« Le peuple bolivien vit la plus grande révolution sociale »

jeudi 1er mars 2012
par  Charles Hoareau
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En plus d’être le vice-président de la Bolivie, Alvaro Garcia Linera est l’un des intellectuels les plus éminents de la gauche latinoaméricaine. Bien que mathématicien de formation (il a étudié à l’Université Nationale Autonome du Mexique), il s’est formé comme sociologue en prison et sur le terrain.

Il a théorisé l’expérience de la transformation bolivienne comme personne ne l’a fait, c’est-à-dire, avec originalité, profondeur et fraîcheur. Et l’expérience bolivienne est aujourd’hui une référence obligée et chaque fois avec une ascendance plus grande sur le mouvement populaire latinoaméricain. Garcia Linera connaît et domine en profondeur le marxisme classique, mais il est très loin d’être doctrinaire. Sa pensée est très influencée par l’œuvre de Pierre Bourdieu.

Dans un entretien avec La Jornada, le vice-président remarque que le fait fondamental vécu dans l’actuel processus de transformation politique en cours est que les indigènes, qui sont une majorité démographique, sont aujourd’hui ministres, députés, sénateurs, et directeurs d’entreprises publiques, rédacteurs de constitutions, haut magistrats de la justice, gouverneurs ; président. C’est fait – remarque-t-il – c’est la plus grande révolution sociale et égalitaire survenue en Bolivie depuis sa fondation.

Garcia Linera caractérise le modèle économique de son pays comme post néolibéral et de transition post capitaliste. Un modèle qui a récupéré le contrôle des ressources naturelles qui étaient entre des mains étrangères pour les placer entre les mains de l’État, dirigé par le mouvement indigène.

Cela fait déjà six ans que vous gouvernez la Bolivie. A-t-elle réellement avancé vers la décolonisation de l’État ?

En Bolivie, le fait fondamental que nous avons vécu fut que ces personnes, majorité démographique d’avant et d’aujourd’hui, les indigènes, les indiens, pour qui la brutalité de l’invasion et les sédiments centenaires de la domination avaient établi dans le sens commun des classes dominantes et des classes dominées, qu’ils étaient prédestinés à être paysans, ouvriers peu qualifiés, artisans au noir, concierges ou serveurs, sont aujourd’hui ministres, députés, sénateurs, directeurs d’entreprises publiques, rédacteurs de constitutions, hauts magistrats de justice, gouverneurs ; président.

« La décolonisation est un processus de démantèlement des structures institutionnelles, sociales, culturelles et symboliques qui conditionnent l’action quotidienne des peuples aux intérêts, aux hiérarchies et aux narrations imposées par des pleins pouvoirs territoriaux externes. La colonialité est une relation de domination territoriale qui s’impose de force et, avec le temps elle se « fait naturelle », en inscrivant la domination dans le comportement « normal », dans les routines quotidiennes, dans les perceptions mondaines des propres peuples dominés. C’est pourquoi, démonter cette machinerie de domination requiert beaucoup de temps. En particulier le temps dont on a besoin pour modifier la domination devenue le sens commun, habitude culturelle des personnes.

« Les formes d’organisation communales, agraires, syndicales du mouvement indigène contemporain, avec leurs formes de délibération en assemblées , de rotation traditionnelle de postes, dans quelques cas, de contrôle commun de moyens de production, sont aujourd’hui les centres de décision de la politique et d’une bonne part de l’économie de la Bolivie.

« Aujourd’hui, pour influer sur les budgets de l’État, pour savoir l’agenda gouvernemental, cela ne sert pas côtoyer des Hauts Fonctionnaires du Fonds Monétaire, de la banque Interaméricaine de Développement, des ambassades US ou européennes. Aujourd’hui les circuits du pouvoir étatique passent par les débats et les décisions des assemblées indigènes, ouvrières et de quartiers.

« Les sujets de la politique et l’institution réelle du pouvoir se sont déplacés vers le sein plébéien et indigène. Ce qu’on appelait auparavant les « espaces de conflit », comme les syndicats et communautés, sont aujourd’hui ce sont les espaces du pouvoir de fait de l’État. Et ceux qui étaient auparavant condamnés à la subalternité silencieuse sont aujourd’hui les sujets décideurs de la trame politique.
« C’est du à l’ouverture de l’horizon de possibilité historique des indigènes, de pouvoir être agriculteurs, ouvriers, maçons, employés, mais aussi chanceliers, sénateurs, ministres ou juges suprêmes, c’est la plus grande révolution sociale et égalitaire survenue en Bolivie depuis sa fondation. « Des indiens au pouvoir », c’est la phrase sèche et méprisante avec laquelle les classes seigneuriales dominantes aplaties annoncent l’hécatombe de ces six années. »

Comment caractériser le modèle économique mis en pratique ? Est-ce une expression du socialisme au XXIe siècle ? Est-une une expression du post néolibéralisme ?

