Ce qui guide la politique d’Israël

Traduction d’un article publié dans le Herald Scotland, le 6 juin 2010
mercredi 16 juin 2010
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Historien israélien dissident, aujourd’hui professeur d’histoire à l’Université d’Exeter et directeur du Centre européen d’études sur la Palestine, Ilan Pappé a longtemps vécu en Israël, donnant de la voix contre le sionisme. Lassé de vivre dans un environnement « hostile », d’être traité « comme un pestiféré », il s’est finalement exilé en Grande-Bretagne en 2007. (voir articles sur Rouge Midi, rubrique ISRAEL)

Celui qui dénonce sans relâche la réécriture historique pratiquée par Israël, l’endoctrinement de sa population, le processus de colonisation et le massacre des Palestiniens à l’œuvre depuis plus de 60 ans explique dans l’article traduit ci-dessous les ressorts psychologiques qui ont poussé l’état sioniste à attaquer la flottille de Gaza. Il explique pourquoi les "solutions" mises en avant par la communauté internationale ne sont absolument pas adaptées à la réalité du conflit.

Ce qui guide la politique d’Israël

L’aspect le plus déroutant de l’affaire de la flottille de Gaza a très certainement été la défense indignée et moralisatrice du gouvernement et du peuple israélien.

Les modalités de cette réponse sont peu relayées par la presse britannique, mais il s’agit aussi bien de parades officielles, célébrant l’héroïsme des commandos ayant pris d’assaut le navire, que de manifestations d’écoliers en soutien inconditionnel au gouvernement et contre la nouvelle vague d’antisémitisme.

En tant que natif d’Israël, passé avec enthousiasme par tout son processus de socialisation et d’endoctrinement pendant un quart de siècle, je ne connais que trop bien cette réaction. Comprendre l’origine de cette attitude furieusement protectrice est une clé essentielle pour appréhender correctement le principal obstacle à la paix en Israël et en Palestine. On ne peut mieux définir cette barrière que comme la perception officielle et populaire qu’ont les juifs Israéliens de la réalité politique et culturelle qui les entoure.

Un certain nombre de facteurs expliquent ce phénomène, mais trois d’entre eux sont particulièrement remarquables, et interconnectés. Ils forment l’infrastructure mentale individuelle sur laquelle la vie en Israël de tout juif sioniste est basée, et dont il est presque impossible de s’écarter – ce dont, personnellement, je n’ai que trop fait l’expérience.

Le droit « sacré » au grand Israël

La première hypothèse, et la plus importante, est la suivante : ce qui était historiquement la Palestine est d’après un irréfutable droit sacré la propriété politique, culturelle et religieuse du peuple juif représenté par le mouvement sioniste, puis plus tard par l’état d’Israël.

La plupart des Israéliens, les hommes politiques comme les citoyens, comprennent que ce droit ne peut être pleinement appliqué. Mais bien que les gouvernements successifs aient été assez pragmatiques pour accepter la nécessité d’entamer des négociations de paix et celle d’une sorte de compromis territorial, ce rêve n’a pas été abandonné. Et - ce qui est encore plus important - la conception et la représentation de toute politique réaliste est ainsi considérée comme un acte de générosité internationale ultime et sans précédent.

Toutes les insatisfactions palestiniennes ou - dans le cas qui nous intéresse - internationales, exprimées devant chaque proposition mise en avant par Israël depuis 1948, ont donc été considérées comme insultantes et ingrates face à la politique accommodante et éclairée de la « seule démocratie du Moyen-Orient ». Maintenant, imaginez que ce mécontentement se traduise par une lutte réelle et parfois violente, et vous commencez à comprendre les mécanismes de cette fureur vertueuse. Lorsque nous étions écoliers, pendant le service militaire et plus tard en tant que citoyens israéliens adultes, la seule explication donnée aux réactions arabes ou palestiniennes était que notre comportement civilisé s’opposait à la barbarie et aux antagonismes de la pire espèce.

Selon le discours dominant, il y a deux forces malveillantes à l’œuvre contre Israël. La première consiste en l’ancien et habituel mouvement antisémite du monde au sens large, un virus infectieux touchant soi-disant tous ceux qui entrent en contact avec les Juifs. Selon ce discours, les Juifs modernes et civilisés ont été rejetés par les Palestiniens simplement parce qu’ils étaient juifs, et non par exemple parce qu’ils ont volé leur terre et leur eau jusqu’en 1948, expulsé la moitié de la population Palestinienne en 1948, imposé une occupation violente de la Cisjordanie et, dernièrement, un siège inhumain de la bande de Gaza. Cela explique également pourquoi l’action militaire est considérée comme la seule réaction possible : une fois les Palestiniens vus comme cherchant inéluctablement à détruire Israël, suivant en cela une pulsion atavique, la seule manière d’y faire face repose sur la force militaire.

