MARX, LEFEBVRE, LE CHANGEMENT DU MONDE !

jeudi 19 mai 2011
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C’était en 1983-1984, à l’occasion du centenaire de la mort de Marx.
Henri Lefebvre répondait à un questionnaire d’une revue de Belgrade, Socialisme dans le monde.

Sa propre attitude en ce qui concerne la pensée de Marx, Henri Lefebvre l’a prise depuis longtemps : « Elle n’est pas conforme au dogmatisme dominant et qui laisse des traces dans le monde contemporain, notamment en France.

« Le changement du monde est une exigence essentielle de la pensée de Marx. Mais cette pensée elle-même ne peut se considérer comme immuable : elle se transforme. Ce résultat peut se considérer comme un changement « sous l’influence de la pensée de Marx ».

LA PENSEE DE MARX, UN ENSEMBLE DE CONCEPTS

« Depuis longtemps, dit-il, je propose de considérer cette pensée, non pas comme une doctrine établie, encore moins comme un système, mais comme un ensemble de concepts.

« Cet ensemble, ou pour parler métaphoriquement cette constellation, se modifie avec le temps. Certains concepts s’obscurcissent, à juste titre ou non. De nouveaux concepts s’introduisent dans la constellation. Cet ensemble mouvant s’emploie pour comprendre notre époque, c’est-à-dire la deuxième moitié du 20e siècle, et non pas simplement comme groupement de textes et de conférences pédagogiques ou politiques...

« C’est là un changement important et même essentiel dans la compréhension de ce que l’on appelle « le marxisme ». Il faut le soumettre perpétuellement à l’épreuve des faits et de l’actualité, c’est-à-dire de la pratique sociale, sans exclure bien entendu (et même en insistant sur elle) l’exploration du possible et de l’impossible. Au cours de cette épreuve des lacunes peuvent apparaître dans la « constellation de concepts » : ils n’apportent un déchiffrage de notre époque qu’en tenant compte de ce qui arrive de nouveau. »

UN IMMENSE MOUVEMENT DE LIBERATION

Henri Lefebvre va en conséquence essayer, au travers des changements concrets, de nous faire ressentir son attitude, la façon dont il conçoit son « travail » autour et avec cette « constellation ».

Parmi les grands changements du monde contemporain, il convient de considérer la libération des anciennes colonies, l’ascension du Tiers-Monde.

« Cet immense mouvement de libération, dont on ne saurait surestimer l’importance, a-t-il eu lieu sous l’influence de Marx ? », interroge Henri Lefebvre

L’IMPORTANCE DES QUESTIONS AGRAIRES

« Oui, sans aucun doute », répond-il, en ajoutant toutefois : « Mais à travers certains aspects de son oeuvre longtemps négligés en Europe occidentale ».

« Par exemple, les questions agraires, celles de la terre, du sol et du sous-sol, des rentes foncières, etc...Chacun sait que cet aspect du marxisme, repris ailleurs qu’en Europe occidentale, notamment par Lénine et Mao Ze Dong, a eu un retentissement à l’échelle mondiale. Toute l’histoire des réformes agraires, histoire hautement complexe, pourrait entrer dans l’étude des influences de Marx.

Profondément révolutionnaires au début et dans la première moitié du 20e siècle, les réformes agraires ont vu peu à peu s’atténuer leurs capacités subversives : on peut dire qu’elles ont été dans beaucoup de pays « récupérées » par le capitalisme. Ces influences de Marx n’ont donc pas échappé aux contradictions dialectiques. »

Henri Lefebvre montre aussi que l’étude des textes de Marx et de Lénine (et surtout ceux de la fin de la vie de Marx sur les questions agraires) n’ont pas empêché du coté socialiste une sous-estimation des questions paysannes, une survalorisation de la croissance industrielle.

UN NOUVEAU MARCHE

Il met également en évidence que l’influence de Marx s’est parfois exercée à travers des doctrines dérivées et même « hérétiques », les ouvrages de Frantz Fanon, par exemple.

Enfin, et ce n’est pas le moins important pour la compréhension de ce qui se passe aujourd’hui, Henri Lefebvre souligne que le processus de libération a été et reste lui-même contradictoire.

« Libérant politiquement les peuples auparavant dominés et colonisés, il a offert aux pays développés restés capitalistes un nouveau marché plus large qu’auparavant puisqu’il s’est accompagné et s’accompagne encore de transferts technologiques, de déplacements de main d’oeuvre, etc...

