Les moines du marxisme

jeudi 4 août 2011
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Je n’aurais pas osé qualifier ainsi un quelconque groupe de communistes !

Mais c’est Cajo Brendel, dont je vais parler ce jour, qui rapporte, dans ses « Souvenirs personnels - 1934-1939 » les propos du « spirituel trotskyste hollandais Sneevliet », lequel qualifia un jour, « avec le sens de la formule qui le caractérisait, le « Groupe des communistes internationalistes » de Hollande de « moines du marxisme ».

Pour Cajo Brendel, le trait était évidemment caricatural, mais il était plein d’esprit, et c’est pourquoi il fut précisément estimé à sa juste valeur au sein du groupe.

Dans ses « souvenirs personnels », Cajo Brendel va, évidemment, se présenter lui-même, au moins pour une part. Je précise toutefois que Cajo Brendel est mort le 25 juin 2007, à l’âge de 91 ans, et qu’il fut, au cours d’un long passé de militant communiste de conseils, l’un des fondateurs d’Echanges et Mouvement en 1975 et qu’il eut de nombreuses relations en France, notamment avec des militants de Socialisme et Barbarie.

L’ACTIVITE POLITIQUE EN QUESTION

Cajo Brendel précise un fait à propos duquel il y avait une nette séparation entre Sneevliet et le « Groupe des communistes internationalistes » (GIC).

« En tant que dirigeant d’un parti parlementaire, qui collaborait en outre étroitement avec un mouvement syndical bien précis, tous ses efforts tendaient avant tout vers l’action politique – Sneevliet ne pouvait à vrai dire pas situer un groupe se comportant tout autrement au sein du mouvement ouvrier de l’époque, un groupe pour lequel l’important n’était absolument pas là, mais qui s’efforçait au contraire de tirer les leçons des expériences des luttes passées et par conséquent de l’évolution économique actuelle du capitalisme.

« Il le pouvait encore d’autant moins que ce bilan théorique mettait justement en question l’activité politique en tant que telle, et donc directement les formes organisationnelles traditionnelles qu’elle présuppose. »

DES TENDANCES ANTI-PARLEMENTAIRES ET ANTI-SYNDICALES

Cajo Brendel donne quelques précisions.

Les Communistes internationalistes n’étaient pas constitués en un groupe qui aurait éprouvé, sans plus, le besoin d’analyser théoriquement la période révolutionnaire de 1917-1923.

Ils étaient en même temps indirectement le produit de cette période là.

Toute tentative à la Sneevliet de décrire ce groupe comme un quelconque cercle d’études, ou de rapporter son origine à des contradictions internes à la social-démocratie d’avant 1914, ne tient pas compte d’un fait : du rapport de son entrée en scène avec les luttes prolétariennes qui ont suivi la fin de la première guerre mondiale.

« En Allemagne, précise-t-il, à laquelle je voudrais me limiter ici pour plus de commodité, sans pour le moins déprécier les expériences russe, hongroise ou italienne, se manifestèrent, en novembre 1918 et dans les années suivantes, dans des fractions non négligeables de la classe ouvrière, des tendances anti-parlementaires et anti-syndicales, sur lesquelles s’étaient d’ailleurs depuis longtemps déjà greffées d’autres choses. »

DE NOUVEAUX INSTRUMENTS AVEC LES CONSEILS

« Les ouvriers allemands, poursuit-il, s’étaient forgés de nouveaux instruments sous la forme de leurs conseils et, en comparaison, les organisations traditionnelles apparaissaient d’emblée insuffisantes et même inadaptées.

« Au niveau organisationnel, ceci avait conduit, comme on le sait, à la naissance du KAPD (Parti ouvrier communiste d’Allemagne) et de l’AAU (Union Générale des Travailleurs), et, dans le domaine théorique, à la thèse avancée pour la première fois par Otto Rühle que « la révolution n’était pas une affaire de parti ».

Toutefois, l’action du KAPD (et de son parti frère fondé aux Pays-Bas, le KAPN) était encore totalement en contradiction avec la logique historico-dialectique sans faille de Rühle.

Le KAPD voulait tirer un trait sur le passé sans avoir fondamentalement rompu avec celui-ci, en égard aux tâches réelles de la révolution à venir. Il fut broyé.

