Afrique subsaharienne : le mythe de la réussite (II)

lundi 12 août 2013
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« Sous-impérialisme » et nouvelle bourgeoisie comprador

Un autre changement, c’est la participation revendiquée du capitalisme africain à l’exploitation néolibérale de la sous-région, après les partages négriers des XVIe-XVIIe siècles, colonial de la fin du XIXe siècle et néocolonial des années 1950-1960 [1].. C’est l’Afrique du Sud, leader économique de l’Afrique subsaharienne, investisseur traditionnel [2] handicapé pendant des décennies par l’apartheid constitutionnel, détentrice non seulement des capitaux mais aussi d’une indéniable expertise dans l’exploitation, l’exportation et la transformation des matières premières, qui occupe la première place dans cette nouvelle édition de la course vers les ressources naturelles sous-régionales, du Botswana au Mali. Y compris pour la conquête des terres arables. Ce qui lui vaut d’ailleurs l’accusation de sous-impérialisme. Marchant sur ses traces, il y a l’Angola, un des champions du monde de la croissance pendant les dix dernières années, qui, tirant profit de l’importance des rentes du pétrole et du diamant, du dynamisme de sa Société nationale des combustibles (Sonangol), s’est lancé dans l’investissement direct étranger.

Le capital angolais, déjà considéré comme néocolonial au Cabinda, enclave agitée par le sécessionisme, s’est par exemple engagé dans la production minière, l’exploitation de la bauxite, en Guinée-Bissau. Il y a été accusé d’amorcer une vassalisation : 10 % seulement de parts pour les Bissao-Guinéens dans une joint-venture d’exploitation de la bauxite, accompagné du projet de construction d’une infrastructure portuaire (à Buba). Il y avait aussi la présence d’une mission militaire — incluant la formation de la police locale — dans le cadre de la Communauté des pays de langue portugaise (CPLP) et du Conseil de paix et de sécurité de l’Union Africaine (alors présidé par l’Angola) pour le retour à la stabilité de ce pays aux putschs à répétition [3]. La supposée influence angolaise, avec le soutien du Portugal [4], sur l’avenir de la Guinée-Bissau n’agaçait pas seulement des fractions de l’armée et de la « classe politique » locale, opposées au gouvernement du Premier ministre Gomes Juníor, alors victime du dernier putsch, mais aussi des ténors de la CEDEAO — la Côte d’Ivoire, le Nigeria et le Sénégal — qui y voyaient, malgré la lusophonie partagée par l’Angola et la Guinée-Bissau, une ingérence étrangère, d’un État de l’Afrique australe, dans les affaires de la communauté ouest-africaine. L’Angola du Mouvement populaire pour la libération de l’Angola (MPLA) a, de son côté, le soutien de la Guinée dirigée par le Rassemblement du peuple de Guinée d’Alpha Condé (membre de l’Internationale socialiste comme le MPLA), qui avait bénéficié d’une aide financière angolaise pour le remboursement d’une dette de l’État guinéen à un fonds sud-africain.

Il semble par ailleurs que le leadership au sein de la lusophonie africaine — rien que cinq États — ne suffit pas à l’Angola. Certains observateurs évoquent des velléités de concurrence avec l’Afrique du Sud en matière de leadership politique en Afrique australe [5]. La puissance financière chassant le sentiment d’égalité, il est à craindre que la forte croissance de ces économies, suscitant l’expansion hors frontière des capitaux plutôt que des investissements locaux dans le social, produise plus d’ambitions sous-impérialistes dans la sous-région.

Dans ce développement du capitalisme néolibéral de l’Afrique, les classes dominantes locales se contentent encore en général de leur statut de bourgeoisie comprador [6] dans la structure hiérarchisée de l’économie capitaliste mondiale. C’est ce que le Nouveau partenariat pour le développement économique de l’Afrique (NEPAD) adopté par l’UA en 2001, avait clairement exprimé par sa dépendance principielle à l’égard du capital étranger, tournant ainsi le dos à l’esprit du Plan d’action de Lagos.