Bref, insiste-t-il, « le développement de la pensée marxiste comme celui de la réalité mondiale, se déroule contradictoirement, autrement dit dialectiquement. »

UNE DEGENERESCENCE DE LA PENSEE MARXISTE

Pour lui, « si les marxistes n’ont pas analysé toutes les contradictions du monde moderne ainsi que les contradictions intérieures au marxisme lui-même, ils en sont responsables. Ils n’ont pas tenu compte de certains avertissements répétés. Pour parler plus clairement encore, j’aurais beaucoup de critiques à formuler contre les tendances marxistes dans les pays dits « avancés ». Elles se sont souvent enfermé dans des considérations qui paraissent rigoureuses, précises, systématiques, et qui n’étaient que scolastiques...

« Cette dégénérescence de la pensée marxiste dans les pays industriels « avancés » n’est-elle pas solidaire des difficultés que traverse la classe ouvrière dans ces pays ? »

QUELQUES EXEMPLES

Henri Lefebvre dit songer en particulier aux Etats-Unis. La pensée de Marx y exerce une influence assez considérable mais limitée pour le moment à des cercles universitaires, sans liaison avec les travailleurs et avec les organisations syndicales : « On reçoit des Etats-Unis des travaux et des écrits du plus grand intérêt sur les questions esthétiques ou sur les rapports de pouvoir et de dépendance, mais rien qui puisse atteindre le mouvement ouvrier, lequel pourtant existe et suit son cours ».

Henri Lefebvre constate également et dit qu’on a signalé à plusieurs reprises l’incapacité des intellectuels marxistes dans les pays islamiques, et notamment en Iran, à élaborer un projet de société qui puisse orienter le mouvement révolutionnaire, lequel se voit dès lors accaparé par les institutions religieuses.

Ce reproche, dit-il, n’épargne donc pas les pays qui ne comptent pas parmi les grands pays industriels et les démocraties avancées.

Il ajoute : « Je me souviens avec amertume d’un séjour à Santiago-de-Chili, peu de temps avant le coup d’Etat militaire. Les cercles marxistes dont j’ai eu connaissance s’occupaient, avec beaucoup d’application, d’épistémologie et pas du tout de ce qui se passait autour d’eux et d’une situation qui s’aggravait de jour en jour. »

D’AUTRES ENCORE EN AMERIQUE LATINE

Il pense également que ces remarques vont dans le sens de celles faites à Cavtat, en octobre 1982, par Pablo Gonzàlès Casanova et publiées dans les actes du colloque : « Pénétration de la métaphysique dans le marxisme européen ».

« Notre ami mexicain, dit-il, a raison d’affirmer que les concepts élaborés à partir de Marx en Europe occidentale n’ont pas beaucoup servi à comprendre la situation réelle du Mexique et de l’Amérique latine.

Pourquoi ? Parce que les Européens ont trop insisté sur les relations de dépendance entre les sexes, les âges, les régions, les centres et les périphéries, etc...Et pas assez sur les rapports d’exploitation et sur la montée de nouvelles formes, plus subtiles qu’autrefois, d’exploitation.

« C’est dire à nouveau que l’influence de Marx ne s’est pas exercée d’une façon simple, sans contradictions internes ni externes.

ET EN EUROPE

« Je tiens à ajouter, dit-il encore, qu’en Europe tous les ouvrages et toutes les recherches inspirées de Marx ne tombent pas entièrement sous cette critique... Je tiens à ajouter qu’une contradiction essentielle a été mise à jour par les auteurs yougoslaves, celle entre la division mondiale du travail imposée par le capitalisme et le nouvel ordre mondial auquel aspirent de nombreux pays, au premier rang desquels les pays non-alignés. Cette attitude a un rapport qu’il est inutile de souligner avec la politique et les aspirations du non-alignement. »

Henri Lefebvre aborde alors, dans la constellation de concepts légués par Marx, les lacunes et les « trous noirs ». Il considère qu’il convient de combler ces lacunes et c’est pourquoi il s’est permis, et se permet encore, de proposer de nouveau concepts.

LA PRODIGIEUSE CROISSANCE DES VILLES

Ainsi, Marx n’a pu connaître la prodigieuse croissance des villes dans la deuxième moitié du 20e siècle.