NUL BESOIN D’AVANT-GARDE

Le GIC, qui s’éleva sur ses ruines, adopta une tout autre position. Il affirmait que l’émancipation de la classe ouvrière serait l’oeuvre de la classe ouvrière elle-même et il était convaincu qu’il n’y avait besoin pour cela d’aucune avant-garde...mais qu’il fallait au contraire un nouveau mouvement des ouvriers, qui se dépouillerait de son enveloppe politique et des formes traditionnelles avant-gardistes, un mouvement radicalement différent du mouvement ouvrier traditionnel.

Cajo Brendel précise qu’il entre en contact pour la première fois avec le GIC au début de l’été 1934.

La crise qui avait éclaté en 1929 aux Etats-Unis se répandait sur le vieux continent et s’approfondissait de plus en plus...La position des chômeurs à l’extérieur du procès de production leur donnait un écrasant sentiment d’impuissance, renforcé encore par ce qu’il se passait en Europe centrale.

En février 1934, les canons de Dollfus avaient abattu la social-démocratie autrichienne.

Une année auparavant, la social-démocratie allemande avait péri sans gloire. La prise de pouvoir par Hitler datait déjà de presque un an et demi. De l’autre côté de la frontière hollandaise orientale, le fascisme était passé « comme un effroyable tank sur les crânes et les colonnes vertébrales » des ouvriers.

« Je connaissais, dit-il, la brochure de Trotsky où il avait littéralement prédit la catastrophe, au cas où le KPD et ceux qui en tiraient encore les ficelles au Kremlin persisteraient dans leur politique fatale de division des travailleurs.

« J’avais alors sans aucun doute de vagues sympathies pour le trotskisme...

Mais, dit-il, après une réunion, je fus accosté par deux ouvriers qui me firent connaître le communisme de conseil...J’avais le sentiment d’être passé d’une crèche à une espèce d’université

LA REVOLUTION RUSSE : BOURGEOISE ET PAYSANNE

« Le GIC n’accordait aucune valeur à de stupides rabâchages. Il exigeait une pensée indépendante. Il ne propageait aucun mot d’ordre mais la connaissance de la sociologie de Marx. Ce n’était nullement par suite d’une passion pour l’économie ni à plus forte raison du au hasard. Ce sont simplement les expériences de la révolution bolchevique en Russie qui obligèrent le groupe à revoir le marxisme de fond en comble. »

Porter, dit-il, avait déjà, dix ans auparavant, caractérisé la révolution russe comme une révolution bourgeoise et paysanne. Cette caractérisation avait été constamment corroborée par le GIC et approfondie...

Puis ce travail théorique fut peaufiné et mené à terme avec un exposé de base des différences entre Rosa Luxemburg et Lénine...

Le texte de Paul Mattick n’était pas seulement important parce qu’il dévoilait les arrières-plans sociaux des principes organisationnels de Lénine. Il traitait aussi de la différence fondamentale entre révolution prolétarienne et révolution bourgeoise.

LA REVOLUTION DE CEUX QUI SAVENT

Mattick démontrait que Lénine, qui ne pouvait concevoir une révolution prolétarienne sans une conscience intellectuelle, ce qui faisait de toute révolution une question d’intervention consciente de « ceux qui savent » ou des « révolutionnaires professionnels », tombait au rang d’un révolutionnaire bourgeois » ; et il critiquait dans le même temps « l’importance excessive qu’accordait Lénine au facteur politique, au facteur subjectif », ce qui pour lui (Lénine) faisait de l’organisation du socialisme un acte politique. »

A la conception de la révolution prolétarienne comme acte politique, Mattick opposait l’intelligence de son caractère social.

Contrairement à Lénine, qui regardait la conscience politique – que la classe ouvrière était hors d’état de développer par elle-même – comme le présupposé d’une révolution purement politique, Mattick montrait que, pour Marx, la révolution n’avait pas du tout besoin de ce genre de conscience élaborée par une avant-garde politique.