La seconde force est également un phénomène à la fois ancien et nouveau : une civilisation islamique qui cherche à détruire les Juifs en tant que foi et nation. Le courant dominant chez les orientalistes israéliens, appuyés par de nouveaux universitaires conservateurs aux États-Unis, a contribué à définir cette phobie comme étant une vérité scientifique. Ces peurs, pour être immuables, doivent évidemment constamment être nourries et manipulées.

Une position de déni

De là découle la seconde caractéristique permettant une meilleure compréhension de la société juive israélienne : Israël est dans une position de déni. Même en 2010, avec tous les moyens de communication et d’information alternatifs et internationaux, la plupart des Juifs israéliens sont toujours alimentés quotidiennement par des médias qui leur cachent la réalité de l’occupation, de la stagnation ou de la discrimination. C’est notamment valable en ce qui concerne le nettoyage ethnique commis par Israël en 1948, qui a transformé la moitié de la population palestinienne en réfugiés, a détruit la moitié de ses villes et villages, et laissé 80% de leur pays entre les mains des Israéliens. Il est douloureusement clair que, même avant que les murs et clôtures de l’apartheid n’aient été construits autour des territoires occupés, l’Israélien moyen n’était pas au courant. Et pouvait ne pas s’intéresser aux 40 années de violations systématiques des droits civils et humains de millions de personnes, réalisées sous le contrôle direct et indirect de son État.

Les Israéliens n’ont pas non plus eu accès à des compte-rendus honnêtes sur la souffrance des habitants de la bande de Gaza pendant les quatre dernières années. Et, sur le même schéma, les informations distillées sur la flottille correspondent à l’image d’un État attaqué par les forces combinées de l’antisémitisme séculaire et du nouvel islamisme judéocide fanatique, forces débarquant pour détruire Israël. (Après tout, pourquoi auraient-ils envoyé l’élite des meilleurs commandos du monde pour faire face à des militants des droits de l’homme sans défense ?)

Quand j’étais jeune historien en Israël dans les années 1980, c’est d’abord ce déni qui a attiré mon attention. En tant que chercheur débutant, j’avais décidé d’étudier les événements de 1948, et ce que j’ai alors trouvé dans les archives m’a permis de mettre un pied hors du sionisme. Doutant de l’explication officielle du gouvernement à propos de son agression du Liban en 1982 et de son comportement pendant la première Intifada en 1987, j’ai commencé à me rendre compte de l’ampleur de la manipulation. Je ne pouvais plus souscrire à une idéologie déshumanisant les Palestiniens autochtones et favorisant des politiques de dépossession et de destruction.

Le prix de ma dissidence intellectuelle a fini par tomber : la condamnation et l’excommunication. En 2007, j’ai quitté Israël et mon travail à l’Université d’Haïfa pour un poste d’enseignant au Royaume-Uni, où les points de vue qui seraient au mieux considérés en Israël comme de la folie, au pire comme une trahison pure et simple, sont partagés par presque toutes les personnes honorables du pays, qu’elles aient ou non une connexion directe à Israël et à la Palestine.

Ce chapitre de ma vie - trop compliqué à décrire ici - constitue la base de mon prochain livre, Out Of the Frame, qui sera publié cet automne. Brièvement, il s’agit de l’évolution d’un sioniste israélien tout ce qu’il y a de plus banal et ordinaire, évolution menée grâce à la découverte de sources d’information alternatives, à des relations étroites avec plusieurs Palestiniens et à des études post-universitaires à l’étranger, en Grande-Bretagne.

Un état prussien colonisateur

Ma quête d’une véritable histoire des événements au Moyen-Orient m’a obligé à démilitariser mon esprit. Même aujourd’hui, en 2010, Israël reste, à bien des égards, un État prussien colonisateur. C’est-à-dire un État combinant, à tous les niveaux de la vie, des politiques colonialistes et un haut niveau de militarisation. il s’agit là de la troisième caractéristique de l’État juif, à appréhender pour comprendre la réaction israélienne. Elle se manifeste par la domination de l’armée sur l’ensemble de la vie politique, culturelle et économique d’Israël. Le ministre de la Défense, Ehud Barak, a ainsi été le commandant de Benjamin Netanyahu, le Premier ministre, dans une unité militaire semblable à celle qui a agressé la flottille. Un contexte qui explique grandement la réponse sioniste de l’État à ce qu’eux et tous les officiers de commando ont perçu comme l’ennemi le plus redoutable et le plus dangereux qui soit.

Il faut probablement être né en Israël, comme je le suis, et être passé par tout le processus de socialisation et d’éducation - y compris le service militaire – , pour saisir la puissance de cette mentalité militariste et ses conséquences désastreuses. Et il faut un tel passé pour saisir pourquoi les fondements de l’approche de la communauté internationale au Moyen-Orient sont totalement et désastreusement inadaptés à la situation.