« Ce phénomène, dit-il, a longtemps passé parmi les marxistes pour un phénomène secondaire, effet dérivé de l’industrialisation. On a même opposé la ville et l’entreprise comme étant le lieu de la consommation – et l’autre le lieu de la production. Or cette attitude est impossible à maintenir. En effet beaucoup de pays ont connu des mouvements urbains et des luttes ayant la ville à la fois comme théâtre et comme enjeu. Dans ces pays (par exemple le Mexique), il y a eu trois vagues de mouvements et de luttes à caractère révolutionnaire : les mouvements paysans – les mouvements ouvriers – les mouvements urbains -

« Pour tenir compte de ces réalités nouvelles, datant de l’époque moderne, j’ai proposé et je propose encore de faire entrer dans des concepts essentiels celui de l’urbain, nature seconde différente de la nature première parce que produite. »

De même, Henri Lefebvre considère que les activités étudiées par Marx et mises au premier plan par la plupart des courants marxistes concernaient le travail, la production et les lieux de production.

LE CONCEPT DE VIE QUOTIDIENNE

« Ces analyses des rapports de production, dit-il, n’épuisent pas à mon avis le mode de production...Elles permettent mal de comprendre son déploiement au 20e siècle, son élasticité, ses capacités.

« Que se passe-t-il hors des lieux de travail ? J’ai proposé et je propose encore pour comprendre un ensemble de faits le concept de « vie quotidienne ». Ce concept n’exclut en rien celui de travail productif. Au contraire, il l’implique. Mais il le complète en tenant compte des transports, des loisirs, de la vie privée et familiale ainsi que de toutes les modifications qui ont affecté au cours de l’époque moderne ces différents aspects de la vie et de la pratique sociale. »

LE TEMPS ET L’ESPACE

Cette attitude aboutit effectivement à faire entrer dans l’analyse et la conception marxistes des aspects négligés : l’architecture, l’urbanisme et plus largement l’espace et le temps sociaux.

« Il faut remarquer, dit-il, que l’espace et le temps sont devenus des marchandises (je parle surtout des pays capitalistes), c’est-à-dire des « biens » autour desquels se livrent de grandes luttes : l’espace et le temps restent le fondement de la valeur d’usage, bien que ou parce qu’ils sont entrés dans les valeurs d’échange. C’est à l’échelle mondiale qu’on se les dispute.

« Cette lutte pour l’espace et le temps, c’est-à-dire pour leur emploi et leur usage, est une forme moderne de la lutte de classes que n’a pas prévu Marx puisqu’elle n’existait pas de son temps. »

LE MODE DE PRODUCTION ETATIQUE

Henri Lefebvre poursuit sa lutte contre le dogmatisme en dénonçant sa répétition jusqu’à une époque récente de quelques formules de Marx et Engels sur l’Etat.

Or ceux-ci n’ont pu connaître d’abord la mondialisation de l’Etat et ensuite ses transformations au 20e siècle.

« A leur époque, dit-il, l’Etat était encore neuf en Europe. Aujourd’hui, ou plus exactement depuis la deuxième moitié du 20e siècle, on ne peut plus parler d’intervention épisodique ou conjoncturale de l’Etat dans la réalité économique, autrement dit dans sa « base ».

« Le rôle de l’Etat déborde (même du côté capitaliste) ce qui s’attribue classiquement à la superstructure politique, idéologique et institutionnelle.

« Il faut rendre compte du fait que la distinction classique également entre le niveau économique de la société, le niveau (ou instance) social, et le niveau ou instance politique, cette distinction tend à disparaître.

« La différence entre l’économique, le social et le politique n’est pas abolie mais il y a tendance à l’emprise croissante de l’Etat politique sur l’économique et le social.

« Pour rendre compte de cette situation qui apparaît un peu partout dans la deuxième moitié du 20e siècle, - en même temps que la mondialisation de l’Etat – j’ai proposé un concept nouveau : celui de mode de production étatique. Ce concept réunit l’économique et le politique et propose cette réunion comme horizon et perspective parce qu’elle devient réalité. »

LE DOGMATISME MARXISTE

Cependant ce concept a été mal reçu de tous côtés, par les marxistes comme par les idéologues du capitalisme et de la démocratie traditionnelle. Probablement parce qu’il les gène...

« A coup sûr, dit-il, c’est incompatible avec le dogmatisme marxiste ».
Henri Lefebvre évoque alors les controverses « révisionnisme/dogmatisme » devenues des espèces d’injures rituelles entre deux camps se croyant opposés et qui n’ont pas contribué à la fécondité de la pensée marxiste. Il refuse de se laisser enfermer dans cette alternative.

Il récuse également l’appellation, « encore si fréquente », de « marxisme-léninisme », et se déclare beaucoup plus marxiste que léniniste. Il pense et affirme que l’oeuvre de Marx doit rester pour nous et notre époque une référence constante, un point de départ – mais non un point d’arrivée. Elle doit aussi passer par une critique vigilante et incessante.

