La fin de la pauvreté, vraiment ?

mercredi 6 janvier 2010
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La sortie en France du film « The end of poverty ? » de Philippe Diaz, le 6 décembre, a suscité nombre de réactions.
Parmi celles-ci la réflexion de Damien Millet du CADTM sur la question des rapports nord sud et leur évolution à travers l’histoire et la (très bonne) critique sans concession parue sur www.critikat.com et signée Sébastien Chapuys

Commencée en 1492 avec l’arrivée des Espagnols en Amérique, cette globalisation a vu au fil des ans l’appropriation mondiale des terres de manière illégitime par les empires européens (espagnol, hollandais, anglais, français…) et l’exploitation effrénée tant des êtres humains que des ressources naturelles du Sud. Le système capitaliste, qui commençait à se développer, a utilisé cette main d’œuvre quasi-gratuite et ces richesses volées aux peuples du Sud pour financer la révolution industrielle du 19e siècle. A partir des années 1850, les puissances dominantes (Europe, Amérique du Nord, Japon) ont imposé la monoculture à leurs colonies et ont brisé net toutes leurs industries, comme celle du textile en Indonésie ou en Inde, rendant toutes ces colonies complètement dépendantes de la métropole. Les produits bruts étaient exportés par les colonies qui devaient importer des produits transformés ailleurs, où la valeur ajoutée créait des profits colossaux. Aujourd’hui encore, le café et le thé produits au Kenya sont vendus à l’état brut pour une bouchée de pain à des transnationales de l’agrobusiness qui les transforment et les revendent partout dans le monde, y compris dans ces pays. Les indépendances officielles, dans les années 1950-1960 pour l’Asie et l’Afrique, n’ont pas apporté la moindre souveraineté économique.

Au contraire, la fin de la seconde guerre mondiale a vu l’instauration d’un ensemble institutionnel qui a réussi à imposer une nouvelle forme de colonialisme aux pays dits « en développement ». En fait, c’est plutôt le néolibéralisme qui y est en développement ! Au cœur de cet ensemble, figurent le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, renforcés en 1995 par la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Leur combat fut d’instaurer une forme plus subtile, mais tout aussi efficace, d’empire global. La dette en a été le ressort essentiel.

Nombre de pays ont hérité d’une dette coloniale au moment de leur indépendance. La Banque mondiale a notamment procédé à de telles manipulations complètement illégales. Cette dette les a poussés à rester connectés à l’économie mondiale et à servir les intérêts des puissances dominantes, dans un cadre de dépendance accrue. La corruption des élites locales a permis que cette transition s’effectue au mieux pour les grands créanciers. Loin d’orienter leur économie selon les besoins des populations, les pays du Sud se sont surendettés pour financer des mégaprojets, comme des grands barrages, destinés à faciliter l’extraction et l’exportation de leurs richesses. Tandis que les grandes entreprises du Nord bénéficient depuis lors de marchandises à très bas coût qui leur génèrent des profits gigantesques reversés à leurs actionnaires, le Sud subit une triple peine : ses richesses lui rapportent très peu alors que la dépendance se perpétue et que le remboursement de la dette provoque une véritable hémorragie de capitaux. La mondialisation néolibérale organise donc l’appauvrissement et la détérioration des conditions de vie du plus grand nombre pour parvenir à l’enrichissement démesuré d’une minorité. En 2008, les pouvoirs publics des pays en développement ont remboursé 182 milliards de dollars au titre de leur dette extérieure, soit 27 milliards de plus que ce qu’ils ont reçu en nouveaux prêts. Pendant ce temps, le nombre de millionnaires en dollars dans le monde s’élevait à 8,6 millions, pour un patrimoine cumulé de 32 800 milliards de dollars. Un prélèvement annuel de 0,25% sur ce patrimoine suffirait à trouver les 80 milliards de dollars nécessaires pour assurer en 10 ans à la totalité de la population les services sociaux essentiels (éducation primaire, santé, eau, assainissement).

