et sèche, la libération de Mandela… –, il s’agit d’une série de courts essais sur l’enfance, l’écriture, la musique, la question raciale, ­l’Afrique du Sud, la France, l’amour. « Tant que cela restera possible, je parlerai, je ne pourrai pas, je ne voudrai pas me taire. Tant qu’il y aura des bifurcations en chemin, je serai heureux d’emboîter le pas à l’hérétique Don Quichotte et je les emprunterai », écrit-il en guise de conclusion.

Rencontre à Paris avec un écrivain qui, quinze ans après la fin de l’apartheid, conserve toujours son sens critique.

Jeune Afrique   : En tant que romancier francophile, que pensez-vous de la polémique qui a opposé Marie NDiaye au député français demandant un « devoir de réserve » aux écrivains salués par le prix Goncourt  ?

André Brink  : C’est déplorable. C’est le métier d’un écrivain que de porter un regard lucide, sans ambiguïté et sans compromis sur l’ensemble de la société. Vouloir imposer aux romanciers le respect des autorités et des attitudes conventionnelles acceptables, c’est lamentable. Je ne m’attendais pas à ce type d’attitude en France, qui pour moi représente toujours le pays de la liberté, de l’égalité, de la fraternité. Je me range entièrement aux côtés de Marie NDiaye, contre l’attitude myope des autorités. J’espère que ce député n’est qu’une voix solitaire. S’il y en avait d’autres, il y aurait des raisons de s’inquiéter.

Comment réagissez-vous à l’expression « identité nationale », portée sur le devant de la scène par les autorités françaises  ?

Cette expression me rappelle un sentiment que l’on rencontre trop souvent en Afrique du Sud – et que l’on rencontrait surtout dans l’ancienne Afrique du Sud. Il s’agissait alors de définir l’identité des Afrikaners par opposition à l’identité des Noirs ou des Blancs de langue anglaise. Aujourd’hui, l’Europe entière ressent la nécessité de se redéfinir, notamment en raison de l’arrivée d’un grand nombre d’immigrés venus d’Afrique et d’ailleurs. Il est peut-être nécessaire de redéfinir l’« identité nationale ».

Il faut à mon avis étendre les frontières et élargir notre conception pour s’orienter vers une notion de l’identité qui soit plus accueillante.

Vous avez vécu à Paris dans les années 1960. Quel regard portez-vous sur la France d’aujourd’hui  ?

Je n’ai pas une impression très plaisante. Ni très rassurante. Je ne peux pas juger, car je n’en sais pas assez, mais je constate que la France n’est pas allée assez loin pour comprendre et accueillir les autres. Elle s’est repliée sur des définitions anciennes et des opinions périmées. C’est pourtant une belle aventure que de vivre dans une société de plus en plus diverse, porteuse de riches défis créatifs. J’aurais aimé que la France s’exprime avec moins d’appréhension, avec plus de générosité et de compréhension.

Pour en venir à l’Afrique du Sud, vous avez été très critique envers Jacob Zuma. Votre avis n’a pas ­changé  ?

Si, un petit peu. Car l’accession de Zuma au pouvoir l’a rendu un peu plus mesuré. Il est disposé à apprendre et à s’adapter à la situation. Auparavant, il donnait l’impression d’être quelqu’un d’assez myope, incapable de trouver des solutions aux énormes problèmes de l’Afrique du Sud. Mais il a démontré une réelle compréhension de la situation et une véritable volonté d’écouter ce qu’avaient à dire les gens ordinaires, et pas seulement les dirigeants politiques. C’est cette volonté d’écouter et d’agir qui m’a impressionné. Je sais que c’est un homme politique, qu’il aime être respecté et populaire au point de verser dans un populisme dont je me méfie, mais il a fait montre d’une générosité d’esprit que je n’attendais pas de lui. Pour l’instant, je suis prêt à lui accorder le bénéfice du doute et à lui laisser le temps de faire ses preuves.

