KRONSTADT, LA TROISIEME REVOLUTION ?

jeudi 24 juin 2010
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Devant le 10e congrès du P.C.(b)R. [1], en mars 1921, Lénine déclare :
« Une légère déviation syndicaliste ou semi-anarchiste n’aurait rien eu de terrible : le parti en aurait pris conscience rapidement et se serait énergiquement appliqué à la corriger.
Mais elle se manifeste dans un pays à forte prédominance paysanne, si cette paysannerie est de plus en plus mécontente de la dictature prolétarienne, si la crise de l’économie paysanne est au paroxysme, si la démobilisation d’une armée paysanne jette sur le pavé des centaines et des milliers d’hommes brisés, qui ne trouvent pas de travail, qui sont habitués uniquement au métier des armes et qui répandent le banditisme, ce n’est pas le moment de discuter de déviations théoriques.... »

LA DICTATURE DU PROLETARIAT EN PERIL

Lénine poursuit : « Nous devons dire carrément à ce congrès : nous n’admettrons plus les discussions sur les déviations, il faut y mettre fin. Le congrès du parti peut et doit le faire, il doit tirer la leçon qui s’impose, l’adjoindre au rapport politique du Comité Central, la fixer, la consacrer, en faire une obligation, une loi pour le parti. L’atmosphère de discussion devient dangereuse à l’extrême, elle met manifestement en péril la dictature du prolétariat... »
« Nous tirerons à présent de ces leçons une conclusion politique, et pas seulement une conclusion indiquant telle ou telle erreur, mais une conclusion politique touchant les rapports entre les classes, entre la classe ouvrière et la paysannerie.
« Ces rapports ne sont pas tels que nous le pensions. Ils exigent du prolétariat une cohésion et une concentration des forces infiniment plus grande, et en régime de dictature du prolétariat, ils représentent un danger bien plus grand que tous les Dénikine, Koltchak et Ioudénitch réunis. Personne ne doit se faire d’illusions à ce propos, car ce serait l’illusion la plus fatale... »

DEMASQUER LES FALSIFICATEURS ET LES TRICHEURS

Pour Joseph Vansler, alias Wrigtht, « durant les années de montée révolutionnaire, les anarchistes, les mencheviks, les SR [2]et consort étaient sur la défensive. Aujourd’hui, le stalinisme leur a fourni un prétexte démagogique pour mener l’offensive contre les principes mêmes qui ont permis Octobre. Ils cherchent à compromettre le bolchévisme en l’identifiant au stalinisme. Ils se saisissent de Kronstadt comme point de départ. Leur théorie est des plus « élémentaires » : Staline tire sur les ouvriers uniquement parce que c’est l’essence du bolchévisme de tuer les ouvriers ; par exemple Kronstadt ! Lénine et Staline ne font qu’un. CQFD.
« Tout leur art consiste à torturer les faits historiques, en exagérant monstrueusement chaque question secondaire sur laquelle les Bolchéviks ont pu se tromper, et en jetant un voile pudique sur le soulèvement contre le pouvoir soviétique et sur le programme et les objectifs de l’insurrection.
« Notre tâche est avant tout de démasquer les falsificateurs et les tricheurs à l’oeuvre sur des « faits » historiques qui leur servent de base pour leur acte d’accusation du bolchévisme. »

LA VALEUR ET LA GLOIRE DE LA RUSSIE REVOLUTIONNAIRE

Pour la Coordination Gauche Alternative du Hainaut le 6 mars 2009, au début de l’année 1921, le pays est ruiné par sept ans de guerre. Dans la campagne comme dans les villes, éclatent des protestations populaires contre le pouvoir du parti bolchévique.

Dans certaines villes, des vagues de grèves éclatent, entre autres à Petrograd, qui connait régulièrement la famine du fait de la guerre et des restrictions, et où les ouvriers des principales usines se mettent en grève en février 1921.

Le 26 février, informés des évènements de Petrograd, les équipages des navires de la marine soviétique « Petroparlovsk » et « Sébastopol » à quai à Kronstadt, tiennent en urgence une réunion et se mettent d’accord pour envoyer une délégation chargée de se renseigner et de faire un rapport à propos de la situation sur le continent.

Kronstadt est une ville de garnison, sur l’île Kotline, dans le golfe de Finlande, à 20 km de Petrograd dont elle constitue un poste de garde avancé.

Les marins de Kronstadt avaient été dans l’avant-garde des révolutions de 1905 et de 1917.