Basiquement post néolibérale et de transition post capitaliste. On a récupéré le contrôle des ressources naturelles qui était entre les mains étrangères, pour le placer entre les mains de l’État, dirigé par le mouvement indigène (gaz, pétrole, une partie du minerais, eau, énergie électrique) ; alors que d’autres ressources, comme la terre fiscale, la grande propriété rurale et les forêts, sont passés sous contrôle de communautés et peuples indigèno-paysan.

« Aujourd’hui l’État est le principal producteur de richesse du pays, et cette richesse n’est pas évaluée comme capital ; elle est redistribuée dans la société à travers des bons, des rentes et des bénéfices sociaux directs à la population, en plus du gel des tarifs des services de base, les combustibles et la subvention de la production agraire. Il essaie d’accorder la priorité à la richesse comme valeur d’usage, au-dessus de la valeur d’échange. Dans ce sens, l’État ne se comporte pas comme un « capitaliste collectif » propre du capitalisme d’État, sinon comme un redistributeur de richesses collectives entre les travailleurs et en catalyseur des capacités matérielles, techniques et associatives des modes de production paysans, communautaires et artisanaux urbains. Dans cette expansion du communautaire agraire et urbain nous mettons notre espoir de passer par le post capitalisme, sachant que c’est aussi une œuvre universelle et non celle d’un seul pays. »

Comment est vu depuis la Bolivie le processus d’intégration régionale ? Quel rôle jouent les États-Unis et l’Espagne ? Quel espace ont la Chine, la Russie et l’Iran ?

Le continent latinoaméricain traverse un cycle historique exceptionnel. Une grande partie des gouvernements sont de caractère révolutionnaire et progressiste. Les gouvernements néolibéraux tendent à apparaître comme rétrogrades. Et en même temps, l’économie latinoaméricaine a déployé des initiatives internes qui lui permettent d’affronter d’une manière vigoureuse les effets de la crise mondiale. En particulier, l’importance des marchés régionaux et du lien avec l’Asie ont défini une architecture économique continentale d’un nouveau type. Il faut parier pour approfondir cette articulation régionale et, si c’est possible, nous projeter comme une espèce d’État régional des états et de nations. Nous comporter comme l’État régional dans l’enceinte de l’usage et la négociation planétaire des grandes richesses stratégiques que nous possédons (pétrole, minerais, lithium, eau, agriculture, biodiversité, industrie semi-élaborée, force de travail jeune et qualifiée.) et de façon interne, respecter la souveraineté étatique et les identités nationales régionales que le continent possède. C’est seulement ainsi que nous pourrons avoir voix et force propres dans le cours des dynamiques de mondialisation de la vie sociale.

Y a-t-il un rôle actif de Washington pour saboter la transformation bolivienne courante ?

Le gouvernement étasunien n’a jamais accepté que les nations latinoaméricaines puissent définir leur destin parce qu’ils ont toujours considéré que nous faisons partie de leur zone d’influence politique pour leur sécurité territoriale, et nous sommes leur centre d’approvisionnement de richesses, naturelles et sociales. Toute dissidence à cet objectif colonial place la nation rebelle dans le viseur d’attaque. La souveraineté des peuples est l’ennemi numéro 1 de la politique des Etats-Unis.

« Cela s’est passé avec la Bolivie au cours des six années. Nous n’avons rien contre le gouvernement étasunien ni contre son peuple. Mais nous n’acceptons pas que quiconque, absolument personne de dehors ait à venir nous dire ce que nous avons à faire, à dire ou à penser. Ni quand en tant que gouvernement de mouvements sociaux nous commençons à établir les bases matérielles de la souveraineté étatique après avoir nationalisé le gaz ; quand nous avons rompu avec la honteuse influence des ambassades sur les décisions ministérielles ; quand nous définissons une politique de cohésion nationale en affrontant ouvertement les tendances séparatistes latentes d’ une oligarchie régionale, l’ambassade des États-Unis a pas seulement appuyé financièrement les forces conservatrices, mais elle les a organisées et elle les dirigées politiquement, à travers une ingérence brutale dans des affaires intérieures. Cela nous a obligé à expulser l’ambassadeur et ensuite l’agence antidrogue de ce pays (DEA).

