Une histoire française

samedi 24 mars 2012
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Mohamed Merah n’est donc pas le monstre barbare surgi de nulle part, soudaine incarnation d’un terrorisme islamique Al Qaïda abstrait, quand il n’est pas fantasmé. Les premières informations sur cet homme, qui a revendiqué haut et fort, selon la police, les tueries de Toulouse et de Montauban, disent tout autre chose. Elles racontent une histoire française. Elles nous disent ce que peut devenir notre société et ce que peuvent être des responsabilités publiques.

Alors que l’Elysée et quelques éditorialistes (lire ou écouter, par exemple, la chronique politique, ce jeudi sur France Inter,ou l’éditorial de Libération, mercredi) veulent interdire tout débat sur ce que cet événement dit de notre société, c’est exactement l’inverse qu’il faut faire. L’assassinat d’enfants juifs, de militaires, l’attaque d’une école ne sont pas qu’un fait divers dont l’exceptionnelle singularité interdirait toute mise en contexte. Bien au contraire, il entre de manière dramatique en résonance avec un pays en crise et fracturé.

Les premiers éléments disponibles sur le tueur et son itinéraire rappellent très fortement une autre histoire française, celle de Khaled Kelkal, l’un des responsables de la vague d’attentats commis en France en 1995. Il fut tué en septembre de la même année par des gendarmes dans des conditions controversées, une mort filmée en direct par une caméra de France2.

Dix-sept ans plus tard, le parallélisme est troublant (jusqu’à l’assaut du RAID et la mort de Mohamed Merah), comme si à la France déchirée de 1995 faisait écho une France de 2012 encore plus dégradée.

Mohamed Merah, jeune Français de 23 ans, a grandi dans une cité populaire de Toulouse, décrite aujourd’hui comme un de ces quartiers en crise, oublié de la puissance publique. Khaled Kelkal, Algérien, avait 24 ans en 1995 et avait été élevé dans une cité de Vaulx-en-Velin, ville en perdition à la fin des années 1980. Il est considéré comme l’un des principaux organisateurs des attentats commis durant cet été 1995, dont le plus spectaculaire fut l’explosion provoquée dans une rame de RER à la station Saint-Michel (huit morts). Il serait aussi à l’origine de l’explosion d’une voiture piégée, le 7 septembre, garée devant une école juive de Villeurbanne. Par miracle, elle n’avait fait aucune victime, la minuterie de la bombe s’étant déréglée.

Kelkal avait choisi de basculer dans le terrorisme islamiste, pour finir recruté par le GIA qui tentait alors d’exporter en France la guerre civile algérienne et les massacres de masse. Merah est entré, selon les mots du procureur, dans un processus « d’autoradicalisation salafiste atypique » pour, après deux séjours en Afghanistan, finir en tueur fanatique solitaire.

À la différence de Mohamed Merah, semble-t-il, Khaled Kelkal avait réussi des études qui l’avaient mené au lycée de la Martinière, à Lyon. Il n’a pu aller plus loin, sombrant dans une délinquance ordinaire faite de voitures volées et de braquages qui devaient le conduire en prison pendant deux ans, de 1990 à 1992. Mohamed Merah, selon le procureur, a, lui, empilé les condamnations devant la justice pour mineurs, pour vols, violences, avant de faire dix-huit mois de prison.

L’itinéraire de Khaled Kelkal

La monstruosité des crimes commis par Mohamed Merah n’a rien à envier à ceux perpétrés par Khaled Kelkal. Pourtant, en 1995, la mort de Kelkal allait provoquer un intense débat sur l’itinéraire de ce jeune immigré, né à Mostaganem, arrivé en France en 1973 et élevé dans un de ces nombreux « quartiers de relégation ». Débat alimenté par un témoignage hors normes de Khaled Kelkal lui-même : Le Monde publiait en effet, quelques jours après sa mort, un long entretien réalisé par un chercheur allemand en sciences sociales et politiques, Dietmar Loch, avec le jeune homme. L’entretien avait été fait le 3 octobre 1992 dans le cadre d’une recherche de terrain sur les politiques publiques menées à Vaulx-en-Velin.

Khaled Kelkal y retraçait son parcours, le parcours de l’impossible intégration d’un jeune homme dans la société, comme dans un lycée de Lyon où il ne « trouvait pas sa place », phrase qui revient sur beaucoup d’autres sujets. L’« énorme mur » qui sépare la banlieue et la ville de Lyon, les discriminations sociales et raciales… Khaled Kelkal raconte alors l’histoire ordinaire d’un jeune des quartiers. Et Dietmar Loch estime pour sa part que « Khaled Kelkal parle pour la jeunesse de Vaulx-en-Velin. Khaled Kelkal était un Franco-Maghrébin qui cherchait la reconnaissance et la dignité et ne les a pas trouvées ».

