Impressions sociologiques

mercredi 23 novembre 2005
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Il m’est difficile de participer à la polémique sur la signification des événements des banlieues dans les termes à travers lesquels elle s’exprime. Il s’avère qu’à cause de la situation marseillaise, j’ai du mal à mesurer ce qui s’est réellement passé dans les dites banlieues et je me méfie de la représentation télévisuelle que j’en ai.

Qu’est ce que j’ai de « réel »à me mettre sous la dent, un matin dans un café à Douai, où les clients commentaient les événements de la nuit, une condamnation unanime des exactions contre les pauvres, mais aussi une conscience aigue que « cela ne pouvait plus durer »... Pas le moindre mot « raciste »... Ou encore cette discussion avec un camarade dans la région parisienne, un vieux militant qui était allé parler à ces jeunes et qui me disait à la fois : « c’est la première fois que le ’lumpen manifeste une amorce de conscience collective, mais s’ils restent dans cet état demain on en fait une armée contre les travailleurs ».

Vu de Marseille : d’abord ma « famille algérienne », des pères de famille indignés qui expriment dans un langage « patriarcal » leur condamnation des « événements » : « pourquoi ces jeunes, ces enfants, sont-ils laissés comme ça. Que font les pères ? » « Il y a même eu un jeune qui a dit à la télé que sa mère l’envoyait incendier, si sa mère agit ainsi c’est qu’elle complote derrière son dos et qu’elle se conduit mal pendant qu’il est dehors »... Comme d’habitude, ces machos se méfient des « femmes »... Autre indignation : « Pourquoi brûler les voitures et les écoles chez soi ? Ils ne sont pas éduqués, comme on dit ils chient où ils mangent comme des animaux »... Ces pères de famille très sévères avec leurs enfants ne sont pas loin d’approuver Sarkozy... Ils n’ont pas démissionné et ne laissent pas « aux grands frères » le soin de gérer à leur place... Alors faut-il faire une analyse en terme de société patriarcale méditerranéenne ?

Par ailleurs, il y a eu la rencontre et le débat passionné avec les profs et les étudiants de sociologie, parmi eux une majorité de gens issus de l’immigration qui s’interrogent d’abord sur l’exception marseillaise. Des jeunes qui se demandent comment résoudre les problèmes marseillais, parce qu’il y en a, logement, travail, débouchés à leurs études. Deux heures de discussion entre profs et étudiants et la décision de faire un pique nique dans une calanque pour « pousser jusqu’au bout le débat »... Les étudiants 60% de jeunes issus de l’immigration, les profs s’appellent aussi Said, Mustapha, Nacer, mais aussi Danielle, Patrick, et ils sont tous communistes ou anciens communistes.

L’échange a lieu sur les syndicats, les partis,
essentiellement sur le rôle de la CGT. Mustapha, un jeune ATER, leur explique qu’à Marseille, le dirigeant de la CGT à Carrefour s’appelle Mohamed et que cela change tout. Les jeunes disent que la CGT ne peut rien pour eux. Une jeune fille voilée, militante islamiste dit qu’elle est sous le coup d’une inculpation, on l’a accusée d’avoir fait des dégâts et d’avoir insulté les flics, ce n’est pas vrai mais comme elle porte le voile personne ne la défend, alors qu’elle se battait dans son quartier avec les autres pour « une école pour tous »... Un peu plus tard, les autres jeunes eux-mêmes issus de l’immigration m’expliquent qu’il faut faire attention à elle, c’est une fille bien, très militante, mais il faut se méfier de ceux qui sont dans les pattes de la police, ne pas leur confier de responsabilité.

Ils tentent de créer une association d’étudiants de sociologie et ma venue autour de notre livre DE MAL EMPIRE, a été leur première manifestation publique. La seconde sera en mars, une réflexion collective avec les profs autour de Bourdieu. Quant aux profs, ils prévoient des séances de cinéma, par exemple les films de ken Lodge. Si je privilégie ce terrain, je constate qu’il y a une véritable possibilité pour les jeunes issus de l’immigration d’accéder à des emplois universitaires et du service public, le recrutement dans notre département, qui n’a pourtant pas été sur des bases « communautaristes », a favorisé chez les jeunes étudiants une participation encore embryonnaire, un véritable dialogue sur un fond d’analyse de classe...

Nous avons en sociologie une tradition de lutte, nous sommes comme les cheminots de la SNCF de la région marseillaise, les premiers partis en grève, les derniers à rentrer... Jadis c’était l’influence du PCF, mais aujourd’hui les enseignants de socio poursuivent la tradition en ayant créé une section syndicale de la CGT... En fait s’il existait toujours un PCF digne de ce nom ils seraient restés à la FSU, mais ils adhèrent à la CGT pour remplacer la cellule désormais disparue... L’avantage de la situation c’est que communistes traditionnels et militants de la LCR sont parfaitement confondus, l’ennemi est ailleurs... Pourtant il reste des sensibilités différentes... Mais là encore autre tradition, jamais en sociologie nous ne faisons la différence, tant nous sommes occupés à lutter au nom de Marx, de Bourdieu et d’autres contre une pensée de droite inspirée par l’économie néo-libérale, l’adhésion au « marché » et à sa rationalité individualiste...

