Assassinat d’Hervé Gourdel : Le tragique et l’obscène

mercredi 1er octobre 2014
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L’assassinat (et non on ne sait quelle « exécution » comme le disent et l’écrivent très malencontreusement de nombreux journalistes) de notre compatriote Hervé Gourdel suscite une intense et légitime émotion tant en France qu’à l’étranger. On s’associe naturellement à la peine et aux chagrins de ses proches.

Mais, sous le coup de l’émotion, un certain nombre de contre-vérités, de mensonges éhontés, sont aussi proférés. Il n’est pas admissible de laisser la politique étrangère prise en otage par l’émotion, aussi légitime que soit cette dernière. Il est inacceptable que la politique intérieure puisse être cyniquement manipulée au nom de cette émotion. On voudrait ici rappeler un certain nombre de faits

1. Le soi-disant « Etat Islamique » est le fruit de plus de dix ans de politique américaine au Moyen-Orient.

L’organisation s’appelant « Etat Islamique », dont la barbarie est évidente, et qui donne tous les jours les preuves de sa sauvagerie dans la manière dont elle traite les populations sous son contrôle n’est pas née du hasard. Ce n’est pas le fruit simplement du « fanatisme » religieux, même si ce dernier joue un rôle de justification et de légitimation. Il convient de rappeler ici que le soi-disant « Etat Islamique » se développe sur les ruines laissées par l’intervention de ce qu’avec Maurice Godelier nous appelions en 2003 « l’isolationnisme interventionniste providentialiste » des Etats-Unis [1]. C’est cette intervention, avec ses suites, qui a durablement déstabilisé la région. Elle se fit au mépris du droit international et du droit des gens [2]. Les traces qu’elle a laissées sont encore douloureuses.

2. La montée de l’intégrisme musulman est le produit de la destruction des nationalismes arabes.

Un deuxième point, tout aussi important, est que la montée d’un intégrisme militant musulman répond à la destruction, elle aussi organisée et voulue par les Etats-Unis, des nationalismes arabes. Non que ces nationalismes, qu’il s’agisse du Nassérisme ou des partis se réclamant du parti Baas aient été exempts de défauts. Les régimes issus du nationalisme arabe ont été corrompus et souvent despotiques, mais en un sens pas plus que les nôtres. Le temps de leur nécessaire maturation ne leur fut jamais accordé. Rappelons que le discours de Michel Aflak, l’idéologue de ce nationalisme, correspondait à une véritable introduction de la modernité dans cette région du monde. La devise initiale du mouvement Baas, Wahdah, Hurriyah, Ishtirrakiyah, ce qui signifie « Unité, Liberté, Socialisme », fait référence à une idéologie reconnaissant le statut individuel de la personne humaine. Aflak d’ailleurs, tout en reconnaissant la présence dominante de la culture musulmane, affirme la nécessité de construire un Etat laïc.

Les Etats-Unis n’ont eu de cesse depuis maintenant une vingtaine d’années, de détruire ce qui aurait pu être l’embryon d’une modernité. Ceci a profité exclusivement aux courants les plus rétrogrades, et a engendré le développement d’un fanatisme religieux qui, désormais, s’attaque aussi aux Etats-Unis. C’est donc ce courant idéologique, que l’on associe aux « Néoconservateurs », et qui a produit cet isolationnisme interventionniste providentialiste, dont j’écrivais en 2003 qu’il était de la plus grande importance que l’on puisse l’endiguer [3]. C’est cette idéologie, et les intérêts qui lui sont sous-jacents, qui est l’origine réelle de l’intégrisme et du fanatisme musulman, même si ces derniers se développent maintenant selon des logiques qui leurs sont propres. On conçoit alors que de parler de « guerre de religion » ou de « choc des cultures » n’a aucun sens dans ce contexte, si ce n’est de construire un écran de fumée pour masquer les responsabilités réelles de cette crise et des drames qu’elle engendre.

3. Les victimes sont essentiellement et principalement locales.

Aussi horrifié que nous puissions l’être, et je le répète encore à juste titre, par l’assassinat barbare de notre compatriote, il ne faut pas oublier que les morts sont d’abord et avant tout en Irak et en Syrie. Qu’il s’agisse de musulmans, de chrétiens, de yazidis, ce sont les premières et bien plus nombreuses victimes de cette organisation barbare que l’on qualifie « d’Etat Islamique ». L’assassinat de la juriste et militante des droits de l’homme Samira Saleh Al-Naimi à Mossoul, qui vient juste d’être annoncé, vient nous le confirmer [4]. Il est tragique, et honteux, que l’on se focalise sur des victimes en oubliant les autres. Aussi, la manipulation et l’instrumentalisation de la douleur de la famille et des proches d’Hervé Gourdel à des fins politiques « franco-françaises », à laquelle se livrent tant le gouvernement (et le Premier-Ministre Manuel Valls) que des politiciens de l’opposition (comme l’ancien Président Nicolas Sarkozy) sont des actes irresponsables politiquement, et moralement de la plus grande obscénité.

4. La nécessité d’une défense de la laïcité.

Dans ce contexte, il convient de rappeler l’importance du principe de laïcité, inscrit dans nos institutions mais plus encore inscrit dans notre culture. Les croyances religieuses sont du domaine de l’intime, de la sphère privée. Elles ne doivent pas, quelles qu’elles soient, envahir l’espace public. Toute religion, si elle ne veut pas être « stigmatisée » doit se conformer à ce principe. Nous ne demanderons pas à la « communauté » des musulmans de France de manifester sa désapprobation de l’acte odieux dont Hervé Gourdel fut l’innocente victime par ce que nous ne pensons pas qu’existe une « communauté » musulmane (ou juive, ou catholique, ou protestante, etc…). Il n’y a QUE DES FRANÇAIS ! C’est en tant que Français que nous devons répondre à cet acte, en laissant nos convictions religieuses (ou athées) là où elles doivent être, soit dans la sphère privée.

Jacques Sapir le 26/09/2014

Transmis par Linsay



[1Maurice Godelier, Jacques Sapir, « Les États-Unis ou le chaos », Libération, 4 avril 2003, p. 13.

[3Sapir J., « Endiguer l’Isolationnisme interventionniste providentialiste américain », article publié dans la Revue Internationale et Stratégique, n°3/2003 (51), pp. 38-44.



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