En 1917, Trotski appelait ces marins « la valeur et la gloire de la Russie révolutionnaire ». De par leur histoire révolutionnaire, les habitants de Kronstadt furent très tôt partisans et praticiens du « pouvoir aux conseils » : formant dès 1917 une commune libre relativement indépendante de l’autorité centrale, ils pratiquaient une forme de démocratie directe à base d’assemblées ou de comités réunis dans le cadre de la forteresse dans un espace public énorme servant de forum populaire pouvant contenir plus de 30 000 personnes.

LES REVENDICATIONS DE KRONSTADT

Lors de son retour de Petrograd, les membres de la délégation dont on a parlé informent leurs camarades marins des grèves et de la répression que le gouvernement bolchévique exerce contre elles.
Les participants au rassemblement approuvent alors une résolution et 15 revendications :

- 1)Organiser immédiatement des réélections aux soviets, avec vote secret, et en ayant soin d’organiser une libre propagande électorale pour tous les ouvriers et paysans, vu que les soviets actuels n’expriment pas la volonté des ouvriers et des paysans ;
- 2)Accorder la liberté de la parole et de la presse pour les ouvriers et les paysans, pour les anarchistes et les partis socialistes de gauche ;
- 3)Donner la liberté de réunion et la liberté d’association aux organisations syndicales et paysannes ;
- 4)Organiser, pour le 10 mars au plus tard, une conférence sans-parti des ouvriers, soldats rouges et matelots de Petrograd, de Kronstadt et du district de Pétrograd ;
- 5)Libérer tous les prisonniers politiques appartenant aux partis socialistes, ainsi que tous les ouvriers et paysans, soldats rouges et marins emprisonnés ^pour des faits en rapport avec des mouvements ouvriers et paysans ;
- 6)Elire une commission pour la révision des cas de ceux qui sont détenus dans les prisons ou les camps de concentration ;
- 7)Supprimer tous les « politotdiel »(Sections politiques du parti communiste existant dans la plupart des institutions d’Etat ), car aucun parti ne peut avoir de privilèges pour la propagande de ses idées, ni recevoir de l’Etat des ressources dans ce but. A leur place, il doit être créé des commissions culturelles élues, auxquelles les ressources doivent être fournies par l’Etat ;
- 8)Supprimer immédiatement tous les « zagraditelnyé otriady » ( détachements policiers créés officiellement pour lutter contre l’agiotage, mais qui en fin de compte confisquaient tout ce que la population affamée, les ouvriers compris, amenaient des campagnes pour la consommation personnelle ) ;
- 9)Fournir à tous les travailleurs une ration égale, à l’exception de ceux des métiers insalubres qui pourront avoir une ration supérieure ;
- 10)Supprimer les détachements de combat communistes dans toutes les unités militaires, et faire disparaître dans les usines et fabriques le service de garde effectué par les communistes. Si on a besoin de détachements de combat, les désigner par compagnie dans chaque unité militaire ; dans les usines et fabriques les services de garde doivent être établis conformément à l’avis des ouvriers ;
- 11)Donner aux paysans le droit de travailler leurs terres comme ils le désirent, ainsi que celui d’avoir du bétail, mais tout cela par leur propre travail, sans aucun emploi de travail salarié ;
- 12)Demander à toutes les unités militaires ainsi qu’aux camarades « koursanty » ( Elèves-officiers ) de s’associer à cette résolution ;
- 13)Exiger qu’on donne dans la presse une large publicité à toutes les résolutions ;
- 14)Désigner un bureau mobile de contrôle ;
- 15)Autoriser la production artisanale libre, sans emploi de travail salarié.
Comme les ouvriers de Pétrograd, les marins de Kronstadt exigèrent l’égalité des salaires, la fin des barrages routiers limitant la liberté de circulation et la possibilité pour les ouvriers d’introduire de la nourriture dans la ville.

MESSAGE AUX OUVRIERS DU MONDE ENTIER

Les « insurgés » envoient le 6 mars un message radio « aux ouvriers du monde entier » où ils déclarent :

« Nous sommes partisans du pouvoir des soviets, non des partis. Nous sommes pour l’élection libre de représentants des masses travailleuses. Les soviets fantoches manipulés par le Parti communiste ont toujours été sourds à nos besoins et à nos revendications ; nous n’avons eu qu’une réponse : la mitraille...
« Camarades ! Non seulement ils vous trompent, mais ils travestissent délibérément la vérité et nous diffament de la façon la plus méprisable...
« A Kronstadt, tout le pouvoir est exclusivement entre les mains des marins, soldats et ouvriers révolutionnaires...
« Vive le prolétariat et la paysannerie révolutionnaires !
« Vive le pouvoir des soviets librement élus ! »