« Les avant-gardistes de toute nuance politique, poursuit Cajo Brendel, furent ainsi avisés que la révolution prolétarienne était quelque chose de totalement différent de la révolution bourgeoise du 19e siècle dont ils étaient toujours en train de rêver. »

POURQUOI LE GIC NE FAISAIT PAS UN TRAVAIL POLITIQUE

« C’était, dit-il, une fois de plus, une réponse claire à ceux qui demandaient pourquoi le GIC ne faisait, et ne voulait pas faire, un travail politique, pourquoi il ne pouvait pas être une « avant-garde » au sens traditionnel. »

Cajo Brendel considère, qu’à l’époque, il avait le sentiment que le niveau théorique élevé d’une telle explication distinguait le GIC et le différenciait par là de toutes les tendances du mouvement ouvrier traditionnel.

Il s’en différenciait également à un autre égard, à savoir son interprétation des crises...

LES CAUSES DE LA CRISE

Dans tous les débats, chez les sociaux-démocrates, les socialistes de gauche, les anarcho-syndicalistes, les trotskystes ou les staliniens, elle était, quasiment sans exception, soit interprétée d’une façon ou d’une autre dans le sillage des économistes bourgeois comme une conséquence de la surproduction, soit, de façon plus ou moins métaphysique, tenue pour une crise mortelle du système, assurément non sans que chacun des partisans de cette idée ait fait le vœu d’en être pris pour le père.

« L’une comme l’autre de ces interprétations, dit Cajo Brendel, menait directement ou indirectement à dédaigner complètement la lutte de classe du prolétariat, que ce soit d’un point de vue réformiste ou que ce soit d’un point de vue fataliste absolu.

« Face à cela, poursuit-il, le GIC défendait des analyses qui expliquaient la crise à partir des tendances propres à l’accumulation capitaliste, une explication que le groupe opposait non seulement à la théorie des crises du réformisme, mais aussi aux illusions auxquelles se cramponnaient les masses dans leur impuissance d’alors...Le GIC battait en brèche cette croyance erronée que la crise était issue de la surproduction. »

TOUT LE POUVOIR AUX CONSEILS OUVRIERS

Les discussions étaient vives dans le groupe. Cajo Brendel souligne le rôle qu’y jouait Henk Canne Meijer, métallurgiste devenu instituteur, capable d’éclaircir les problèmes les plus difficiles, et se référant à la philosophie de Josef Dietzgen, produisait des articles qui contribuèrent de manière essentielle à une meilleure compréhension de la méthode de Marx.

Cependant le GIC ne s’occupait pas que des recherches purement théoriques...Les événements de tous les jours l’y forçaient en permanence.

En France, dit-il, à partir de 1934, fut élaborée la politique du Front populaire qui permis l’arrivée au pouvoir en 1936 du gouvernement du réformiste Léon Blum – qui se montra aussitôt hostile aux ouvriers.

Puis ce furent les années de la Révolution espagnole, des occupations d’usines en France, en Belgique et dans les entreprises automobiles américaines, des procès de Moscou, des tentatives de planification économique de Roosevelt, des grèves « sauvages » qui s’étendaient, du déclin croissant du mouvement ouvrier traditionnel, du mouvement stakhanoviste russe, de la conférence sur l’étalon-or, de la course à l’armement qui allait conduire à la seconde guerre mondiale.

Le GIC, dit-il, prenait position sur tous ces sujets, disant qu’il fallait combattre la politique autoritaire des partis parlementaires et des syndicats, et que les travailleurs devaient prendre eux-mêmes en main l’administration et la direction de la production et de la distribution pour réaliser une société communiste sans exploitation ni travail salarié, c’est-à-dire une association de producteurs libres et égaux ; que le mot d’ordre de lutte n’était ni politique de front populaire ni planification économique, mais, au contraire : « Tout le pouvoir aux conseils ouvriers... »

DE NOUVELLES FORMES DE LUTTE

Les travailleurs devaient aussi trouver de nouvelles formes de lutte.

« Les comités d’action des grèves « sauvages » représentaient pour le GIC le modèle concret de ces nouvelles formes de lutte et d’organisation.

« Ils se formaient à l’époque au cours de presque toutes les luttes ouvrières et possédaient leur propre histoire.

« D’abord très primitifs, dans la mesure où les grèves « sauvages » se multipliaient, ils constituaient de plus en plus clairement pour les ouvriers le moyen à l’aide duquel ils pouvaient de défendre contre les réductions de salaires ou contre la dégradation des conditions de travail – ainsi qu’ils le voulaient, mais l’exigeaient en vain de leurs « dirigeants ».

