Lettre à la France

dimanche 29 juillet 2012
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Ce poème, écrit par Yannis Ritsos [1], en 1945, fut lu par l’auteur au cours d’une manifestation au Champ de Mars d’Athènes, le 14 juillet 1945.

Celle qui nous le transmet aujourd’hui nous dit : « A cette époque, la France, la Révolution française, la Commune, la résistance, la solidarité internationale communiste représentaient énormément pour les grecs (et pour le monde entier également), non pas comme maintenant, ils se sentent lâchés, abandonnés et l’espoir presque inexistant ne tient qu’à un fil très fragile. »

A méditer...

Notre sœur la France,
notre sœur bien-aimée la France,
nous t’écrivons rapidement deux mots sur le genou,
deux mots tout simples comme notre amour,
Comme sont le pain, la lumière, le sel et notre cœur.
Tout simples. Cela ne nous irait pas devant toi de porter
nos cravates,

Nous avons chemise et poitrine déboutonnées,
nous avons notre orgueil déboutonné de haut en bas,
et notre rêve est déchiré, seul dans le vent,
et notre âme n’est pas rasée
de la barbe des partisans qui se sont retranchés,
à cheval sur la mort - en haut des rochers de la gloire.

Notre sœur, dans le sang nous te donnons la main,
pour te serrer ta main ensanglantée.
Toi au moins, tu n’es pas une étrangère. Tu es la nôtre.
Et quand tes partisans libéraient ton Paris,
nous criions dans les rues : « Notre Paris est libéré ! »

Des drapeaux plein le ciel, Athènes saluait
ton armée accrochant aux balcons l’espoir tricolore,
et sur les bancs de notre Kaissariani [2] nous écrivions :
« Vive notre France libre ! »
Et là-haut sur le Pinde et à Liakoura [3] ,
dans les fumées, les cliquetis, et dans la poudre, ces
nuits
où le vent apportait les volutes enflammées et les cendres
des villages qui brûlaient,
les partisans là-haut gravaient, dans le bois des chênes
sauvages et dans la crosse de leurs fusils,
ton nom tout à côté de celui de la Liberté.
Toi au moins tu n’es pas une étrangère. Tu es la nôtre.

Nous pouvons donc te tutoyer,
comme nous parlons à notre mère ou au soleil.
Ton histoire, nous la relisons au fond de notre cœur,
là toujours une rose est pour toi auprès de notre thym,
là les nuages les plus noirs, à tes côtés, se savent éclairés.
Ils savent qui tu es, nos pas sur les pierres de l’été,
pierres à sacrifice dorées par le soleil et par le sang,
et notre chanson, même sans le dire, elle aussi sait bien
qui tu es,
et si elle ne le dit pas, c’est qu’elle connaît bien assez ton
nom,
le nom de sa mère non plus, on ne le dit pas –
on dit seulement : maman.

Et tes chansons à toi nous sont toutes connues,
comme nous est connu ce paysage d’oliviers et de
patience,
comme ce dur sentier plein de lauriers amers et de joncs
poussiéreux,
à l’heure où va tomber l’orange de la nuit tombante,
et où un va-nu-pieds d’ange au pantalon rapiécé, le fusil
sur l’épaule,
entreprend sa lente montée là-haut sur un âne couleur de
cendre.

Nous pouvons donc te tutoyer,
comme nous parlons à notre mère ou au soleil.
Ah oui. Par ici, nous avons toujours du soleil à revendre,
peu de pain, beaucoup de prisons,
et beaucoup de cœur, tu le sais.
Que dire ? Bien sûr, tu l’auras appris, qu’un grand
nuage rouillé
vient de repasser comme un gros rouleau compresseur
sur les épis tout neufs encore de notre avril,
sur les Kalavryta [4] rasés de notre gloire,
et sur les blonds villages où s’apprêtait à fleurir
le rouge coquelicot nouveau-né de la poudre.

Mais toi la France, toi notre sœur, qui as réveillé l’univers
à la lueur de 1789 incendies,
toi qui a lâché 1789 colombes avec au bec un rameau
fleuri d’amandier
au-dessus de tous les toits rouges de nos villages,
qui as lancé 1789 hirondelles dans les fils télégraphiques
du ciel
pour annoncer le tout premier Printemps de notre terre,
tu le sais bien, toi notre sœur, comme tes frères
se sont écrit sur leurs semelles le nom de la mort
pour s’en aller avant, frappant de leurs clous sonores les
sommets de leur vaillance.

Souvent nous épongeons nos yeux d’un lambeau déchiré
de ciel,
souvent nous déjeunons d’un morceau de soleil séché,
mais toi, tu sais comme seule pourrait nous rafraîchir
cette pleine gourde de la Liberté
qui bat toujours sur le métal de notre chaîne,
tandis que nous ne dormons pas, mis à la porte de la nuit.

Demain, nous sortirons à l’aube, ainsi parle aussi le
poète -
chacun de nous avec douze couples de bœufs,
labourer notre champ imbibé de sang.
Nous nous retrouverons alors, amie de la France,
tous les deux enfants de la Liberté,
au pied de l’arbre, et de la fleur et du soleil.
Nous nous retrouverons : nous aurons le ciel pour drapeau,
nous nous retrouverons, pour labourer la terre
de fond en comble, et pour semer
du blé à gros grains et des roses toutes rouges, camarade
_ France.

Yannis Ritsos

Transmis par Chrysanthème (communiste chypriote)


Lettre à la France se trouve dans Yannis Ritsos, Le mur dans le miroir et autres poèmes, présentation, choix et traduction de Dominique Grandmont., Paris, Gallimard, 2001.


[1poète grec 1909 - 1990

[2Kaissairiani : proche banlieue d’Athènes qui vit la plupart des exécutions capitales nazies.

[3Liakoura, maquis entre l’Epire et la Thessalie

[4Kalavryta, village à l’Est de Patras dont toute la population mâle, âgée de 12 ans et plus, (environ 700 personnes) fut tuée par des mitrailleuses à la sortie du village par les nazis en 1943. Le village fut ensuite incendié.



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