VERS LA TROISIEME REVOLUTION

Le soviet de Kronstadt écrit encore :
« Il est clair que le parti communiste russe n’est pas le défenseur des travailleurs qu’il prétend être. Les intérêts des travailleurs lui sont étrangers. S’étant emparé du pouvoir, il n’a qu’une seule crainte : le perdre et c’est pourquoi il croît que tous les moyens lui sont bons : calomnie, violence, fourberie, assassinat, vengeance sur la famille des rebelles...
« Ici, à Kronstadt, nous avons posé la première pierre de la troisième révolution qui fera sauter les dernières entraves des masses laborieuses et ouvrira toute grande la voie nouvelle de la créativité socialiste...
« Sans coup férir, sans qu’une goutte de sang ait été versé, le premier pas a été franchi. Les travailleurs ne veulent pas de sang. Ils ne le versent que réduits à l’autodéfense...
« Les ouvriers et les paysans ne cessent d’aller de l’avant, laissant derrière l’Assemblée constituante et son régime bourgeois, la dictature communiste, sa Tchéka et son capitalisme d’Etat. »

LA REPRESSION

On sait que dès le début le gouvernement refusa la négociation comme le laissaient entendre les propos de Lénine au Congrès. Dans le même esprit, il n’accepte pas les propositions de médiation qui furent formulées de plusieurs sources. Pour lui, la victoire de l’insurrection de Kronstadt ne pouvait que conduire à brève échéance à la victoire de la contre révolution, indépendamment des idées qui pouvaient être présentes dans la tête des marins révoltés.

Aussi, agissant en tant que Président du Conseil militaire révolutionnaire de l’armée et de la marine de la République, Trotsky commanda la réforme et la mobilisation de la 7e Armée « pour supprimer le soulèvement de Kronstadt le plus rapidement possible. »
Kronstadt la rouge était devenue Kronstadt la blanche !

LA DEMOCRATIE PROLETARIENNE, UN SOUVENIR

Pour Paul Avrich, dans « La tragédie de Kronstadt, 1921 », en réalité, aucun parti, aucune organisation – et pas même les anarchistes – n’est à l’origine d’un mouvement qui a surgi spontanément des violentes tensions qui, au cours de la guerre civile, se sont développées entre les masses ouvrière et paysanne et l’Etat.

Il constate qu’une fois les armées blanches défaites, la paysannerie ne supporte plus qu’avec une impatience croissante les lourdes réquisitions auxquelles les bolchévicks ont été contraints d’avoir recours pour ravitailler les villes affamées. Dès la fin de 1920, des révoltes agraires secouent les régions de la Volga, la province de Tambov, le nord du Caucase, la Sibérie occidentale, et il faut livrer de véritables batailles rangées contre des bandes qui regroupent jusqu’à 50 à 60 000 paysans.
Pour Paul Avrich encore, désormais isolé de la paysannerie, le régime ne l’est pas moins du prolétariat ou de ce qui en reste dans ce pays où la guerre civile et le blocus ont entraîné la fermeture de centaines d’entreprises.

En 1921, la démocratie prolétarienne dont avaient rêvée les ouvriers en 1917 n’est plus qu’un souvenir : la Révolution n’a apporté que le froid, la faim, le typhus et le lourd autoritarisme des communistes qui, dans les quelques fabriques qui fonctionnent encore, dans l’armée immensément lasse de trois ans de guerre civile, imposent leur « discipline de fer ».

FAIRE RENAITRE LA DEMOCRATIE DES SOVIETS

Il y a au début de 1921 un réveil des activités revendicatives et politiques du prolétariat qui se manifeste à Moscou, puis à Pétrograd où Zinoviev évite de justesse que les grèves et l’agitation ne tournent à l’insurrection comme à Kronstadt.

Ce qui est en cause, c’est d’abord l’insuffisance du ravitaillement, les contraintes du communisme de guerre, mais aussi le pouvoir dictatorial des communistes, ainsi que le formulèrent très clairement les « insurgés » de Kronstadt en réclamant « le pouvoir des soviets sans les bolchéviks. »
Il y a, dit Paul Avrich, indiscutablement dans le mouvement du printemps 1921 une aspiration à faire renaître la démocratie des soviets en détruisant tout ce qui est déjà bureaucratisme, abus de pouvoir et privilèges dans l’Etat bolchévik.

