Mission impossible pour un sac de riz

jeudi 20 octobre 2011
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Partout dans le pays, les plus pauvres ont normalement accès à des denrées à prix subventionnés. Mais, pour en bénéficier, c’est le parcours du combattant.

Rien n’illustre mieux l’absurdité de la politique alimentaire actuelle que le triste sort de la famille de Dablu Singh, dans le district de Latehar, au Jharkhand [nord-est de l’Inde]. Il y a deux ans, Dablu, jeune père de famille qui vivait de petits boulots, est tombé d’un toit au travail et s’est brisé ­le dos. Il est paralysé à vie. Sumitra, sa femme, s’occupe de lui et de leurs deux enfants. Elle ne peut chercher d’emploi salarié. La famille est au bord de la famine.

En Inde, les familles recensées comme vivant “au-dessous du seuil de pauvreté” (Below Poverty Line - BPL) ont droit à une “carte BPL” qui leur permet, entre autres choses, de bénéficier d’un système public (Public Distribution System, PDS) donnant accès à des denrées de première nécessité subventionnées. Elles peuvent par exemple acheter jusqu’à 35 kilos de riz par mois à 1 roupie [entre 0,5 et 1 centime d’euro] le kilo. Seulement voilà : celle de Dablu Singh ne possède pas de carte BPL.

Dans le même temps, les entrepôts de la Food Corporation of India (FCI) [organisme étatique chargé de distribuer entre les Etats les céréales subventionnées] débordent une fois de plus : la FCI se retrouve avec 60 millions de tonnes de blé et de riz d’excédents. Certains veulent les exporter, d’autres veulent privatiser la FCI et tout arrêter. Pourquoi ne pas distribuer ce surplus ? Ce ne sont pas les familles comme celle de Dablu qui manquent. D’après l’enquête du National Sample Survey, la moitié des foyers pauvres vivant en zone rurale n’ont pas de carte BPL. Pourquoi ne pas leur en procurer une ?

Heureusement, l’histoire de Dablu Singh n’est pas passée inaperçue. Peu après son accident, il a prévenu des journalistes locaux, puis le chef du district. Ce dernier a transmis l’affaire à la subdivision ­administrative concernée. A partir de ce moment, les divers échelons administratifs n’ont cessé de se renvoyer la balle pendant des mois. Certains ont pourtant plaidé la cause de Dablu jusqu’à Ranchi [la capitale du Jharkhand] et à New Delhi. Rien n’y a fait : un an plus tard, Dablu n’avait toujours pas de carte BPL.

Le chef du district a fini par reconnaître qu’il ne pouvait pas attribuer de carte à Dablu sans radier un autre bénéficiaire. Le district ne détient en effet qu’un nombre déterminé de cartes. Au final, une solution a été trouvée : un homme de la liste BPL du village de Dablu étant décédé, sa femme aussi et leur fils disposant déjà de sa propre carte, on pouvait donc rayer ce nom de la liste. Plus d’un an après le début des démarches, Dablu a enfin obtenu sa carte BPL.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là : il risque de se voir retirer sa carte très bientôt. En effet, la liste sera actualisée une fois achevé le recensement 2011 des personnes vivant au-dessous du seuil de pauvreté [en décembre prochain]. Et la méthode utilisée pour cette enquête est telle que Dablu et sa famille ne remplissent qu’un seul des sept “critères de grande pauvreté” utilisés pour établir la liste BPL [qui sont : le type de toit et de sol constituant le lieu de vie, l’accès à l’eau, l’accès aux toilettes, le niveau d’éducation, l’emploi, le nombre d’enfants]. Il est donc pratiquement certain d’être radié.

Histoire de rendre l’accession à ce club très fermé encore plus difficile, la Commission au plan [l’organe gouvernemental qui ­définit la politique économique du pays] a publié, le 20 septembre, une nouvelle définition de la pauvreté : en zone rurale, seules les personnes qui ne disposent que de 25 roupies [0,40 euro] par jour sont considérées comme pauvres. Or c’est le montant minimal que Dablu doit dépenser pour ses soins médicaux. Si l’on prend en compte ses autres dépenses, il se retrouve au-dessus du nouveau seuil.

Nombre d’Etats se sont rebellés contre les recommandations de la Commission au plan et ont étendu le système de distribution de denrées subventionnées au-delà du seuil de pauvreté officiel. Dans le Tamil Nadu [sud de l’Inde], tout le monde y a accès. Le Chhattisgarh [centre du pays] fixe lui-même des critères d’attribution larges permettant à 80 % de la population rurale d’en bénéficier. A part quelques entrepreneurs et usuriers, il n’y a pas de riches dans le district de Latehar, où vit Dablu : la plupart d’entre eux sont partis vivre en ville. Dans les villages, tout le monde est soit pauvre, soit susceptible de le devenir. Il serait donc logique que chacun ait accès aux denrées à prix subventionnés.

Le projet de loi sur la sécurité alimentaire [qui sera bientôt discuté au Parlement] constitue l’occasion de mettre fin au cauchemar du système actuel. Malheureusement, le projet officiel semble vouloir continuer à exclure un très grand nombre de familles pauvres.

Par Jean Drèze* source The Hindu le 13/10/2011

Transmis par Linsay


Note : * Economiste indien d’origine belge, coauteur d’ouvrages avec le Prix Nobel Amartya Sen.



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