Dans votre autobiographie, Mes bifurcations, vous écrivez  : « Depuis son accession au pouvoir, l’ANC est devenu l’ennemi du peuple » [p. 514]. C’est un jugement sévère…

Cela reste malheureusement mon avis. Quand je parle de l’ANC, je pense d’abord à l’ANC de Nelson Mandela et c’est cet ANC qui, je trouve, a été trahi. L’ANC actuel est un parti politique qui se prend toujours pour un mouvement de libération. Il manque d’ouverture d’esprit et semble avoir perdu sa base morale. Pour moi, peut-être parce que je suis écrivain, cette base reste le fondement le plus important de n’importe quel mouvement. Malheureusement, la rupture au sein de l’ANC, qui promettait il y a quelques mois une vraie ouverture vers l’Afrique et vers le monde, n’a pas encore pu aller assez loin, et l’identité de l’ANC n’a pas beaucoup changé.

Vous êtes très pessimiste ?

Même si je ne suis plus l’optimiste que j’étais, je n’en suis pas encore arrivé au stade du pessimisme. Dans cette situation assez ténébreuse, il y a toujours des lueurs qui continuent de me donner des raisons d’espérer. Si l’on prend un instant pour observer la scène politique et sociale actuelle et pour se souvenir de l’Afrique du Sud d’il y a quinze ans, il n’y a pas de quoi sombrer dans le pessimisme. Nous ne nous trouvons qu’au début d’une histoire démocratique.

La violence en Afrique du Sud vous inquiète toujours autant pour la cohésion du pays  ?

Il devient de plus en plus indispensable d’apprendre à vivre ensemble. Je raconte souvent la même anecdote. Le fils d’un ami à moi, qui est blanc, s’est lié d’amitié avec un petit Noir à l’école maternelle. Ils sont devenus inséparables. Un jour, le fils de mon ami a rencontré le père de son camarade et s’est exclamé  : « Tu ne m’avais pas dit que ton papa était noir  ! » Pour moi, c’est l’expression parfaite de ce qui peut advenir. Si une amitié comme celle-là peut exister, si un enfant en arrive à ne plus savoir de quelle couleur est l’autre, il y a beaucoup d’espoir.

Vous êtes toujours opposé à la « discrimination positive »  ?

Oui. Je comprends la nécessité d’une telle politique, notamment après la fin de l’apartheid. Mais cette discrimination prétendument positive a chassé des milliers de Sud-Africains blancs parmi les plus doués du pays vers le Canada, le Royaume-Uni, la Nouvelle-Zélande, l’Australie. Le pays ne pouvait pas se permettre et ne peut plus se payer cette hémorragie de talents. C’est une politique qui a agi contre le bien du pays. Il est certes nécessaire d’offrir des opportunités aux gens qui, auparavant, n’y avaient pas accès, mais il faut essayer de trouver les moyens de canaliser ces talents dans la bonne direction, sans sacrifier ceux des autres.

Le romancier et prix Nobel de littérature J.M. Coetzee a quitté l’Afrique du Sud pour l’Australie. Comprenez-vous cet exil ?

Franchement, non. J’ai beaucoup de respect pour lui en tant qu’écrivain et ami – même si ami est un mot sans doute trop fort car je ne crois pas qu’il ait vraiment des amis. Nous avons travaillé ensemble et dirigé des cours à l’université, mais il s’est toujours tenu à l’écart. Il est resté un étranger, quelqu’un de difficile à connaître. J’accepte qu’il ait eu ses propres raisons pour prendre une telle décision. Je ne peux pas en juger. C’est une grande perte pour la littérature sud-africaine car il compte parmi les plus grands de la littérature mondiale.

Vous êtes un écrivain politique. Diriez-vous engagé  ?

L’écriture dite « engagée » appartient à une époque spécifique. Le monde a tellement changé depuis l’ère de l’existentialisme, l’époque de Camus et Sartre, que j’hésite à l’employer aujourd’hui. En même temps, je défends l’idée d’une écriture qui prenne en compte les problèmes humains, les angoisses et les soucis de l’individu, dans un monde de plus en plus complexe, de plus en plus confus, et qui aille jusqu’à se saisir à bras-le-corps des ­grandes questions politiques et sociales. Non pas pour résoudre des problèmes et donner des réponses ­faciles, mais pour indiquer une direction possible.

