Afrique subsaharienne : le mythe de la réussite (I)

lundi 5 août 2013
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Une série d’articles parus sur le site du CADTM et qu’il nous a semblé important de reprendre ici

Dans le contexte actuel de crise internationale du capitalisme, l’Afrique subsaharienne est présentée comme une zone de l’économie mondiale qui s’en tire bien. En 2012, aucun des États n’était considéré comme en récession : du 0,8 % de croissance du PIB au Swaziland, au 8,7 % (après 13,7 % en 2011) au Ghana, en passant par les 7 % du Congo-Brazzaville, 2,7 % de l’Afrique du Sud et 4 % de Maurice [1]. La croissance moyenne de la sous-région est de 5,8 %, bien au-dessus de la moyenne mondiale située autour de 3 %.

C’est une situation bien différente de celle des années 1980-1990, au cours desquelles l’Afrique subsaharienne — hors Afrique du Sud — était présentée comme un boulet. À tel point que les idéologues du Capital la présentaient comme extérieure à l’économie mondiale, la tâche de la bureaucratie économique internationale était de l’y intégrer. Elle affichait alors un surendettement public extérieur, aussi bien bilatéral que multilatéral, considéré comme critique. Une conséquence, entre autres, de l’habileté cynique avec laquelle les États-Unis étaient arrivés à résoudre provisoirement leurs difficultés post-Guerre du Vietnam aux dépens des économies de la périphérie capitaliste.

Selon le Fonds monétaire international (FMI), le niveau d’endettement général de cette sous-région, est passé de plus de 100 % à une moyenne de 40 % du PIB, mais avec de grandes disparités : d’un encours de dette publique extérieure correspondant à 4,7 % pour la Guinée équatoriale aux 150 % pour le Zimbabwe, en passant par les 58 % des Comores et les 71 % du Cap-Vert. Ainsi, c’est toujours en Afrique subsaharienne que l’on trouve le plus grand nombre des dits « pays pauvres très endettés ». D’ailleurs, certains États bénéficiaires ou en attente d’un prétendu allègement de leur dette extérieure, font partie de ceux qui affichent des bons taux de croissance, de 4 % à 7 %, à l’instar du Congo-Brazzaville et de la Côte d’Ivoire.

Dans l’ensemble, la sous-région est censée faire mieux en 2013-2014, d’après les prévisions de l’ONU, du FMI et consorts [2]. Et l’avenir serait radieux en 2050, d’après le McKinsey Global Institute ainsi que d’autres adeptes du culte de la croissance [3]. Eu égard à ce « dynamisme salvateur » de l’économie capitaliste mondiale, certains analystes n’hésitent pas à évoquer l’Afrique comme une future locomotive de l’économie capitaliste mondiale, après avoir été, pendant des siècles, principalement fournisseuse de force de travail et de matières premières. Des prédications qui enthousiasment des afrocentristes et afro-optimistes, oubliant que ces analystes qui fanfaronnent avec une mystifiante sophistication mathématique sont les mêmes qui n’avaient pas vu venir la crise et dont les supposées solutions apportées à celle-ci s’avèrent non viables [4].

Idéologie économique et métamorphose de la domination

Cet enthousiasme pour la croissance économique sous-régionale des dix dernières années ainsi que l’optimisme pour l’avenir qui l’accompagne relèvent plus de l’idéologie qui embrume ceux et celles qui le produisent/reproduisent. Car ces « performances » prouvent la domination persistante du capitalisme central sur ces économies ou leur hétéronomie plutôt qu’un quelconque « développement auto-dynamique et autocentré », chanté jusque dans les années 1980, par exemple dans le Plan d’action de Lagos pour le développement économique de l’Afrique 1980-2000 [5]. Voire quelque « propre chemin [africain] de la croissance », comme le dit un des activistes africains les plus en vue du néolibéralisme [6] qui ne tient pas compte de la persistance de la spécialisation héritée de l’exploitation coloniale. Ladite croissance est encore essentiellement tirée par l’exploitation pétrolière et minière, par des transnationales originaires des traditionnelles économies capitalistes dominantes ou impérialistes, qui exportent la production vers leurs industries de transformation. Ce sont elles qui sont, comme d’habitude, les principales bénéficiaires de la croissance dite africaine.

