« Nous sommes devenus un pays de nouveaux riches appauvris »

mardi 17 juillet 2012
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Chroniqueuse d’El País et romancière à succès, Almudena Grandes, dans une interview donnée à Courrier international, porte un regard critique sur les politiques d’austérité en vigueur en Espagne et en Europe. Et appelle les citoyens à vaincre leur peur.

COURRIER INTERNATIONAL D’un côté, des coupes dans les dépenses publiques d’éducation et de santé, l’augmentation des frais de scolarité ; de l’autre, une amnistie fiscale, aucune augmentation d’impôts pour les plus fortunés, ni aucune taxe sur les transactions financières. C’est le retour de la lutte des classes en Espagne ?

ALMUDENA GRANDES Ce n’est pas propre à l’Espagne, la même chose s’est produite en Grèce, au Portugal ou en Irlande. C’est le grand business de notre époque : fini l’économie productive, place à la spéculation ! Ce qui est en jeu, c’est plus qu’une crise économique, c’est un changement de cycle et une attaque concertée contre un mode de vie. Il ne s’agit pas d’une lutte des classes telle qu’elle existait au XIXe siècle. La gauche ne peut pas combattre aujourd’hui avec un discours du passé. La crise économique est l’argument utilisé pour en finir avec les droits sociaux conquis dans la difficulté depuis une centaine d’années. En outre, la conscience de classe a disparu, le peuple est passif et se laisse arracher ses droits et une partie des libertés. On a réussi à le convaincre que c’était inéluctable, que c’était pour son bien. Il faut dénoncer ce discours mensonger. Si nous n’avons pas réussi à étendre notre bien-être aux puissances émergentes, doit-on maintenant importer leur modèle social ? Pour que les Chinois ou les Indiens vivent mieux, sans doute faut-il que nous vivions un peu moins bien, mais cela ne doit pas se faire n’importe comment, de façon injuste. Il est faux également de dire que nous avons vécu au-dessus de nos moyens : nous avons vécu en fonction de ce que la banque nous a offert en accordant des crédits sans retenue. Les coupables de la situation actuelle sont les pouvoirs financiers. Le paradoxe, c’est qu’ils vont en ressortir renforcés. Il faut donc réinventer la gauche, un discours, la façon de lutter contre cette nouvelle tyrannie. En Espagne, ce gouvernement ne fera rien pour changer les choses.

Comment mettre fin à l’injustice du système actuel sans la force que portaient les millions de syndicalistes, d’anarchistes, de communistes et de socialistes au temps de la Seconde République espagnole (1931-1939) ?

C’est impossible. Mais si la société, si les jeunes se mobilisent, j’espère que le degré de conscience va progresser. Le problème de l’Espagne n’est pas seulement la crise économique. Les gouvernants cherchent à faire peur aux gens, à les terroriser en essayant de les convaincre que, s’ils bougent, ils peuvent mettre en danger leur travail, leur futur, le bien-être familial. Cette façon d’instiller la peur dans les consciences doit cesser. Tant que les gens auront peur, n’appelleront pas les choses par leur nom et ne dénonceront pas les mensonges du pouvoir, il sera impossible d’en finir avec le système actuel. Il faut dire non. Pas besoin de violence. Dire simplement non est une grande force qui peut ébranler le pouvoir.

La moitié des jeunes Espagnols sont au chômage. Pensez-vous qu’ils vont continuer à s’indigner, comme ils l’ont fait massivement au printemps 2011, ou bien se révolter ?

Le problème des « indignés », c’est qu’ils ne sont pas véritablement organisés. Leur apparition a été impressionnante, émouvante – le premier signe de révolte contre la passivité. Mais cela doit déboucher sur une organisation. Le plus grave avec le chômage des jeunes, c’est l’émigration, la fuite des cerveaux de la génération la mieux formée de notre histoire. Je n’oserais pas parler de révolution, ni même de révolte, mais je crois que la situation en Espagne va changer. La passivité, le manque d’intérêt pour la politique va reculer. La victoire de la gauche en Andalousie [le Parti socialiste a conservé la tête de la plus grande région d’Espagne en mars dernier, avec le soutien de la gauche alternative] montre que les choses commencent à changer. Il y a une autre façon de répondre à la crise. J’espère que l’indignation sera désormais plus productive.

Les scandales qui ont récemment frappé la monarchie espagnole sont-ils susceptibles de la mettre en péril ?

Ce qui est arrivé dernièrement à la famille royale démontre qu’il est impossible de démocratiser une institution monarchique. L’affaire du gendre de Juan Carlos est terrible [Iñaki Urdangarin, l’époux de l’infante Cristina, est accusé de corruption], car elle se produit au moment où le pays traverse une crise majeure. L’affaire de la chasse à l’éléphant [le roi part pour un safari au Bostwana en avril dernier, alors que le pays est miné par le chômage et la crise] et celle de son petit-fils de 13 ans qui se tire une balle dans le pied [lors d’une séance de tir avec son père] n’arrangent évidemment pas les choses. Le problème, c’est que personne n’a voté pour ce roi. Il a été désigné par l’Assemblée franquiste [en 1975]. Et, lors de la transition, le sujet a été esquivé en écartant l’organisation d’un référendum. C’est un héritage du franquisme ! Et si, malgré tout, il a réussi à garder une certaine popularité, c’était à cause de son exemplarité. La famille est populaire, Juan Carlos est sympathique et bénéficiait jusqu’à présent d’une image d’honorabilité. Juan Carlos est plus fort que l’institution qu’il représente, mais les épisodes récents l’affaiblissent. Et son fils Felipe est en position de faiblesse. La fragilisation de l’institution a néanmoins commencé avant les affaires : 38 % des Espagnols se disaient déjà républicains en 2005, alors que c’est un sujet relativement tabou. Désormais, la monarchie n’est plus intouchable.