« Même si cela aboutissait souvent à un échec, les comités ouvraient toutefois en pratique des voies menant à une organisation du pouvoir, organisation que les syndicats n’étaient pas en mesure d’assurer.

« Plus ils apparaissaient fréquemment, mieux ils s’organisaient, plus ils allaient de l’avant sans s’occuper de rien – avec pour garantie finale une « démocratie prolétarienne par en-bas » - alors plus leur similitude avec les conseils des temps révolutionnaires faisait son chemin dans les consciences... »

VERS UNE NOUVELLE FORME D’ORGANISATION

Le GIC reliait cette pratique avec l’ascension inéluctable d’une nouvelle forme à venir d’organisation de la classe prolétarienne.

Henk Canne Meijer, dans un article, montrait que le mouvement ouvrier du futur se différencierait et se déparerait fondamentalement des mouvements du passé par l’activité autonome de tous les membres de la classe prolétarienne...

Les activités du GIC, précise Cajo Brendel, embrassaient plusieurs domaines. Le groupe organisait des cours – principalement le dimanche matin.

Hormis sa presse mensuelle et ses innombrables brochures, il distribuait chaque semaine devant un bureau de chômage d’Amsterdam un petit journal régulier très populaire rédigé du début à la fin dans la langue des travailleurs. Il provoquait la rage folle des staliniens et des réformistes parce qu’il mettait en lumière les conséquences dévastatrices de leur politique.

Il avait une influence considérable.

LE PROBLEME DE L’ACTIVITE PRATIQUE

Il était aussi une réponse à une question qui avait été soulevée quelques années auparavant dans le groupe.

Durant l’été 1935, des camarades à La Haye, Leyde et Groningue avait reproché à leurs amis politiques d’Amsterdam de n’avoir aucune solution suffisamment satisfaisante au problème de l’activité pratique. Ils constataient dans une « résolution » que le GIC n’avait accompli jusqu’alors qu’un travail d’information...alors que la pratique était maintenant propulsée au premier plan par l’évolution de la société...Le GIC ne comprenait pas que la classe ouvrière passerait à l’action totalement indépendamment des groupes d’études...

« Quand je relis aujourd’hui la « résolution », dit Cajo Brendel, c’est avec des sentiments passablement confus. Que visions-nous, à vrai dire, lorsque nous exigions que le GIC s’adapte à la pratique que – selon ce que nous disions – le groupe « savait uniquement mettre en formules ? »

UN PROCESSUS DE LONGUE DUREE

« J’ai bien peur, poursuit-il, et ceci avec quelques raisons, qu’il n’était pas encore suffisamment clair pour nous que le GIC se différenciait en vérité fondamentalement du vieux mouvement ouvrier, mais qu’il n’était dans le même temps en aucun cas le nouveau mouvement ouvrier, et qu’il ne pouvait pas l’être puisque la constitution de ce dernier ne pouvait se concevoir que comme un processus de longue durée.

« S’il était exact que l’expérience révolutionnaire avait fait preuve que l’émancipation des travailleurs ne pouvait être que l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes, alors on ne devait pas seulement comprendre que le socialisme ne pouvait pas être apporté de l’extérieur par un parti ou par un syndicat, mais également que cette émancipation ne pouvait pas plus être l’oeuvre du GIC...

DES LIMITES ET DE LEUR CAUSE

« En un sens, reprend Cajo Brendel, le reproche d’un manque de pratique révolutionnaire était aussi peu justifié que celui qui affirmait que le groupe se réfugiait « derrière les murs d’un monastère ».

Ce n’était pas ce qu’il faisait. Il agissait dans le monde qui était alors le sien.

« Si son activité se mouvait effectivement à l’intérieur de certaines limites, c’était simplement parce que ces limites avaient été trouvées telles quelles, historiquement déterminées.

« On doit s’en souvenir à une époque où il y a encore des limites du même genre dont cependant de nombreux groupes sont moins conscients que le GIC l’était, et, à mon avis, c’est précisément en cela que réside son importance pour le mouvement ouvrier de demain. » (Amersfoort, mars 1974)

Note : voir le texte intégral et les notes



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