Le FMI et la Banque mondiale sont parvenus à leurs fins en forçant les pays surendettés à signer des programmes d’ajustement structurel, comprenant la fin des subventions aux produits de base pour les rendre accessibles aux plus pauvres, la baisse des budgets sociaux, des politiques de recouvrement intégral des coûts dans le secteur de la santé et de l’éducation, la suppression des protections commerciales comme les barrières douanières, l’abandon du contrôle des mouvements de capitaux (ce qui crée une forte instabilité et renforce les paradis fiscaux), des privatisations massives (ce qui augmente les prix de biens essentiels et réduit l’accès aux services de base)… En Bolivie, à Cochabamba, la privatisation du secteur de l’eau en 2000 s’est accompagnée d’une forte hausse des prix et pour assurer les profits de l’opérateur privé, les sources, qui appartenaient jusque là aux communautés villageoises, ont été mises sous contrôle, tout comme les réserves contenant l’eau de pluie. Les populations se sont révoltées et, malgré la répression, ont réussi à obtenir l’expulsion de la multinationale Bechtel qui avait profité de cette privatisation. L’histoire s’est répétée en 2005 à El Alto, dans la banlieue de la capitale La Paz, avec l’expulsion de Suez.

Les dictatures des années 1970-1980, comme celle de Pinochet au Chili, ne sont plus la seule solution utilisée pour imposer le néolibéralisme à l’échelle de la planète. Les grandes puissances utilisent le levier de la dette et de la corruption pour imposer leurs volontés à ceux qui ont des velléités d’autonomie économique. En ultime recours, comme en Iran en 1953 ou en Irak récemment, une intervention militaire est programmée quand la persuasion habituelle a échoué : c’est l’armée qui vient ouvrir toutes grandes les portes permettant de faire entrer l’économie de marché. Les promoteurs de la mondialisation néolibérale, FMI et grandes puissances en tête, imposent donc de manière brutale un système économique antidémocratique, profondément inégalitaire, générateur de dette, de corruption et de pauvreté.

Depuis 1970, les pays en développement ont remboursé l’équivalent de 106 fois ce qu’ils devaient en 1970, mais entre temps leur dette a été multipliée par 52. A l’autre extrémité, les risques de plus en plus grands pris par les banques privées et les spéculateurs pour assurer des profits faramineux ont mené le monde à une crise aux multiples facettes d’une ampleur exceptionnelle. Cette crise a été rendue possible par les politiques de dérégulation de l’économie prônées partout par le FMI et la Banque mondiale, avec l’appui des dirigeants des pays riches. En 2009, le nombre de personnes sous-alimentées de manière chronique a franchi le cap du milliard : tout un symbole de l’échec du capitalisme imposé depuis cinq siècles. Une question doit être posée : qui doit à qui ?

Aujourd’hui, 25% des habitants de la planète utilisent 80% des ressources disponibles et génèrent 70% de la pollution mondiale. A l’heure du sommet de Copenhague sur le climat, il est nécessaire de comprendre que la logique du dieu Marché et de l’ajustement structurel fait partie du problème et non de la solution. L’aide apportée au Sud par les pays du Nord est d’un montant ridicule et orientée vers les pays qui présentent un intérêt géostratégique : ceux qui en profitent ne sont pas ceux qui en ont le plus besoin. Au contraire, l’annulation totale et immédiate de la dette du tiers-monde, l’abandon des politiques d’ajustement structurel, le remplacement du FMI et de la Banque mondiale par des institutions démocratiques centrées sur la garantie des droits humains fondamentaux et le respect de l’environnement, la réappropriation des ressources naturelles par les peuples, la réforme agraire radicale, une vaste redistribution des richesses à l’échelle mondiale sont les étapes fondamentales qui doivent permettre un changement complet de système dont l’urgence s’impose un peu plus chaque jour.

Par Damien Millet le 16/12/2009

porte-parole du CADTM France (www.cadtm.org) et auteur avec Eric Toussaint du livre La Crise, Quelles Crises ?, Aden-CADTM-Cetim, à paraître début 2010.