Selon José Antonio Martín Pallín, ancien procureur général, « le franquisme est toujours intact » au cœur de l’Etat. Souscrivez-vous à son analyse ?

Il subsiste des réduits du franquisme au sein du Tribunal suprême ou au sommet de l’Eglise catholique espagnole. Mais ce sont des exceptions. Le PP, la droite espagnole, n’a rien à voir avec le franquisme, c’est plutôt l’équivalent du Tea Party !

Comment en vient-on à décider de consacrer quinze ans de sa vie à écrire sur la guerre d’Espagne et le franquisme ?

Le thème de la récupération de la mémoire historique est la question de ma génération. Celle de mes grands-parents, c’était la guerre et celle de mes parents, la transition. La normalisation démocratique de la mémoire doit être faite. Je crois que je continuerai à le faire tant que justice ne sera pas rendue aux hommes de cette époque. N’oubliez pas que l’Espagne a connu un sort particulier, injuste et cruel : elle a été le premier champ de bataille de la Seconde Guerre mondiale et a vu, en 1945, les vaincus conserver le pouvoir. Les fascistes sont restés quarante ans au pouvoir, dans l’indifférence de ceux qui s’étaient alliés contre Hitler !

Comment définiriez-vous l’Espagne d’aujourd’hui ?

Un pays stupéfait, abasourdi. On ne croit pas à ce qui nous arrive. On ne comprend pas ce qui se passe. Nous n’avons pas eu la même histoire que les autres pays d’Europe : ou nous avons été lentement, ou alors très vite, mais jamais au bon rythme. Nous avons eu une histoire très dure, très difficile avec beaucoup de pauvreté. Et, au XXe siècle, nous avons oublié très vite que nous avions été pauvres. Nous sommes devenus un pays de « nouveaux riches appauvris ». Il faut retrouver la mémoire, sortir de la crise avec dignité, comme nous avons déjà réussi à le faire par le passé. Le point positif, c’est qu’il n’y a pas de discours xénophobe au niveau national, même s’il existe quelques groupes d’extrême droite marginaux. Et ce malgré la crise, le chômage ou encore le nombre d’immigrés.

Quel regard portez-vous sur la victoire de la gauche en France ?

Le succès de la gauche est important pour l’Europe et permet de rompre avec la politique de Merkel et l’hégémonie néolibérale. La démocratie reprend ses droits, car les marchés ont imposé leur loi à la Grèce, à l’Italie. Hollande devra gouverner en ayant à l’esprit les échecs de Zapatero et de Papandréou. J’espère qu’il ne décevra pas les Français et les Européens. J’ai été séduite également par Mélenchon, notamment par le fait qu’il affronte réellement l’ennemi avec un discours nouveau à la hauteur de l’enjeu et un programme réaliste, pragmatique. La gauche n’a pas beaucoup de marge du fait des conséquences perverses de la mondialisation, de l’attitude des médias, qui soutiennent le capital. C’est important pour la gauche d’autant qu’elle avait même perdu la bataille de la créativité, de l’imagination.

Peut-on qualifier vos romans de ’politiques’ ?

Oui, bien sûr. De toute façon, tout est politique. La littérature, l’écriture est un acte idéologique car écrire, c’est regarder le monde et raconter ce que tu vois. Et le filtre par lequel passe ce regard, c’est l’idéologie. Deux personnes peuvent regarder un même endroit et écrire un récit radicalement différent. Malgré tout, j’ai évité de faire de mes romans des pamphlets car, sinon, j’aurais dû renoncer à la subtilité, à la flexibilité, aux nuances... Ce qui fait la littérature. J’ai décidé de faire des romans politiques d’un point de vue sentimental, en montrant comment la politique affectait le cœur de mes personnages. N’oublions pas que la seule obligation des écrivains, c’est d’écrire de bons livres !

Propos recueillis par Daniel Matias source Courrier international 11/07/2012

PARCOURS : Ecrivaine et femme engagée

Née à Madrid en 1960, Almudena Grandes Hernández publie Les Vies de Loulou (Albin Michel), son premier roman, à l’âge de 29 ans, un ouvrage érotique qui sera traduit en vingt et une langues et adapté au cinéma par le réalisateur Bigas Luna. Son deuxième roman, Te llamaré viernes, publié en 1991, et Malena, c’est un nom de tango (1994) la consacrent définitivement comme romancière. Avec Le Cœur glacé (Lattès), en 2007, elle donne un tournant à sa carrière en se penchant – avec succès – sur l’histoire tragique de son pays depuis la guerre d’Espagne.

Depuis 2010, Almudena Grandes s’est lancée dans un vaste projet romanesque narrant plusieurs épisodes héroïques de la résistance antifranquiste durant la dictature. Le premier opus,

Inés et la joie (2010, Lattès), raconte une expédition menée en octobre 1944 par des centaines de guérilleros antifranquistes, pour la plupart membres de la Résistance française, ayant pour objectif de reconquérir le pouvoir, avec l’aide des Alliés et de la population locale. Cinq autres romans suivront, parmi lesquels El lector de Julio Verne a été publié chez Tusquets en mars dernier.

Almudena Grandes tient par ailleurs une chronique à El País et est proche de la gauche alternative. Elle a été, avec Pedro Almodovar notamment, l’un des plus grands soutiens du juge Garzón dans son combat contre l’impunité des crimes commis par le régime franquiste.

Transmis par Linsay



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