Pourquoi avez-vous décidé d’écrire votre autobiographie ?

Ça n’est pas tout à fait ma décision. J’ai eu des demandes de plusieurs éditeurs et j’ai résisté pendant très longtemps. Je me méfiais de la notion d’autobiographie qui, traditionnellement, prend comme point de départ la naissance, traverse toute la carrière et suit la ligne d’une vie jusqu’à sa fin. C’est mon mariage avec ma femme actuelle, Karina, qui m’a permis de trouver une forme pour cet écrit. Je me suis intéressé à elle en tant qu’étrangère à l’Afrique du Sud. Elle est polonaise de naissance et elle a grandi dans des circonstances tout à fait différentes, presque incomparables. J’ai essayé de lui raconter ma vie avec l’intention de me l’expliquer à moi-même. J’ai abordé plusieurs questions qui me tenaient à cœur sous forme d’essais. Cela m’a donné la liberté de raconter mon histoire sans pour autant insister sur une série d’expériences se succédant de façon chronologique.

Vous parlez surtout des autres, en réalité, des amis, des proches…

Je ne trouve pas intéressant de me préoccuper de moi-même.. C’est une idée sartrienne : on se définit d’abord et surtout à travers les autres. C’est là aussi une idée profonde de la philosophie africaine. Je me trouve là où je me trouve grâce aux gens que j’ai rencontrés. C’est une façon de leur rendre hommage et d’essayer de définir ce que j’ai appris grâce à eux.

Les femmes occupent une place centrale dans votre vie…

C’est ce que je crois aussi ! Mais j’ai l’impression, que cette fois, j’ai trouvé mon chez moi avec Karina, ma femme actuelle. Je ne ressens plus le besoin de partir à la recherche de quelqu’un pour partager ma vie.

La France célèbrera bientôt les 50 ans de la mort d’Albert Camus. C’est un de vos auteurs favoris. Que vous reste-t-il de lui ?

Pour Camus, la définition des droits de l’homme s’enracinait dans l’idée de la révolte. C’est à partir de là qu’il a exploré ce qui contribue à élargir la notion de droits de l’homme. L’idée de dire non, c’est le refus des compromis, de l’injustice, du mensonge. C’est aussi accepter la nécessité de s’opposer à toute situation qui menace l’intégrité de l’être humain, sa dignité et ses choix. C’est là l’essence de Camus. 50 ans après sa mort, je crois que l’idée camusienne conserve toute sa pertinence.

Dans votre autobiographie, il y a un passage très sévère à l’égard d’Israël.

Je suis allé en Israël, j’ai visité la Palestine au début de ce siècle, j’ai vu ce qu’il s’y passait et c’est avec horreur que j’ai reconnu dans la situation des Palestiniens ce qu’étaient les conditions de vie de mes compatriotes noirs durant l’apartheid. J’ai une sympathie énorme pour ce que les Juifs ont vécu, en particulier durant la Seconde Guerre mondiale. J’ai visité plusieurs camps de concentration et cela compte parmi les expériences les plus bouleversantes de ma vie. J’ai vraiment un sentiment de respect et d’admiration pour les Juifs en général. Mais au regard de la politique officielle d’Israël, je pense que l’oppression dont sont victimes les Palestiniens dans leur propre pays est une des horreurs de notre époque.

La Coupe du monde de football 2010 approche. Pensez-vous que l’Afrique du Sud est prête pour ce grand événement  ?

Je reste un peu inquiet, car je ne suis pas sûr que les autorités sud-africaines soient vraiment en mesure de contrôler la situation. Sur le plan de la violence, de la circulation publique, des transports… Des millions d’étrangers vont venir et voir ce qu’il se passe dans les bidon­villes et les quartiers noirs des villes. On n’a pas encore fait assez pour démontrer au monde qu’on s’occupait des besoins de la majorité noire et qu’on était en mesure d’assurer la sécurité de tous les visiteurs.

© Vincent Fournier pour Jeune Afrique



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