Disparition de Fanny Colonna, chercheuse algérienne.

dimanche 23 novembre 2014
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Comme Pierre Bourdieu elle avait fait de l’Algérie son terrain de recherche. Fanny Colonna nous a quittés lundi 17 novembre 2014. Elle reposera en sa terre natale, à Constantine, où elle a grandi. Nous saluons sa mémoire pour son engagement dans la lutte de libération et les causes démocratiques après l’indépendance, pour son amour du pays – auquel elle consacra la plupart de ses travaux d’anthropologue et de sociologue –, et pour sa contribution d’importance au développement des études de sciences humaines et sociales sur l’Algérie.

Fanny Colonna : Une passion algérienne

La disparition soudaine de Fanny Colonna, décédée mardi 18 novembre 2014 à Paris, nous révèle l’existence d’une tradition et d’une génération de « socialscientists » algérienne que nous avons du mal à connaître et à reconnaître à cause de ses racines, de ses courants et de ses divisions, quelquefois même considérées comme impures.

Fanny Colonna est en effet le produit de cette double histoire coloniale et nationale, de la tradition sociologique algérienne qu’elle a su, mieux que beaucoup d’autres, conserver et dépasser. Née dans un village de l’intérieur de l’Algérie en 1934, d’une lignée d’émigrants de la colonisation, à la fin du XIXe siècle, venus du sud de la France, elle a su et pu opérer des choix professionnels et militants qui allaient à l’encontre de sa prime éducation sociale, politique et familiale. Ses choix étaient moins risqués que ceux des jeunes Algériens de sa génération mais, à coup sûr, pas moins douloureux du point de vue affectif.

La guerre d’Algérie ne l’avait pas désorientée mais bien altérée, notamment à cause de la disparition de son père dans des conditions tragiques. C’est aussi durant la guerre d’indépendance qu’elle s’est mariée, qu’elle a eu ses premiers enfants et qu’elle a commencé ses études universitaires à la faculté centrale d’Alger. En 1962, à la différence de la masse des Européens qui ont déserté l’Algérie, Fanny et son mari, Pierre Colonna, font le choix de rester et optent pour la nationalité algérienne.

Cette position et ces nouvelles conditions politiques et citoyennes expliquent une part importante de ses choix épistémologiques dans le champ scientifique français et algérien, qu’elle a su tenir des deux mains, sa vie durant.

En 1967, elle soutient, pour son diplôme d’études approfondies (DEA) de sociologie, un mémoire consacré à Mouloud Feraoun sous la direction de Mouloud Mammeri. Quelques mois après, elle devient assistante au département de sociologie à l’université d’Alger et effectue, sous la direction de Pierre Bourdieu, un doctorat de troisième cycle sur Les Instituteurs algériens (1883-1939) soutenu à Paris en 1975.

Comment parvenir à arracher les intellectuels aux tentations du pouvoir politique et à l’hétéronomie sans pour autant les pousser, les enfermer et les isoler dans leur tour d’ivoire, comment continuer et concilier l’autonomie scientifique et l’engagement politique et ainsi travailler à faire triompher les valeurs humaines de la justice et de la dignité »

Pierre Bourdieu, les Règles de l’Art, Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992.

Quand Mouloud Mammeri est désigné directeur du Crape (actuel CNRPAH) en 1969, il fait appel à son ancienne étudiante et collègue de l’université d’Alger comme à de nombreux autres jeunes diplômés algériens pour constituer un corps de chercheurs algériens au centre.

C’est durant ces décennies 1970-80 que Fanny Colonna fait ses premières enquêtes collectives à Timimoun et dans les Aurès et qu’elle connaîtra intensément le milieu culturel, artistique et intellectuel algérois. C’est également durant ces années, où la sociologie algérienne était flamboyante et déclinante en même temps, que Fanny Colonna a construit l’essentiel de son style, de ses orientations théoriques et sa personnalité scientifique.