Le principal changement survenu dans cette tradition économique en Afrique, c’est la participation très évidente, ces dernières années, des entreprises des nouvelles puissances économiques capitalistes dites « pays émergents », de la Chine au Brésil, en passant par l’Inde, en collaboration et en concurrence avec les puissances traditionnelles — européennes et états-unienne. Cette percée, tout en consolidant l’emprise du capitalisme sur le continent, y entraîne des changements dans le jeu impérialiste [7]. De nombreux États africains ne sont plus aujourd’hui dans le même rapport à certains dogmes du néolibéralisme que dans les années 1980-1990, voire jusqu’aux cinq premières années du nouveau siècle. Il y a une relative remise en cause de ce qui est censé avoir davantage renforcé leur traditionnelle hétéronomie financière. Avec en arrière-plan l’influence des performances économiques de la Chine — impossibles sans l’existence d’un État entrepreneur encadrant le capital privé — qui ont concrètement battu en brèche le dogme du désengagement économique de l’État [8] comme condition sine qua non du progrès économique.

Les économies dépendantes de l’extractivisme avaient vu leurs rentes diminuer, suite au diktat des institutions financières internationales comme l’a reconnu la Commission économique pour l’Afrique de l’ONU : « D’un point de vue économique, les réformes des années 1980 et 1990 ont ouvert de nombreux pays aux investissements privés dans le secteur minier. Pourtant cette nouvelle situation n’a pas toujours eu des effets bénéfiques, car les gouvernements étaient obligés de faire d’importantes concessions pour attirer les capitaux vers ce secteur, en raison de la concurrence féroce à l’échelle mondiale pour l’obtention de ces capitaux. » [9] Ainsi, depuis quelques années, il y a (a contrario de la lettre du Consensus de Washington) des réformes dans l’autre sens : les codes miniers et pétroliers sont révisés en vue de rapporter plus aux trésors publics nationaux, à travers aussi bien la hausse de la fiscalité que la participation des États dans les entreprises extractives (Burkina Faso, Cameroun, Gabon, Guinée, Mali, Zambie, Zimbabwe) ce qui n’est pas sans poser de problèmes.

D’une part avec les transnationales qui n’entendent pas d’une bonne oreille toute initiative susceptible de réduire leurs profits ou quelque instauration d’un partage moins léonin. Ce qui a été réaffirmé par certaines entreprises minières lors de l’édition 2013 de leur conférence internationale « Mining Indaba », tenue en début février au Cap, en Afrique du Sud. Ces entreprises paraissent aussi agacées par la politique chinoise de construction des infrastructures publiques dans les pays partenaires, dans le cadre des contrats d’exploitation des ressources naturelles. Une pratique qui séduit les gouvernant-e-s africain-e-s, vu que les transnationales traditionnelles ne les y avaient pas habitués. Avec le risque, pour celles-ci d’avoir, à court terme, le capital chinois aussi présent dans le secteur minier qu’il l’est déjà dans le secteur pétrolier. L’Afrique subsaharienne est ainsi écartelée entre l’hégémonie traditionnelle des capitaux d’Europe occidentale et des États-Unis et l’expansion des capitaux des puissances capitalistes émergentes, chinois en particulier, qui sont ensemble les principaux acteurs de la croissance africaine. Sans oublier, évidemment, la force de travail exploitée et sur-exploitée dont les réformes des codes du travail des années 1980-1990 ainsi que les dévaluations monétaires avaient réduit les prix (pas ceux des travailleurs dits expatriés) pour attirer les investisseurs. Mais ce n’est pas le sort de ces travailleurs qui préoccupe les gouvernants se voulant réformateurs.