LA MONDIALITE, LE DESTIN MONDIAL DE LA MARCHANDISE

Aussi, Henri Lefebvre pense qu’il y a lieu aujourd’hui d’examiner de près la pensée de Marx et de la développer en la complétant...
Ainsi, il serait intéressant de reprendre ce que Marx a dit du mondial.

« Il n’a pas ignoré la mondialité ni le destin mondial de la marchandise. Il a posé les bases d’une analyse critique du monde de la marchandise et de l’échange, de sa logique et de sa langue, des réseaux et des chaînes d’équivalences, de leur extension virtuelle à la planète entière.

« Il comptait sur cette extension pour atténuer et même pour balayer les séparations des frontières entre les pays.

« D’autre part, on ne saurait trop insister sur le fait qu’il n’a pas bien connu le marché mondial que dans sa première phase : la phase de l’accumulation primitive et de l’expansion du capitalisme commercial.

« Alors, faut-il le rappeler ? Certains pays s’enrichissent en mélangeant habilement le pillage et le commerce. On vit, et c’est un aspect important de l’histoire, le centre de l’activité passer de la Méditerranée à l’Océan Atlantique. On vit se constituer de grands empires coloniaux : espagnol, portugais, hollandais, français et anglais. Le commerce consistait alors surtout en échange de marchandises, c’est-à-dire de produits naturels ou artisanaux. »

LA HAUTE COMPLEXITE DU MONDIAL AUJOURDHUI

« Tous ces faits, poursuit-il, confirmés depuis un siècle par les historiens se trouvent déjà au moins signalés dans le Capital et dans les ouvrages économiques de Marx. Mais celui-ci n’a pu que pressentir la deuxième phase de la mondialité et du marché mondial, postérieurs à la constitution du capitalisme industriel et liée au déploiement de ce capitalisme...

Mais, dit-il, on ne saurait trop insister sur la haute complexité du mondial aujourd’hui, sur l’enchevêtrement de ses contradictions, sur la problématique planétaire que se pose et qui fait de « l’Homme » lui-même l’enjeu d’une terrifiante partie.

« Le marché mondial ? Il ne se réduit plus à l’échange des marchandises. Il comporte le marché et l’échange de capitaux, de la matière grise et des techniques, de la main d’oeuvre, de l’énergie, de l’espace et du temps, des oeuvres d’art, etc...

« Les catégories et concepts laissés par Marx doivent se reconsidérer pour arriver à connaître cette extraordinaire complexité, ces flux de produits et de signes... »

OUI, MAIS SANS MARX !

Mais sans Marx, poursuit Lefebvre, il n’y aurait pas eu Keynes, théoricien du néo-capitalisme, pas plus que Schumpeter, théoricien de la démocratie et de la croissance...La théorie des interventions étatiques, de la rationalisation économique et de la planification, naquit de Marx, de la pensée marxiste et de sa critique du libéralisme. Elle a été retournée contre le marxisme mais elle en dérive. Ces récupérations font partie de l’influence. Et c’est ainsi que la mondialisation considérée comme totalité dans le monde moderne ne peut se comprendre sans tenir compte de Marx. La diversité des écoles et des tendances issues de Marx doit également être prise en compte.

LA SPECIFICITE DE LA PENSEE MARXISTE EN FRANCE

« En ce qui me concerne, dit-il encore, je revendique une certaine spécificité de la pensée marxiste telle qu’elle s’est développée en France, en fonction des luttes pour la démocratie, mais aussi en fonction des traditions philosophiques et littéraires de la France...

« Sans ces héritages, le marxisme ne serait pas en France ce qu’il a été et ce qu’il est.

« La tendance à laquelle j’appartiens se réclame de la lignée qui va de Rabelais à nos jours, en passant par Diderot, le romantisme de gauche, la révolte rimbaldienne et le surréalisme, celui d’Aragon et celui de Breton.

« Cette tendance va jusqu’à la critique radicale de la société existante. Elle n’a pas hésité devant la contestation. Elle se ramifie en tendances diverses, l’analyse institutionnelle, la critique autogestionnaire de la gestion capitaliste, etc...

« L’autre tendance, d’ailleurs plutôt scientifique, se rattacherait plutôt au positivisme et à travers lui à la philosophie des sciences, elle-même issue de l’école cartésienne.

« Faut-il insister sur cette division de la pensée marxiste qui a engendré en France des polémiques ? Oui, car cette diversité, avec les contradictions et les conflits qu’elle suscite, fait aussi partie de l’influence de Marx et de sa richesse... »

( Voir l’intégralité de l’article dans « La Somme et le Reste » - n°1 – novembre 2002)



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