Source : Le grand soir

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Tourné avant la tourmente financière qui a failli emporter le système capitaliste (qui en sort au final renforcé grâce à l’aide généreuse du contribuable), La Fin de la pauvreté ? pose quelques questions pertinentes, par-delà leur apparente naïveté : pourquoi, alors que le monde n’a jamais été aussi riche et développé qu’aujourd’hui, y a-t-il toujours autant de pauvreté ? pourquoi meurt-on toujours de faim au XXIe siècle ? Hélas, c’est à l’aide de moyens cinématographiquement très paresseux que le film tente d’apporter ses réponses. Il repose sur les cinq piliers branlants du cinéma de l’indignation impuissante : 1/ des interviews d’experts sympathiques s’exprimant depuis leurs fauteuils (Serge Latouche, Amartya Sen, Joseph Stiglitz…) ; 2/ des plans sur des pauvres qui nous confirment face caméra, l’air contrit, qu’ils sont pauvres ; 3/ des chiffres implacables qui s’inscrivent régulièrement en blanc sur fond noir ; 4/ une musique world gentiment dépaysante ; 5/ un commentaire off énoncé d’une voix grave et concernée par une star ventriloque (Martin Sheen dans la VO, Charles Berling [1] pour la VF).

Le discours est à l’avenant de cette pauvreté formelle. Philippe Diaz entend retracer l’histoire du capitalisme et ses évolutions récentes pour en montrer toute la nocivité. Le cours magistral se veut certes pédagogique, mais il n’apprendra pas grand-chose au spectateur qui aura déjà regardé au moins un documentaire ou lu un article sur le sujet – c’est pourtant ce spectateur-là qui, a priori, paiera pour voir le film en salles… Surtout, La Fin de la pauvreté ? fait l’impasse sur tout ce qui peut ressembler de près ou de loin à une résistance au capitalisme [2]. Ainsi, alors que la caméra traque la misère au Brésil et au Venezuela, il n’est pas une seule fois fait mention de l’essor des mouvements « bolivariens » dans toute l’Amérique Latine, et des espoirs de justice sociale qui ont porté au pouvoir les présidents Luiz Inácio Lula da Silva et Hugo Chávez. Le documentaire ne s’attarde pas non plus – quand il les évoque seulement – sur les tentatives passées de faire naviguer la société hors des eaux froides du calcul égoïste.

On pourra nous répondre que le film ne dure qu’une heure et quarante-quatre minutes, et qu’en un laps de temps aussi court il est impossible d’épuiser un sujet aussi vaste, d’évoquer par exemple la pauvreté dans les pays du Nord, ou la corruption et l’instrumentalisation des élites politiques du Tiers Monde, etc. Mais l’occultation de l’histoire des luttes est lourde de conséquences : elle naturalise le système capitaliste. On ne combat pas, même en mots ou en images, un système global et diffus qui tire sa puissance de sa prétendue évidence, sans mentionner et tirer les leçons des résistances passées. Le cinéma documentaire actuel donne un peu l’impression de redécouvrir Marx tous les quatre matins. C’est sans doute révélateur de la dépolitisation générale des populations occidentales, ça n’en demeure pas moins attristant.

La Fin de la pauvreté ? se condamne d’autant plus à l’impuissance qu’il ne témoigne ni de la rigueur factuelle d’un William Karel, ni du punch d’un Michael Moore – qui, aussi critiquable que puisse sembler sa démarche, a au moins le mérite de nommer et de filmer les puissants, de chercher à les débusquer, à les confronter à leurs victimes, à les amener à la lumière que la plupart craignent tant. Le choix du titre du film de Philippe Diaz est au fond révélateur : la pauvreté, c’est neutre (on est pauvre parce qu’on est pauvre). Parler d’exploitation, d’asservissement, aurait sans doute permis de sortir du constat déjà lu et entendu mille fois, et d’amener le spectateur à se poser des questions moins misérabilistes et plus directement politiques : qui sont les oppresseurs, les profiteurs – et comment les empêcher de nuire ?

Sébastien Chapuys
(http://www.critikat.com/La-Fin-de-la-pauvrete.html)

Transmis par Linsay


[1L’acteur, aux engagements par ailleurs sympathiques, intervenait déjà dans un autre documentaire aux défauts similaires : En terre étrangère

[2Soyons justes : Philippe Diaz évoque – rapidement – la révolte des Boliviens de Cochabamba, qui avaient arraché le contrôle de la gestion de leur eau à la multinationale nord-américaine Bechtel.



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