L’ECLAIR QUI ILLUSTRE LA REALITE

Ce n’est pas ce chemin qui a été emprunté.
Tout était prêt le 16 mars, dit Bernard Féron dans un article paru dans le Monde le 3 février 1991.
« Contre 15 000 « insurgés » dont le ravitaillement et les munitions étaient plutôt maîgres, Toukhatchewski disposait de 50 000 hommes...Les « insurgés » tinrent jusqu’au soir du 27...
« Ainsi s’acheva, après seize jours la « Commune » de Kronstadt qui fut, dira Lénine, « l’éclair qui mieux que tout autre illustre la réalité ». Epreuve plus redoutable sans doute que la guerre civile, puisque cette fois c’est de l’intérieur du camp révolutionnaire que fut allumée cette « iskra », l’étincelle qui risquait d’embraser le continent si la troupe n’avait pas agi avant le dégel. »

DES CONSEQUENCES DURABLES

« L’évènement eut des conséquences durables, poursuit Bernard Féron.
Le 10e congrès du parti « mit fin au communisme de guerre et adopta la NEP ( Nouvelle Politique Economique ) : les réquisitions arbitraires de céréales étaient remplacées par un impôt en nature. Ce n’était là qu’une pause de sept ans.
« Le congrès interdit aussi les factions et les tendances à l’intérieur du parti.
« Le régime n’a pas fini d’expier ses fautes commises dans les années 20 : la dénonciation stalinienne de la NEP, et la collectivisation, ont empêché le redressement de l’agriculture, et le maintien, au moins jusqu’à une date récente, d’un parti unique monolithique a fait obstacle aux réformes.
« Sitôt après avoir écrasé la « Commune » de >Kronstadt, les bolchéviques reprirent leur train-train révolutionnaire. Ils célébrèrent même, le 18 mars 1921, le cinquantième anniversaire de la Commune de Paris en fustigeant ces « Thiers et Gallifet qui avaient osé assassiner de glorieux révolutionnaires. »

LE CHOIX PRODUCTIVISTE ET L’ECHEC

L’approche de François Iselin apparaît donner quelque profondeur nouvelle à l’évènement.
Dans un article du 25 juillet 2007 de « Europe Solidaire sans frontières », il montre qu’une à une « les grandes révolutions socialistes se corrompent, s’épuisent et s’effondrent. Les immenses espoirs qu’elles suscitaient jadis se sont évanouis...La cause première de ces échecs a été que leurs directions révolutionnaires aient voulu conserver le redoutable modèle productif capitaliste
« Si ces directions ont bien arraché le pouvoir formel des classes dominantes, elles en ont épargné le fondement de leur pouvoir : l’exploitation de la force physique et mentale des êtres humains dans un but contraire à leur libération du travail et, partant, de leur épanouissement...
« Bien que les directions de l’Etat soviétique les aient ignorés, discrédités et même liquidés physiquement, les dénonciateurs des dérives productivistes n’ont cessé de donner l’alarme.
« Leurs mises en garde apparaissent aujourd’hui aussi prémonitoires que désespérées.
« Parmi d’autres « avertisseurs d’incendie », celle des communards de Kronstadt peut être prise comme exemple.
« En 1921, les quelques 50 000 habitants, en grande majorité masculins, de cette ville soviétique de la Baltique s’élevaient contre l’orientation du pouvoir central qui, après les avoir discrédités et dénigrés, les réprima violemment, les anéantit militairement et en expurgea la substance de la mémoire des peuples...

L’ECOLOGIE ET L’ORGANISATION DE LA SOCIETE

François Iselin poursuit :
« La priorité donnée à une production écologique, contraire au productivisme, avait cependant des implications sur l’organisation de la nouvelle société, le rôle politique de la paysannerie, le pouvoir de décision des producteurs et le statut de la direction bolchévique, de l’Etat et des syndicats... »

Parmi les 15 revendications de Kronstadt, François Iselin distingue, sans aucunement négliger les autres concernant les libertés démocratiques, les revendications « offensives » n°11 et 15, qui sont les plus importantes car elles remettent en cause l’orientation de la révolution en réclamant que le droit d’initiative des producteurs agricoles et artisanaux soit respecté :
« Nous résolvons...d’accorder aux paysans l’entière liberté d’action sur leur terre – le droit de travailler leur terre - , comme aussi le droit d’élever du bétail, à condition qu’ils se débrouillent par leurs propres moyens – par leur propre travail - , c’est-à-dire en l’absence de toute main d’oeuvre salariée...d’autoriser la production artisanale individuelle – libre, sans emploi de travail salarié. »

C’est pour cela que Lénine peut dire de Kronstadt qu’il fut l’éclair qui,
mieux que tout autre, illumina la réalité.

Mais, dit François Iselin, le choix productiviste était déjà fixé, il n’était plus question pour l’Etat de remettre en question la priorité donnée à une prolétarisation massive dans un monstrueux appareil industriel.


[1Parti communiste bolchévik de Russie

[2socialistes révolutionnaires



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