Utopies dévoyées

mardi 16 novembre 2010
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« Nous avons besoin de lieux pour habiter le monde », clamait il y a quelques mois la Coordination des intermittents et précaires d’Ile-de-France, sous le coup d’une menace d’expulsion de ses locaux parisiens. Le slogan résonne bien au-delà de ce cas particulier. Jean-Paul Dollé postule que ce n’est pas un hasard si la crise des subprime a touché le « produit maison », l’habitat, c’est-à-dire « la forme la plus élémentaire d’exister en propre et de se situer dans le monde [1] ».

L’expulsion, si elle n’est pas toujours aussi littérale que celle des petits propriétaires américains, est bien à l’œuvre partout. Dès la fin du XIXe siècle, les grandes villes ont vidé les centres de leurs artisans et ouvriers, remplaçant, comme l’écrivait Henri Lefebvre, « une centralité productive par un centre de décision et de services ». Aujourd’hui, elles relèguent de plus en plus loin des pauvres dont la définition semble s’élargir sans cesse. Elles éradiquent tous les petits dispositifs et les stratégies de subsistance qui permettaient de tenir contre le darwinisme social. Elles privilégient les parcours voués à la consommation, tout en manifestant une nostalgie de l’authenticité et de l’animation urbaines qui multiplie les décors factices.

La ségrégation — chacun cherchant à fuir plus nécessiteux que lui — est sans conteste la tendance dominante en ce début de millénaire. Les essaims d’hélicoptères transportant les citoyens fortunés dans le ciel de São Paulo, mais aussi l’engouement des milliardaires pour les îles privées, les hôtels de luxe perdus dans la nature sauvage ou les voyages dans l’espace, attestent un « clivage spatial et moral sans précédent entre les riches et le reste de l’humanité [2] ». Aux Etats-Unis, après les gated communities (« résidences sécurisées »), exportées dans le monde entier, un pas supplémentaire est franchi avec les « villes privées » — où les droits constitutionnels ne s’appliquent pas — ou les centres commerciaux de taille démesurée : ce n’est plus l’espace public qui enchâsse un espace privé en expansion, mais un territoire privé qui abrite et régit des activités autrefois publiques.

Le fantasme ultime semble ne pas être simplement de s’isoler du reste du monde, mais de recréer le monde ex nihilo, en niant l’existence même de tout ce qu’il y a autour. Décrivant le Mall of America, gigantesque complexe de shopping et de loisirs près de Minneapolis devenu une destination touristique — on vient le visiter du Japon ou de Corée —, Marco d’Eramo remarque que, vu de loin, il ressemble à une usine ou à un pénitencier parce que « personne n’est censé le regarder de l’extérieur [3] ». Mais l’illustration la plus aboutie de cette logique reste sans conteste l’archipel artificiel en forme de mappemonde créé au large de ses côtes par l’émirat de Dubaï, et baptisé l’« Ile-Monde » (« The World »). Aux utopies progressistes, qui se voulaient le laboratoire d’un monde meilleur, succèdent ainsi les caprices fortifiés des riches : ces derniers abandonnent à son sort une humanité condamnée à une survie chaotique, ne se souvenant d’elle qu’afin de pourvoir à leurs besoins — considérables — en main-d’œuvre la plus docile et la plus invisible possible.

Même l’impératif écologique n’échappe pas à cette mégalomanie nombriliste. Sa prise en compte se traduit le plus souvent par la constitution d’enclaves idylliques, ignorantes de la dévastation planétaire. A petite échelle, ce sont les plantes en pot ou les aspirateurs censés purifier l’air pollué des appartements — une « mégalomanie du pauvre », en quelque sorte. A grande échelle, c’est Masdar, la ville nouvelle en cours d’édification près d’Abou Dhabi, qui devrait être la première au monde « à ne pas émettre de gaz carbonique et à ne pas rejeter de déchets » (lire page 94). Un projet intelligent, mêlant les méthodes de construction traditionnelles de la région et la technologie la plus moderne, juge l’International Herald Tribune, qui constate toutefois qu’il s’agit d’un modèle difficilement adaptable à des communautés plus grandes. Cette cité idéale ne sera donc qu’une « gated utopia » (« utopie sécurisée ») [4].

Pendant un certain temps encore, ceux qui en ont les moyens pourront sans doute s’offrir une nourriture saine, un air pur, des paysages préservés. Mais la politique de l’autruche atteindra inexorablement ses limites. On peut se faire la guerre pour l’eau ; se faire la guerre pour l’oxygène promet déjà d’être plus compliqué. Cette contagion de la sphère où ils évoluent par l’univers commun que les riches veulent à tout prix éviter, la biosphère pourrait bien se charger de l’opérer, rappelant à tous cette vérité cruelle : il n’y a qu’un seul monde.

Sur le blog de Mona Chollet Monde diplomatique novembre 2010

Transmis par Linsay


[1Jean-Paul Dollé, L’Inhabitable Capital. Crise mondiale et expropriation, Lignes, Paris, 2010.

[2Mike Davis et Daniel B. Monk (sous la dir. de), Paradis infernaux. Les villes hallucinées du néo-capitalisme, Les Prairies ordinaires, Paris, 2008.

[3Marco d’Eramo, « Du Minnesota à l’Arizona. Le rêve américain d’une ville sans ville », dans Mike Davis et Daniel B. Monk, Paradis infernaux, op. cit.

[4Nicolai Ouroussoff, « Sealed off from the world, a green vision », International Herald Tribune, Paris, 27 septembre 2010.



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