D’autre part, il y a problème au niveau de certaines équipes gouvernementales, à l’instar de celle de la Côte d’Ivoire. Il y aurait des désaccords entre, d’une part, le ministre des Mines, du Pétrole et de l’énergie, Adama Toungara, et son collègue de l’économie et des Finances Charles Koffi Diby et, d’autre part, le chef de l’État, Alassane Ouattara, hostile au projet élaboré par ceux-là. Selon la publication spécialisée « Africa Mining Intelligence » : « Le nouveau dispositif prévoyait qu’après avoir recouvré les investissements liés aux opérations minières, chaque compagnie devrait verser une quote-part de 50 % à l’État ivoirien pour toute production d’une valeur comprise entre 1 et 100 millions $. Cette quote-part évoluerait de manière graduelle (…) Il était également prévu d’augmenter la participation de l’État dans chaque compagnie minière à hauteur de 25 %, contre 10 % aujourd’hui. Résultat : Ouattara a confié la rédaction d’une nouvelle mouture aux services de Philippe Serey Eiffel, l’omniprésent coordonnateur du corps de conseillers de la présidence. Quoiqu’il arrive, les permis d’exploitation seront à l’avenir attribués par décret présidentiel. » [10] Deux nuances dans la conception du rôle de l’État dans l’économie néolibérale ivoirienne : une plus grande autonomie financière dans la dépendance contre un conservatisme concernant la domination des transnationales. Comme celles-ci sont ouvertement hostiles à ces nouvelles révisions, l’ancien directeur général adjoint du FMI et idéologue de la néolibéralisation salvatrice de l’Afrique [11] justifierait son orientation par la volonté de ne pas dissuader les investisseurs-rois, qui ne manqueraient pas d’aller voir dans les autres économies extractivistes de la sous-région aux dispositifs législatifs considérés comme bien plus attractifs. En dépit de la mobilisation de certains secteurs de la société civile pour l’harmonisation des codes miniers et pétroliers, la majorité des États ne respectent pas encore les engagements pris dans le cadre de la Politique de développement des ressources minérales de la Communauté économique et douanière des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). Malgré l’efficacité d’une telle harmonisation : « Il est capital que les compagnies minières puissent trouver les mêmes normes dans tout l’espace communautaire. S’ils essayent de respecter les normes concernant les droits de l’homme et de l’environnement, les États auront moins la crainte de perdre un investisseur. » [12] En attendant, malgré « les affirmations vibrantes sur l’unité du continent » (F.Fanon), c’est l’esprit de compétition, qui plaira le plus aux transnationales — traditionnelles ou des BRIC — qui règne entre les États de la sous-région.

Le culte de la croissance semble ainsi incompatible avec une solidarité sous-régionale de bon sens, cinquante ans après la création de l’Organisation de l’Unité Africaine, institution du panafricanisme des États. Comme le prouvent, par ailleurs, les tensions relatives à l’exploitation des ressources naturelles situées dans des zones frontalières problématiques, à l’instar de la menace récente de guerre entre le Malawi et la Tanzanie pour le pétrole découvert dans le lac Nyassa.

28 mai 2013
Jean Nanga

Transmis par Linsay



[1Nous utilisons les chiffres des rapports publiés par les institutions onusiennes et apparentées (Banque mondiale, Banque africaine de développement, Fonds monétaire international, etc.)

[2« Rapport des Nations Unies : L’économie africaine rebondit en dépit d’un ralentissement économique mondial », « Situation et perspectives de l’économie mondiale 2013 », Département de l’information des Nations Unies, Addis Abeba, 17 janvier 2013, http://www.un.org/en/development/de...