Toutefois, ce n’est plus la bourgeoisie comprador des toutes premières années de « l’indépendance », voire des deux premières décennies. En effet, il n’y a plus en Afrique de secteur — du secteur minier et pétrolier au transport aérien, en passant par l’industrie alimentaire et le secteur bancaire — où ne sont présent-e-s ces capitalistes africain-e-s, dont l’accumulation primitive est presque toujours liée aux rentes de situation dans l’appareil d’État, à la gestion gabegique de celui-ci et autres actes illicites — dont le relais des cartels narco-trafiquants sud-américains, du Mozambique au Mali, en passant par le Ghana — ayant bénéficié et bénéficiant encore de l’impunité. Le Black Economic Empowerment (BEE, transfert du pouvoir économique aux Noirs) sud-africain inscrit dans la politique post-apartheid a aussi considérablement agrandi le cercle des capitalistes africain-e-s, qui constitue le gros lot des 4,84 % de la « classe riche » africaine établie par la Banque africaine de développement (BAfD). Ainsi, bien que ce ne sont pas leurs activités qui ont principalement boosté la croissance africaine, on ne peut plus dire de la bourgeoisie africaine qu’« elle n’est pas orientée vers la production » (F. Fanon) ou qu’on n’y trouve pas de financiers. Certes, la présence de ces capitalistes africains est encore inversement proportionnelle dans tels secteurs par rapport à tels autres : elle est, par exemple, très faible dans les secteurs miniers et pétroliers — où le statut d’actionnaire important suffit le plus souvent. Elle est aussi rarement en position hégémonique ou de leadership face aux capitaux provenant des centres du capitalisme et investis dans le même secteur. Que ce soit dans leur propre pays ou dans un autre pays africain [7].

« Accumulez, accumulez ! C’est la loi et les prophètes ! » [8]

Ce capitalisme africain se constitue aussi par la violence meurtrière. La croissance économique accroît la conflictualité entre les différentes fractions politiques en compétition pour la gestion néolibérale des États néocoloniaux, une source traditionnelle d’accumulation primitive du capital ou de sa reproduction. Identités ethniques, régionales, confessionnelles et autres sont instrumentalisées pour la mobilisation populaire, jusqu’à la violence armée — pour celles qui en ont la capacité financière ainsi que le soutien des réseaux capitalistes et politiques extérieurs — en vue d’accéder au contrôle de la redistribution des fruits de la croissance et autres privilèges illicites ou légalisés.

Le long conflit ivoirien entre la fraction gouvernante de Laurent Gbagbo (lancée dans une accumulation primitive du capital effrénée ainsi qu’une reproduction néolibérale du capital) et celles d’Alassane Dramane Ouattara et d’Henri Konan Bédié (se considérant comme injustement exclues du contrôle de la redistribution des fruits de la croissance) en est une bonne illustration [9]. L’issue trouvée par la « communauté internationale » : une action militaire des Nations Unies et de l’armée française pour déloger Laurent Gbagbo du palais présidentiel afin d’y placer l’ancien Directeur général adjoint du FMI, membre éminent de l’Internationale libérale et ami du président français d’alors. Depuis, les violations des droits humains ont continué, y compris sous forme de revanche ethnopolitique ; les seigneurs de guerre criminels, encore actifs en la matière, sont désormais présentés comme des démocrates [10]| ; des butins de guerre ont été transformés en capital localement (non plus seulement dans des pays voisins) ; des situations rentières ont été acquises ; de gros marchés ont été octroyés aux investisseurs étrangers amis . Bref, la reproduction du capital néocolonial se passe bien. Le peuple ivoirien devrait se contenter d’avoir été sauvé d’un supposé pire.

Comme si ce n’était pas déjà trop pour le continent, voilà qu’au Mozambique, devenu ces dernières années un eldorado gazier et carbonifère, avec une croissance moyenne de 7 % pendant les dix dernières années, Afonso Dhlakama, le dirigeant de l’ancienne rébellion armée anticommuniste, la Résistance nationale mozambicaine (RENAMO), devenue le deuxième parti politique du pays, a sonné la remobilisation de ses anciennes troupes [11]. Cette nouvelle menace [12] de reprise de la guerre civile est en fait une réaction à la consolidation en cours du monopole oligarchique des dirigeants du parti au pouvoir depuis l’indépendance, le Front de libération du Mozambique (FRELIMO). Les principaux dirigeants, civils et militaires, de ce parti, anciennement classé dans le camp socialiste, s’avèrent des affairistes — avec le sens dynastique de la bourgeoisie — aux dépens du trésor public, et des cyniques, indifférents à la pauvreté et la misère dans lesquelles vit la grande majorité du peuple mozambicain [13].