Cette publication devait déclencher une violente polémique tant elle se révélait dérangeante : comment donner ainsi la parole à un terroriste, et interroger la société et les politiques, leurs responsabilités dans cette errance criminelle ? Le débat s’est pourtant développé. Jacques Chirac se rendait à Vaulx-en-Velin. Les acteurs de la politique de la ville étaient sommés de répondre, les responsables politiques s’en saisissaient. Eric Raoult, alors ministre de la ville, annonçait un « programme national d’intégration urbaine », première étape du Plan Marshall pour les quartiers promis par Jacques Chirac lors de sa campagne présidentielle, et jamais mené à bien.

Maires, responsables associatifs, acteurs locaux se sont alors interrogés. Et la presse a relayé une vaste réflexion sur les banlieues, l’intégration, l’égalité des chances. Le contexte de 1995 s’y prêtait. Pour une raison simple : l’avenir des quartiers populaires, des quartiers d’immigration comme des ghettos ethniques fabriqués était alors encore un enjeu central du débat public.

Quelques années avant, en 1991, le conseiller d’État Jean-Marie Delarue (qui est aujourd’hui chargé du contrôle des lieux d’enfermement, comme Mediapart s’en est fait largement l’écho) publiait une étude sur les politiques de la ville et de développement social qui allait relancer les réflexions : son livre, La relégation, passait au crible les lentes crises à l’œuvre dans la société. « Les quartiers sont partis à la dérive, silencieusement, dans la nuit »,écrivait-il. Décrivant les confusions et incohérences de l’action publique, il mettait en garde sur les explosions à venir, concluant par : « Ces objectifs (ceux énoncés dans ce rapport – ndlr) ne seront pas atteints s’il n’est pas remédié aux désordres des politiques. »

Un autre exemple de l’attention et de la réflexion renouvelée qui marqua ces années fut, au moment de l’élection de 1995, quelques mois donc avant les attentats Kelkal, la parution d’un livre du sociologue Adil Jazouli, Une saison en banlieue, bilan d’un long travail d’analyse sociale mené par l’association Banlieuescopies. Dans sa préface, l’écrivain Tahar ben Jelloun résumait bien l’enjeu comme l’état de ces territoires et populations : « C’est une tragédie qui commence à balbutier devant nous ; elle se prépare et on sait qu’elle produira de l’incompréhension et du chagrin, qu’elle sera irriguée de sang et de paroles et qu’elle sera l’infini désespoir prêt à n’importe quelle aventure. »

Un « mal » plus large

Nous en sommes là aujourd’hui. Et il serait interdit ou obscène de s’interroger sur les« désordres des politiques », pour reprendre la formule de Jean-Marie Delarue ! Dix-sept ans plus tard, le pouvoir exécutif demande le silence, tout en improvisant une nouvelle rafale de projets de lois dites antiterroristes, alors même que les questions se multiplient sur un éventuel fiasco de dix jours d’enquête policière suivis de l’assaut du RAID.

« Nous devons être rassemblés et (ne devons) céder ni à l’amalgame, ni à la vengeance. Face à un tel événement, la France ne peut être grande que dans l’unité nationale », assure le président-candidat. Plutôt que cette union nationale de circonstance décrétée par un pouvoir exécutif en campagne électorale, il serait plus que temps de mettre en œuvre une vraie solidarité nationale. Et de substituer à une démocratie comme mise entre parenthèses, un véritable débat public.

François Bayrou ne s’y est pas trompé qui, le premier, dès lundi soir, a décidé de transformer son meeting de Grenoble en une « réunion de réflexion nationale ». « Le fait de montrer du doigt les uns et les autres en fonction de leur origine, c’est faire flamber les passions, et on le fait parce que dans ce feu-là, il y a des voix à prendre, déclarait à Grenoble, le candidat du MoDem. On lance des sujets dans le débat, on prononce des mots qui roulent comme une avalanche et parfois tombent sur des fous. »

Qualifié d’« ignobles » par Alain Juppé, les propos de François Bayrou tombent au contraire à pic. Tout comme ceux de Jean-Luc Mélenchon ou d’Eva Joly qui rappelait, mercredi, qu’« il y a clairement eu des discours discriminants et stigmatisants de la part de Nicolas Sarkozy et de la part de Claude Guéant. Cela n’arrange rien. Je pense que nous sortons d’une période de cinq années où on a monté les Français les uns contre les autres ».

François Bayrou l’a répété ce vendredi matin sur RMC, évoquant un « mal » plus large : « Dans les cités, ce qui se passe autour de l’emploi, ce qui se passe autour de l’école, le fait que notre société n’arrive plus à intégrer ceux qui naissent sur son sol et (sont) souvent nés de parents nés eux-mêmes en France. »

Il serait grand temps, pendant que Marine Le Pen brandit à nouveau l’idée d’un référendum sur la peine de mort, que les candidats ambitionnant d’incarner une alternance progressiste à cinq années de présidence Sarkozy se saisissent de ces questions. Pour remettre au cœur les politiques d’intégration. Pour faire des quartiers populaires la question centrale, quand elle est aujourd’hui ignorée. Pour réapprendre à ce pays à vivre ensemble quand tout est fait, depuis cinq ans, pour le diviser et organiser les exclusions.

François Bonnet
Mediapart le 22 mars

Transmis par Danièle



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dimanche 25 mars 2012 à 18h33 - par  le journal de personne
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