[3Le rapport du McKinsey Global Institute, « Lions on the move : The progress and potential of African économies » (june 2010), est devenu l’un des évangiles de cet afro-optimisme néolibéral. Du super-optimisme de Mandela (« Africa’s Time has Come : The role of The United States In Aid and Development Efforts », communication faite à The Brookings Institution, Monday, May 16, 2005) à l’espérance d’Achille Mbembe (Valérie Marin La Meslée, « Mbembé : “Le temps de l’Afrique viendra” », « Le Point », 11 février 2013 : http://www.lepoint.fr/culture/mbemb.... php), il y a prédication d’un temps de l’Afrique dont on ne sait pas s’il sera aussi impérialiste dans le fil de cette tradition qui part du Portugal au XVe à la Chine du XXIe siècle en passant par l’Espagne et les États-Unis, vu que la question n’est pas abordée en termes de classes sociales mais de continentalité, une vision bien petite-bourgeoise, pour ne pas dire pire. Par ailleurs, on peut même se demander si derrière l’Afrique, il ne s’agit pas plutôt d’Afrique subsaharienne et sa négritude dominante, comme chez les « afrocentristes ».

[4Pour des articles critiques sur l’actuelle crise économique du capitalisme central, cf. « Inprecor » n° 556-557 : « Spéciale crise mondiale » ; « Agone » n° 49, 2012, « Crise financière globale ou triomphe du capitalisme ? » ; et en livre, par exemple : Robert Kurz, « Vies et mort du capitalisme », Paris, Lignes, 2011.

[5Adopté en avril 1980 à Lagos par l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA), soit avant la systématisation de la consolidation de la dépendance néocoloniale à travers les programmes d’ajustement structurel néolibéral.

[6Nicolas Champeaux, (entretien avec) « Lionel Zinsou : “Il y a de la croissance dans l’économie africaine” », RFI, 1er janvier 2013 (http://www.rfi.fr/print/905191). Le Bénino-Français L. Zinsou est ainsi présenté par la revue « Pouvoirs » (Revue française d’études constitutionnelles et politiques, n° 129, « La démocratie en Afrique », p. 4) : « membre du comité exécutif de PAI (société de capital-investissement), a été associé-gérant de la banque d’affaires rothschild et Cie, directeur général de danone et chargé de mission au cabinet du premier ministre Laurent Fabius, il est actuellement conseiller spécial du président de la République du Bénin. »

[7Cf. J. Nanga, « Afrique subsaharienne : après cinquante ans d’indépendance » (« Inprecor » n° 562-563, juin-juillet 2010) pour la nouvelle compétition de façon générale. Les changements sont aussi effectifs en Amérique dite latine, en Asie et en Europe.

[8La Commission économique pour l’Afrique et l’Union Africaine ont intitulé le Rapport économique sur l’Afrique 2011 : « Gérer le développement : le rôle de l’État dans la transformation économique » et il y est question centralement du « Besoin d’un État développementiste en Afrique ».

[9Commission Économique pour l’Afrique/Commission sur le développement durable, « Rapport d’examen sur l’exploitation minière (Résumé) », Addis-Abeba, 29 septembre 2009, p. 6.

[10« La réforme minière retoquée par ADO », « Africa Mining Intelligence », 25 avril 2012. Cf. aussi, « Côte d’Ivoire : nouveau code minier et soif de brut » (« Ouestafnews », 13 janvier 2013, http://www.ouestaf.com/Cote-d-ivoir...) qui laisse penser que la ligne Toungara aurait triomphé.

[11Cf. Alassane Ouattara, « Africa. Agenda for the 21st Century », « Finance & Development », March 1999, p. 2-5

[12Aliou Diongue (propos recueillis par), « Hélène Cissé : “S’il y a le même code partout, l’investisseur s’y pliera” », « Les Afriques » (http://www.lesafriques.com/index2.p...). Ce travail de révision des codes est soutenu par la BAD, à travers la Facilité africaine de soutien juridique (ALSF en anglais) qui, sous le couvert de mettre à la disposition des gouvernements africains des expert-e-s de même facture que ceux et celles des transnationales, est considérée par certains observateurs comme un outil d’encadrement des États, leur permettant d’éviter des projets de codes trop hétérodoxes par rapport au néolibéralisme.



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