Violence qui peut aussi être la bonne application d’une autre leçon du capitalisme historique : l’accumulation par prédation à l’étranger. Ce qu’illustre assez bien la tragédie que vivent, depuis bientôt vingt ans, les populations du nord-est de la République démocratique du Congo, où le régime rwandais est constamment accusé par des commissions d’enquête des Nations Unies comme étant le principal soutien des rébellions armées congolaises récurrentes, criminelles et pillardes [14]. Des capitalistes rwandais, pilleurs et marchands/exportateurs des ressources naturelles congolaises (coltan, cassitérites, etc.), aux industries de certains pays d’Europe et d’Asie [15], contribuent ainsi à la croissance de leur pays. Comme si la mémoire des millions des victimes du génocide et des massacres de 1994, pour la défense des privilèges de l’oligarchie alors au pouvoir, pouvait être instrumentalisée comme légitimation d’une opération d’accumulation primitive et de reproduction du capital par prédation, au prix de millions de vies, de viols et autres violences dans le Congo (RD) voisin. Des victimes que ne prend pas en compte « Doing Business » [16] et autres classificateurs des performances économiques du Rwanda. Tout comme d’ailleurs, ceux qui apprécieront les performances des industries de haute technologie de la communication utilisant ces matières premières entachées de cadavres et d’humiliations profondes. Rien de nouveau en fait. Le vampirisme est une caractéristique du capitalisme réel, dans toutes les phases de son histoire ». D’où l’indécence de la nostalgie du capitalisme keynésien, assez courante dans la gauche des sociétés capitalistes dites développées, qui semble incapable d’articuler le compromis capitaliste, dans les sociétés du centre, entre le capital et le travail, dit entre autres “Trente glorieuses”, avec les malheurs dans les satrapies ou territoires néocoloniaux du Tiers Monde en général, d’Afrique subsaharienne en particulier.

De « la transformation de l’Afrique en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires »  [17] des premiers siècles du capital aux pillages minier et pétrolier des XXe et XXIe siècles, il y a toujours eu la complicité intéressée de certains autochtones. Ceux-ci sont bien plus nombreux qu’avant-hier et assez visibles dans cette phase néolibérale : la nouvelle bourgeoisie comprador est la principale bénéficiaire locale des fruits d’une croissance socialement et écologiquement nocive. Pour une partie importante de cette nouvelle bourgeoisie il sera impossible à court terme, voire à moyen terme, d’effacer de la mémoire populaire les traces de ses procédés d’accumulation primitive et de reproduction de son capital. Ces dirigeants politiques ou administratifs habiles en détournement des biens publics, des rentes minières et pétrolières (les kleptocraties pétrolières du Golfe de Guinée, par exemple), qui sont corrompus par des investisseurs étrangers, habiles en surfacturations et en chantiers parfois inachevés bien que souvent déjà payés, en fraude fiscale et autres privilèges illégaux. Toute cette immoralité aux graves conséquences sociales est oubliée par les apologistes de la croissance africaine et du dynamisme du secteur privé africain.

Jean Nanga 27 juin 2013

Transmis par Linsay



Jean Nanga est militant du CADTM en Afrique, il collabore régulièrement à la revue Inprecor qui a publié cette étude dans son n° 592/593 de mars-avril-mai 2013. La version présentée sur le site du CADTM est une version légèrement différente de celle publiée par Inprecor. Le titre de la série et le découpage de l’étude écrite par Jean Nanga sont dus à Éric Toussaint.


[1Voir la première partie de cette série

[2Il y avait déjà des capitaux sud-africains dans plusieurs pays d’Afrique, dans le secteur minier et en Afrique australe surtout, pendant la période coloniale, Cf. par exemple, Kwame Nkrumah, « Le néo-colonialisme dernier stade de l’impérialisme », Paris, Présence Africaine, 1973 [Londres, 1965].

[3On ne parle pas de vassalisation dans le cas, par exemple, du partenariat dans le pétrole congolais entre la Société nationale des opérations pétrolières de Côte d’Ivoire (PETROCI) et la Société nationale des pétroles du Congo — Brazzaville — (SNPC). Concernant les relations entre l’Angola et la Guinée-Bissau autour de la crise dans ce pays-ci, cf, par exemple, International Crisis Group, « Au-delà des luttes de pouvoir : que faire face au coup d’État et à la transition en Guinée-Bissau ? », « Rapport Afrique », n° 190, 17 août 2012 ; « Guinée-Bissau : Rui Duarte Barros dit tout … », « Les Afriques » http://www.lesafriques.com/index2.p... ; « Angola-Bauxite en Guinée-Bissau », « Les Afriques », 16 mai 2008, http://www.lesafriques.com/index2.p...

[4Il y a, suite à la crise que connaît le Portugal, une mutation dans les relations avec ses anciennes colonies, dont l’Angola, cf. par exemple, l’article synthétique de Bernard Derty, « Le Portugal s’appuie sur son ancienne colonie », « Pays émergents », http://www.pays-emergents.com/html/...