« Depuis lors les mécanismes de conspiration sont devenus plus sophistiqués : ils utilisent des organisations non gouvernementales, ils s’infiltrent à travers des tiers dans les groupements indigènes, divisent et projettent un leadership parallèle dans la sphère populaire, comme ce fut récemment démontré grâce au flux d’appels depuis l’ambassade même vers plusieurs dirigeants indigènes de la marche du Territoire Indigène et du Parc national Isiboro Sécure (TIPNIS), l’année dernière.
« En tout cas, nous cherchons des relations diplomatiques respectueuses, mais nous sommes aussi attentifs à repousser les interventions étrangères de « haute » ou de « basse » intensité. »

Depuis certains secteurs de gauche on a signalé que le bloc conservateur a réussi à se réarticuler et est passé à l’offensive, tandis que le mouvement social qui a mené le MAS au pouvoir a été absorbé par la politique institutionnelle. Cette appréciation est-elle correcte ?

Aujourd’hui le bloc conservateur, des oligarchies liées à l’étranger, n’a pas de projet alternatif de société capable d’articuler une volonté générale de pouvoir. L’horizon de l’actuelle politique bolivienne est marqué par un trépied vertueux : la plurinationalité (des peuples et des nations indigènes sous la conduite de l’État) ; l’autonomie (la déconcentration territoriale du pouvoir), et l’économie plurielle (la coexistence articulée par l’État de divers modes de production).
« le projet néolibéral d’économie et de société de la droite a été battu, ce qui caractérise aujourd’hui la politique bolivienne est l’émergence des « tensions créatrices » à l’intérieur du même bloc national-populaire au pouvoir.

Passés les grands moments de d’ascension de masses, où s’est construite l’idéologie universelle des grandes transformations- le mouvement social vit dans quelques cas un processus de repli corporatif. Des intérêts locaux tendent à prévaloir par moment au-dessus des nationaux, ou les organisations se lovent dans des luttes internes pour le contrôle de postes publiques. Mais de nouveaux thèmes non prévus émergent aussi sur comment conduire le processus révolutionnaire. C’est le cas au sujet de la défense des droits de la terre-mère, sous tension avec l’exigence également populaire d’industrialiser les ressources naturelles.

« Comme on voit, il s’agit de contradictions à l’intérieur du peuple, de tensions qui soumettent à un débat collectif la façon de porter en avant les changements révolutionnaires. Et c’est sain, c’est démocratique et c’est le point d’appui du renouvellement vivifiant de l’action des mouvements sociaux. Bien qu’il s’agisse aussi de contradictions qui pourraient être utilisées par l’impérialisme et des forces de droite qui tel un ventriloque travesti projettent leurs intérêts de long terme, à travers quelques sujets populaires et discours apparemment altermondialistes et écologistes. »

En septembre de l’année dernière, la marche des peuples autochtones pour la défense du TIPNIS et contre la construction d’une route elle a été réprimée par la police. Le fait a été présenté devant l’opinion publique comme la perte de l’appui indigène au gouvernement d’Evo Morales. On a affirmé que le gouvernement bolivien s’est obstiné à construire la route parce qu’il avait reçu un appui économique de l’entreprise pétrolière brésilienne OAS. Est-ce vrai ?

La population indigène en Bolivie, aussi comme au Guatemala, est majoritaire par rapport au reste d’habitants. 62 pour cent des boliviens est indigène. Les nations principales indigènes sont l’aymara et la quechua, avec près de 6 millions de personnes situés principalement dans le haut plateau, les vallées, les zones d’yungas et aussi dans de basses terres. D’autres nations indigènes sont les guaranis, moxos, yuracarés, chimane, ayoreos et autres 29 qui habitent l’Amazonie, la Chiquitania et le Chaco dans de basses terres. La population totale de ces nations de basses terres boliviennes est estimée entre 250 mille et 300 mille habitants à un total.

« Le conflit sur le TIPNIS a impliqué quelques peuples autochtones de basses terres, mais on garde le soutien des indigènes de hautes terres et des vallées, qui sont 95 % de la population indigène de la Bolivie. Et parmi les indigènes mobilisés, la plupart étaient les dirigeants d’autres zones qui ne sont pas précisément du TIPNIS, mais qui comptent avec l’appui systématique d’organismes non gouvernementaux environnementalistes, dont plusieurs d’entre elles financées par l’Agence des États-Unis pour le Développement International (USAID), en plus de l’appui des principaux réseaux de communication et de la télévision privée, propriété de vieux militants de l’oligarchie séparatiste, et avec une vaste influence sur la construction de l’opinion publique de classe moyenne. Ces jours-ci une autre marche est arrivée à La Paz, aussi avec des indigènes de basses terres, et avec une plus grande présence d’indigènes du TIPNIS, qui demandent la construction de la route par le parc, en argumentant qu’il n’est pas possible qu’ils soient marginalisés des droits à la santé, à l’éducation et au transport, auxquels aujourd’hui ils ne peuvent seulement accéder qu’après des jours de marche.

