Protocole de l’expulsion

de Tassadit Imache
lundi 10 novembre 2008
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Tassadit Imache est écrivaine et c’est avec une précision sans pitié qu’elle décrit la « technologie » des expulsions d’étrangers dans cette France qui se targue d’être « le pays des droits de l’homme ». Elle sait de quoi elle parle : elle a été membre de la Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS), de février 2001 à février 2007. Ce texte a été publié dans le numéro de novembre du Monde Diplomatique n’en est que plus précieux.

"Depuis des années, nous avons été nourris de constats fallacieux et de faux débats visant à définir comme problématique la présence des immigrés dans notre pays. Tandis que les journaux télévisés nous proposaient en illustration : femmes en boubous avec grappes d’enfants, adolescents noirs et maghrébins au pied des immeubles, camps sinistrés de gens du voyage. Nous avions subi cette immigration-là, le temps est venu où l’on va enfin choisir avec qui nous voulons vivre. Oui, nous avons été bien préparés à la politique actuelle de contrôle de l’immigration. Ainsi, « les étrangers qui n’ont pas de papiers ont vocation à retourner dans leur pays ». Et, en vérité, nous faisons œuvre de charité en arrachant ces gens-là des mains de leurs exploiteurs pour les jeter dehors. Aussi proprement que possible, à la française, avec beaucoup d’administration. Et nous devrions même nous honorer d’être de ce pays-là, en Europe, qui met le curseur des valeurs humaines le moins bas.

Aujourd’hui sont apparus dans notre paysage moral et politique des décors inimaginables jusqu’alors : des centres, des locaux où sont enfermés des individus, des familles. Exilés, réfugiés qui, une fois jugés en préfecture coupables de ne plus remplir les toujours plus nombreux critères de notre hospitalité, sont arrachés à leur vie et aux nôtres, en attendant d’être expulsés sous la contrainte physique, psychologique et morale. Et une directive européenne vient d’autoriser, la durée de leur enfermement jusqu’à dix-huit mois.
Des concitoyens nous disent ce qu’ils ont vu et vécu dans la rue, le métro, l’avion. Ces scènes d’interpellations ou de reconduites stupéfiantes, composées des mêmes ingrédients : rapt et brutalité. Et ces visages-là entraperçus, défigurés par l’angoisse ou la honte - illégaux ?

L’expulsion a ses protocoles particuliers, des procédures élaborées dans la langue et la logique de la seule rationalité technique. Le stress des professionnels de la sécurité, les émotions de part et d’autre, les cris, crachats, pleurs, insultes, peur, pitié sont convertis en facteurs de frein, en risques de mauvais résultats. Car si la mission échoue, le « clandestin » redescend de l’avion, remet ses pieds sur notre sol. Et tout est à recommencer... On peut imaginer aisément l’état de tension des professionnels qui sont chargés de ces DEPA (Deported Accompanied), la pression qui s’exerce sur eux pour que les chiffres atteints soient ceux des objectifs, en hausse permanente.

Dès lors, on équipe mieux nos escorteurs et on considère tous les aspects pratiques. Des gants épais prémunissent des morsures, du risque d’infection. Les bras d’une fonctionnaire de police sont plus efficaces pour un nourrisson somalien que ceux d’une mère menottée qui se laisse tomber au sol et dit qu’elle ne veut pas partir. On prévient le risque le plus dangereux : l’empathie qui guette tout policier, tout policier-citoyen-parent, mais surtout les voyeurs présents sur le parcours du reconduit - magistrats, médecins, infirmiers, associations humanitaires.

Ainsi, l’attente avant l’embarquement de personnes éprouvées ou malmenées est plus appropriée dans le véhicule de police, sur le tarmac, qu’au service médical de l’aéroport, où travaillent de potentiels intrus. On a observé que le désespoir décuple les forces humaines, et aussi comme ces gens-là savent détourner un objet de sa fonction pour s’automutiler, tenter de se suicider pour compromettre l’expulsion. On en a tiré les leçons. On sait endiguer la montée vaine de l’espoir, proportionnelle au risque de franchissement par les policiers des limites déontologiques. On a accumulé des données précieuses sur le comportement des DEPA (la Nigériane est violente et le Chinois un dangereux paquet de nerfs). Il faut suivre leur évolution psychologique jusqu’à l’heure du décollage, entretenir un semblant de dialogue, endormir les résistances avec un ton ferme et calme : tenez-vous tranquille et vous reviendrez légalement, débattez-vous et plus jamais vous n’entrerez en France.