La réaction internationale se base sur l’hypothèse que des concessions palestiniennes croissantes et un dialogue continu avec l’élite politique israélienne pourraient faire émerger une nouvelle réalité sur le terrain. Selon le discours officiel en Occident, une solution très raisonnable et réalisable - la solution des deux États - est à portée de la main pour peu que toutes les parties fournissent un ultime effort. Un tel optimisme est malheureusement erroné.

La seule version de cette solution [des deux États] qui soit acceptable pour Israël ne saurait l’être pour l’Autorité palestinienne apprivoisée à Ramallah, non plus que pour le Hamas péremptoire à Gaza. Comprendre : l’offre d’emprisonner les Palestiniens dans des enclaves apatrides pour peu qu’ils mettent fin à leur lutte. Ainsi, avant même de discuter d’une solution alternative - un État démocratique commun, ce que je soutiens moi-même - ou d’explorer l’idée plus plausible de l’établissement de deux États, il faut transformer en profondeur la mentalité officielle et populaire en Israël. Cette mentalité est le principal obstacle à une réconciliation pacifique dans le terrain morcelé d’Israël et de la Palestine.

Comment peut-on la faire évoluer ? C’est là le plus grand défi que doivent relever les militants en Palestine et en Israël, les Palestiniens et leurs partisans à l’étranger, et toute personne dans le monde se souciant de la paix au Moyen-Orient. Ce qu’il faut, en premier lieu, c’est la reconnaissance que l’analyse présentée ici est valable et acceptable. Alors seulement, on pourra commencer à faire des conjectures.

Il est présomptueux de s’attendre à ce que les gens revisitent une histoire de plus de 60 ans afin de mieux comprendre pourquoi l’agenda international actuel concernant Israël et la Palestine repose sur des bases erronées et préjudiciables. Mais on peut certainement s’attendre à ce que les politiciens, les décideurs géopolitiques et les journalistes réévaluent ce qui a été appelé par euphémisme le « processus de paix » depuis 1948. Il faut également leur rappeler ce qui s’est réellement passé.

Depuis 1948, les Palestiniens luttent contre le nettoyage ethnique de la Palestine. Cette année-là, ils ont perdu 80% de leur patrie et la moitié d’entre eux ont été expulsés. En 1967, ils ont perdu les 20% restants. Ils ont été fragmentés géographiquement, et traumatisés comme personne ne l’a été au cours de la seconde moitié du 20e siècle. Et n’eut été la fermeté de leur mouvement national, cette fragmentation eut pu permettre à Israël de faire main basse sur l’ensemble de la Palestine historique, poussant les Palestiniens vers l’oubli.

Transformer un état d’esprit est un long processus d’éducation et de conscientisation. Contre toute attente, certains groupes alternatifs au sein d’Israël avancent sur cette longue et sinueuse route vers le salut. En attendant, il faut mettre un terme à ces politiques israéliennes qui sont symbolisées par le blocus de Gaza. Elles ne cesseront pas plus à cause des faibles condamnations internationales que nous avons entendues la semaine dernière qu’en raison du mouvement à l’intérieur d’Israël, trop faible pour provoquer un changement dans un avenir proche. Et le danger ne réside pas seulement dans la destruction continue des Palestiniens, mais aussi dans la constante surenchère israélienne qui pourrait conduire à une guerre régionale, avec des conséquences désastreuses pour la stabilité de l’ensemble du monde.

Par le passé, le monde libre a fait face à ce type de situations explosives en prenant des mesures fermes, comme les sanctions contre l’Afrique du Sud et la Serbie. Seules des pressions sérieuses et durables des gouvernements occidentaux sur Israël feront là-bas passer ce message que le chantage militaire et la politique d’oppression ne peuvent être moralement et politiquement acceptables pour le monde auquel Israël veut appartenir.

La continuité dans la diplomatie des négociations et des « pourparlers de paix » permet aux Israéliens de poursuivre sans cesse la même stratégie ; et plus cela perdure, plus il sera difficile de réparer les dégâts. Le moment est venu de s’unir avec les mondes arabe et musulman, en offrant à Israël une possibilité de rentrer dans la norme et de se faire accepter, en contrepartie d’un abandon inconditionnel des idéologies et pratiques passées.

Le retrait de l’armée de la vie des Palestiniens opprimés en Cisjordanie, la levée du blocus de Gaza et l’abolition de la législation raciste et discriminatoire contre les Palestiniens en Israël seraient de premier pas fort bienvenus vers la paix.

Il est également essentiel de discuter sérieusement et sans préjugés ethniques d’un retour des réfugiés palestiniens, selon des modalités respectant leur droit fondamental au rapatriement et les chances de réconciliation en Israël et en Palestine. Toute politique allant dans ce sens doit être approuvée, accueillie et mise en œuvre par la communauté internationale et les populations vivant entre le Jourdain et la mer Méditerranée.

Alors, les seules flottilles qui se rendront à Gaza seront celles des touristes et des pèlerins.



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