Elle a été la seule à avoir conservé et su dépasser l’héritage scientifique colonial qui divisait toutes les communautés scientifiques d’Algérie et d’ailleurs. Son goût et sa tentation constante d’explorer des modèles théoriques et des approches méthodologiques variés la distinguent jusqu’à la marginalité. Son livre, Les Versets de l’invincibilité (édité en France en 1994, récemment réédité en Algérie sous un autre titre) est, selon ses propres mots, « une surdité générale ».

En effet, il n’a suscité aucun écho, aucune vocation, aucune recension mise à part celles de quelques collègues bien intentionnés. Ce livre est en effet le reflet de la théorisation« solitaire » de Fanny Colonna où l’on trouve, face à face et côte à côte, des théories, des sources et des matériaux d’inspirations et de statuts composites. Ce livre arrive, en effet, trop tôt et trop tard en même temps : pas seulement parce qu’en 1994, l’islam rural et local n’est pas le problème épineux de l’Algérie, alors confrontée au terrorisme islamiste, mais aussi parce qu’il creuse une approche théorique innovante qui ne suscite pas d’intérêt dans le milieu algérien des sciences sociales, dominé par une vulgate marxienne tenace et un tabou politique encore vivace sur tout ce qui concerne l’islam.

Avec de nombreux autres intellectuels algériens, Fanny Colonna fut à l’initiative d’un Comité international de soutien aux intellectuels algériens (Cisia), qui a assuré l’écho et l’accompagnement des Algériens contraints à l’exil à partir de 1993.

Depuis, elle vivait en France avec une carte de résidence qu’elle renouvelait tous les dix ans comme de nombreux autres émigré(e)s algériens de sa génération. L’enquête sur le retour des diplômés dans le tissu local en Egypte, qui avait pris deux années de terrain aux quatre coins du pays, était, pour Fanny Colonna, une sorte de retour et de reprise Sud-Sud de son travail sur l’Algérie et les Aurès en particulier. Une façon de revisiter le retour au local des jeunes lettrés algériens de l’école française ou des médersas réformistes dans le monde rural de l’Algérie du milieu du XXe siècle.

Pour la restitution et l’exposition des enquêtes de terrain du livre Les Provinces égyptiennes, elle s’était inspirée du best-seller de Pierre Bourdieu, La Misère du monde, paru en 1993 aux éditions du Seuil.

Pour revenir à ses deux « maîtres » (Pierre Bourdieu et Mouloud Mammeri), on peut dire que Fanny Colonna n’a jamais totalement adhéré à la théorie de la domination et du déracinement de Pierre Bourdieu, bien qu’elle admirait sa méthode et son exigence scientifique. Tout comme elle n’a jamais totalement adhéré à l’idée d’oralité savante et ascripturaire des sociétés rurales et berbères que défendait Mouloud Mammeri, tout en appréciant son intuition scientifique, son talent pédagogique et sa sensibilité littéraire. En effet, ces deux modèles ne répondent pas et ne l’aident pas à penser et à formuler sa propre quête sociologique de terre et d’ancêtres.

Davantage, ces deux théories ainsi que la tradition sociologique durkheimienne toute entière n’arrivent pas, selon elle, à penser et à constituer l’islam comme objet sociologique.

Fanny Colonna a été pour nous une directrice de recherche exigeante et bienveillante.

Son œuvre pluridisciplinaire qui mêle littérature, sources orales, archives, enquêtes sociologiques est marquée par un usage et une connaissance passionnée et/mais contrôlée du XIXe siècle, cette « île chronologique », pour reprendre un de ses termes, restera incontournable pour qui veut penser les conflits et les fragilités identitaires du pourtour méditerranéen.

Par : Kamal Chachoua, Mohand Akli Hadibi, Azzedine Kinzi et Loïc Le Pape

Ci-joint un lien à une page d’El Watan, où des ami(e)s de Fanny Colonna lui rendent hommage.

Transmis par la_peniche



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