On a réfléchi à leur entrée dans l’avion. Elle se fait avant les passagers ordinaires, par l’arrière ; il y a un sas de sièges vides. Un des professionnels aura en charge la négociation éventuelle avec un commandant offensé de ne plus être maître à bord. Un autre parlera aux passagers étonnés ou choqués, potentiels fauteurs de troubles. On appréhende mieux les tensions. Selon le profil du citoyen-voyageur qui vient se renseigner auprès des escorteurs, les réponses varient graduellement. Cela va de l’information - « Nous appliquons la loi » - à l’intimidation et à la menace. Si le nombre d’importuns augmente, ce sera le franc rapport de forces avec extraction des perturbateurs, gardes à vue et poursuites judiciaires pour obstacle au vol d’un aéronef ou incitation à l’émeute.

Depuis cinq ans, on dispense aux personnels de sécurité des formations spécifiques nourries d’observations de terrain. Grâce au Caméscope, on peut revoir indéfini-
ment une reconduite. On pointe à l’image les erreurs à ne pas commettre. En direct, il y a cet homme noir qui a crié, appelé sa mère et le Bon Dieu. Comment le faire monter dans l’avion ? L’instructeur montre les endroits précis du corps, les gestes techniques professionnels recommandés. Voilà comment on immobilise des bras, une paire de jambes, grâce à ces bandes de type Velcro. En deux minutes, on obtient une momie transportable.

Il n’est certes plus permis de plier à la hâte les récalcitrants sur le siège de l’avion pour les dérober à la vue et à l’attention des autres passa-
gers, bouche fermée à la main, ni de s’asseoir sur le dos du reconduit jusqu’au décollage. Deux hommes en sont morts, leur cœur s’est arrêté sur notre territoire. Ils s’appelaient Ricardo Barrientos et Mariame Getu Hagos.

Mais un problème demeure : celui des « nui¬sances phoniques ». Comment éviter que le reconduit, par ses cris, n’ameute l’équipage, les voyageurs ? On a trouvé une solution du côté des arts martiaux : on enseigne la pression à exercer en certains points du cou. Ça coupe la respiration, le cerveau n’est plus irrigué, le reconduit n’a plus de voix. Cela a un nom assez poétique : la « modulation phonique », ou comment empêcher une personne en détresse d’appeler au secours. Du fax préfectoral au siège d’avion, de l’arrêté administratif au saussison- nage, la logique inhumaine de l’expulsion se déroule jusqu’à l’indignité finale, endossée par les policiers. La violence intrinsèque de la reconduite était inscrite dès le départ : la personne ne pèse rien. Et, à la fin, on charge des êtres humains inertes, à l’horizontale, comme des choses.

Culture étatique du mensonge, du guet-apens, du contournement délibéré des lois et des dispositifs d’aide existant dans nos démocraties pour les plus vulnérables... Voici maintenant que le Comité inter-mouvements auprès des évacués (Cimade), engagé auprès des migrants, des demandeurs d’asile et des expulsés, est menacé dans son action [1] Ses membres voient arriver dans les centres de rétention des personnes dont la vie a basculé en quelques heures, traînant les effets qu’on leur a laissé prendre, les cartables, parfois un nourrisson dans un couffin.

La présence de la Cimade dans ces lieux, c’est ce qui reste aujourd’hui de notre présence, de notre regard. Un organisme humanitaire peut être amené à signifier à l’administration, à là police, aux responsables politiques, aux citoyens, par ses rapports rendus publics, des manquements inacceptables. Cette voix-là, on voudrait la « moduler » aussi.
Le gouvernement veut ouvrir l’humanitaire à la concurrence pour casser l’expérience accumulée, morceler le territoire en "lots" pour empêcher une visibilité d’ensemble. Il exige neutralité et confidentialité. L’humanitaire ne serait pas assez neutre : avec l’humain, viennent en effet le droit et la dignité de la personne. Comme le secret et l’arbitraire vont bien aux lieux clos... ce terreau d’abus et de violences de nos prisons. Alors, que dirons-nous à cette heure ? Sommes-nous encore de ceux qui veulent continuer à parler notre langue : « droit », « liberté », « dignité » de la personne ? De ceux qui pensent que « pour eux » valent nos textes et notre croyance en la pérennité de l’universalité des valeurs ? Car la façon dont aujourd’hui on traite chez nous ces étrangers-là, les plus vulnérables, dit quelque chose de grave sur la France et les étrangers, et sur l’Europe, au reste du monde. Sur ce que nous étions, et sur ce que nous risquons d’être demain. Etrangers à nous-mêmes ?"


Tassadit Imache est l’ auteure de « Presque un frère », « Je veux rentrer » et « Le dromadaire de Bonaparte » publiés chez Actes Sud. Son prochain ouvrage « Des nouvelles de Kora » est à paraître en mars 2009 chez le même éditeur.


[1Seule la Cimade est habilitée, depuis 1985, à intervenir auprès des étrangers expulsables à l’intérieur des centres de rétention administrative. Le ministère de l’immigration entendait émietter par la concurrence cette mission. Après la sus- pension de l’appel d’offres décrétée par le tribunal administratif de Paris, la décision a été reportée au 31 octobre au plus tard.



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