« Le problème est complexe. Ce sont mélangés de sujets propres au débat révolutionnaire, comme celui du difficile équilibre entre le respect pour la terre mère et l’urgente nécessité de lier le pays après des siècles déstructuration isolationniste des régions. C’est le débat entre la relation organique et le leadership des peuples autochtones des hautes terres dans l’État plurinational, différent de la relation encore ambigüe des peuples autochtones de basses terre avec l’Etat Plurinational

« Mais aussi, se trouve au milieu, la stratégie de l’oligarchie régionale de Santa Cruz d’empêcher cette route, qui désenclaverait l’activité économique de toute l’Amazonie et de son contrôle patronal. Il y a aussi l’intérêt étasunien de protéger l’Amazonie pour son réservoir d’eau et de biodiversité, et de provoquer des divisions au sein du leadership indigène pour créer des conditions pour l’expulsion des indigènes du pouvoir étatique. Ceci est de l’intérêt de quelques ONG habituées à faire de grandes affaires privées avec des parcs.

« En tout cas, au milieu de cette trame d’intérêts, comme gouvernement nous devons avoir la capacité de résoudre démocratiquement les tensions internes, et de dévoiler et de neutraliser les intérêts contre-révolutionnaires qui s’habillent souvent d’une tenue pseudo révolutionnaire. »

Pourquoi construire cette route malgré l’opposition d’une partie de la population ?

Pour trois motifs. Le premier, pour garantir à la population indigène du parc l’accès aux droits et aux garanties constitutionnelles : eau potable pour que les enfants ne meurent pas d’infections digestives. Des écoles avec des professeurs qui enseignent dans leur langue, en préservant leur culture et en l’enrichissant avec d’autres cultures. Accès à des marchés pour porter leurs produits sans avoir à naviguer sur des radeaux une semaine pour vendre leur riz ou pour acheter du sel 10 fois plus cher que dans n’emporte quel magasin de quartier.

« Le deuxième motif, la route permettra de lier pour la première fois l’Amazonie, qui est un tiers du territoire bolivien, avec le reste de régions des vallées et de haut plateau. La Bolivie voit isolé un tiers de son territoire, ce qui a permis que la souveraineté de l’État soit substituée par le pouvoir du patron de ferme, du marchand de bois étranger ou du narcotrafiquant.

« Et le troisième motif est un caractère géopolitique. Les tendances séparatistes de l’oligarchie, qui ont été sur le point de diviser la Bolivie en 2008, ont été contenues parce qu’ils ont été politiquement battus pendant le coup d’État de septembre de la même année, et parce qu’une partie de leur base matérielle, agroindustrielle, a été occupée par l’État. Cependant, il y a un dernier pilier économique qui maintient sur pied les forces rétrogrades de tendances séparatistes : le contrôle de l’économie amazonienne, qui , pour arriver au reste du pays, doit obligatoirement passer par le traitement et le financement d’entreprises sous contrôle d’une fraction oligarchique installée à Santa Cruz. Une route qui lie directement l’Amazonie avec les vallées et le haut plateau reconfigurerait radicalement la structure du pouvoir économique régional, en démolissant la base matérielle finale des séparatistes et en donnant lieu à un nouvel axe géoéconomique à l’État. Le paradoxe de tout cela est que l’histoire a placé quelques gauchistes comme les meilleurs défenseurs les plus loquaces des intérêts les plus conservateurs et réactionnaires qu’a le pays. »

On a dit que la Bolivie continue d’être un pourvoyeur de matières premières sur le marché international et que le modèle de développement en pratique (que quelques analystes ont qualifié comme extractiviste [minière, gaz, pétrole, lithium, etc) ne contredit pas ce rôle. Est-ce vrai ? S’agit-il d’une phase transitoire d’accumulation qui s’accompagne d’une redistribution de la rente ?

Ni l’extractivisme ni le non-extractivisme, ni l’industrialisme sont un vaccin contre l’injustice, l’exploitation et l’inégalité. En soi, ce ne sont ni des modes de production ni des modes de gestion de la richesse. Ce sont des systèmes techniques de traiter la nature grâce au travail. Et selon comment s’utilisent ces systèmes techniques, comment la richesse ainsi produite est gérée, on pourra avoir des régimes économiques avec plus ou moins de justice, avec exploitation ou sans exploitation du travail.

Luis Hernández Navarro La Jornada. Mexique, le 7 février 2012.



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