[5Alex Vines & Markus Weimer, « Angola : Thirty Years of Dos Santos », « Review of African Political Economy » n° 120, p. 287-294. Une autre caractéristique actuelle du capital angolais, public et privé — celui-ci découlant originairement de celui-là — c’est son expansion ultramarine : la Sonangol contrôle la principale banque privée de l’ancienne métropole coloniale, la Banque commerciale du Portugal, est présente dans les hydrocarbures du Portugal (Galp Energia) et dans ZON Multmédia, en partenariat avec la fille du président angolais, Isabel Dos Santos — première femme africaine milliardaire (en $), 13e fortune africaine et 736e mondiale, dans le classement « Forbes » de 2013 — qui est aussi présente dans le secteur bancaire métropolitain, etc. Sonangol a aussi investi ailleurs, dans le secteur pétrolier irakien, par exemple.

[6La bourgeoisie comprador (terme portugais qui signifie acheteur NDLR) désigne la classe capitaliste qui, dans les pays dominés, tire sa richesse de sa position d’intermédiaire dans le commerce avec les puissances impérialistes, par opposition aux bourgeoisies ayant des intérêts dans le développement de l’économie nationale. En d’autres mots, la bourgeoisie comprador est une classe capitaliste locale asservie ou ne servant que de relais aux projets de l’impérialisme.

[7Nous avons en dehors de la famille Oppenheimer en Afrique du Sud, plus vieil investisseur transnational africain, les cas, par exemple, du Soudanais Mo Ibrahim, fondateur de Celtel — qui avait bien parasité le FSM à Nairobi —, du Congolais (RD) Kalaa Mpinga patron de Mwana Africa actif dans le secteur minier en Afrique du Sud, Angola, Botswana, Congo (RD) et au Zimbabwe, du Nigerian Aliko Dangote (1re fortune africaine et 43e mondiale) actif dans les boissons sucrées, le ciment (avec des projets à court terme en Irak, en Birmanie), les engrais, la farine, l’immobilier, le sucre, le pétrole, etc., est présent dans un pays de chacune des communautés économiques d’Afrique subsaharienne. La famille égyptienne Sawiris (BTP, télécoms, science et technologie, industrie…) a des investissements dans les télécoms (ORASCOM) au sud du Sahara. Mais nous avons fait le choix de ne pas traiter ici des capitaux nord-africains placés au sud, à l’instar de la percée de la banque marocaine Attijariwafa dont le réseau est en extension permanente.

[8K. Marx, « Le Capital », Livre I, Septième section, Chapitre XXIV.

[9J. Nanga, « Deux fractions oligarchiques déchirent le pays », « Inprecor » n° 569/570 de janvier-février 2011

[10Cf. par exemple, le rapport d’Amnesty International, La loi des vainqueurs. La situation des droits humains, deux ans après la crise post-électorale , 2013, http://www.amnesty.org/fr/library/i...

[11Staff Reporter, « Dhlakama’s war talk tests Mozambique’s leadership », october 20, 2012, http://www.thezimbabwemail.com/worl...

[12Cf., par exemple, le câble confidentiel de l’ambassade états-unienne à Maputo : « Mozambique — Renamo officers threaten to “return to the bush” over military retirements », 05MAPUTO1137, daté du 01-09-2005, http://wikileaks.org/cable/2005/09/...

[13« Du treillis étoilé à l’attaché-case grand luxe », « La lettre de l’Océan Indien » n° 1326, 11 février 2012. En Angola il y a la fille Dos Santos, la première africaine milliardaire (en dollars), au Mozambique, nous avons les filles du président Guebuza : « Le business des filles Guebuza », « La lettre de l’Océan Indien » n° 1326. Cf. aussi, Maxime Serignac, « Mozambique : Faim et colère », « Afrik.com », 2 septembre 2010, http://www.africatime.com/afrique/p...

[14Conseil de sécurité (CS/10823) « Le Conseil [de sécurité] demande a M23 de se retirer immédiatement de Goma et dit son intention d’envisager d’autres sanctions contre ce mouvement et ses appuis extérieurs », 20/11/2012, (http://www.un.org/News/fr-press/doc...). L’Ouganda aussi est souvent montrée du doigt mais avec moins d’insistance que le Rwanda ces dernières années.

[15En annexe I de l’ONU, « Report of panel of Experts on the Illegal Exploitation of Natural Resources and Other Form of Wealth of the Democratic Republic of the Congo », S/2001/357, 12 April 2001, est indiqué, en plus de celles citées dans le rapport, un échantillon — une trentaine — des entreprises étrangères (de certains pays européens et asiatiques surtout) acquérant via le Rwanda des minerais (coltan et cassiterites) pillés en République démocratique du Congo.

[16Quelques mois avant le déclenchement de la crise malienne, « Doing Business » paraît le Mali de vertus, en matière de climat des affaires, alors qu’il était gangrené par le narcotrafic et la corruption ; des affaires bien rentables, en effet.

[17Karl Marx, « Le Capital », Livre I, Huitième section, Chapitre XXXI : « Genèse du capitaliste industriel ».



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