Par rapport à la société patriarcale méditerranéenne figée, nous voilà dans les instruments d’une mobilité sociale, les organisations de classe, le service public et singulièrement l’Université, une discipline rebelle... Le tout renvoyant à la complexité mise en évidence par Henry Lefebvre dans « le droit à la ville ». Les banlieues seraient un simple habitat, alors que Marseille serait un « habiter », c’est-à-dire participer de tout son être à un espace que l’on s’approprie.

Mustapha m’apporte encore un autre éclairage, il doit passer sa thèse en décembre, et dès que c’est fini, qu’il est définitivement nommé, il a mis en chantier une enquête auprès des émeutiers, pour comprendre mieux. Il nuance l’exception marseillaise en me disant que certes il y a le rôle des familles qui tiennent mieux leurs enfants, le fait qu’un enfant issu de l’immigration est chez lui à Marseille, les luttes de la CGT, tous les thèmes qu’il vient de développer auprès des jeunes, mais qu’il ne faut pas non plus négliger le rôle de « l’économie souterraine ». Il n’y a pas que la drogue, il y a les cigarettes, les produits de diverses sortes, télé, et autres achetés en Algérie, voire volés, qui sont répandus dans tout le département. « Ailleurs me dit-il le marché est limité aux cités, ici, non seulement à Marseille mais dans tout le département le marché est ouvert à tous... Et il y a une entente entre la police et les »commerçants illégaux« un héritage portuaire... Elle a joué à plein dans la dernière période... »

Il ajoute que les jeunes émeutiers de Toulouse ne sont pas seulement des voyous, il faut être très attentifs à certains comportements et il me cite le cas de ce bus incendié. Les jeunes sont montés dans le bus et deux ont voulu piquer la recette au chauffeur, les autres ont refusé en disant « on n’est pas là pour voler, mais pour incendier ! »... L’habiter n’est pas que vertu... Il est survie économique dans une situation marquée par le chômage, les bas salaires...

Ce qui rend fou de rage Mustapha, c’est l’irresponsabilité de certaines organisations. Il m’explique quand j’entends la LCR envoyer les jeunes contre le couvre feu, je me dis « je sais pourquoi je ne serai jamais avec eux, comme d’ailleurs avec les types de ras le front »... Mais il est très sévère aussi avec le PCF qui est sa « famille d’élection ». Entre Gérin qui fait ami ami avec Sarkozy et les autres qui ont abandonné les quartiers pauvres et ne font plus que des « forums », c’est vraiment du n’importe quoi...

Heureusement il y a la CGT. Le lendemain les traminots viennent à la fac exposer leurs revendications, les étudiants de socio sont leur principal auditoire et Patrick le directeur de socio fait un discours vibrant de soutien à leurs luttes... Au téléphone il me raconte cette venue et il ajoute : « Ne t’en fais pas Danielle, on aura leur peau ! » Il parle des sociologues alliés du pouvoir et du capital qui se répandent en notre nom sur les plateaux de télé pour dire n’importe quoi, alors que la situation est si compliquée et si difficile à analyser...

Toute la semaine de mon retour à Marseille, ça continue ainsi, j’ai même failli me fâcher avec d’anciens étudiants qui ne peuvent supporter ma condamnation des « émeutiers ». Ils sont d’accord avec l’idée qu’il y a une exception marseillaise, mais ils ne veulent pas condamner les autres. Et ils sont convaincus que le maire est en train de nous créer la même situation de relégation : « Va un peu à Frais vallon, ça commence comme dans la Région parisienne... Les ascenseurs puent l’urine... Quand tu détruis ta maison, c’est le désespoir... A Marseille aussi ça commence... » Et me voici confrontée à la décomposition des forces, des organisations, à l’offensive néo-libérale qui conduit Marseille vers un destin comparable à celui du reste de la France... Là la référence devient The City of quartz, la manière dont on a transformé Los Angeles jusqu’à l’explosion...

Face à tout cela, comment avoir un discours péremptoire, trancher avec des explications simples... Certes je réagis plus en sociologue qu’en militante politique, mais je suis convaincue qu’il est indispensable de comprendre, de ne pas plaquer des schémas sur la réalité. Il faut sortir des cadres imposés en particulier par la parole politico-médiatique... Le débat autour de notre livre DE MAL EMPIRE, a été un débat de sociologues, l’inconvénient d’un tel débat est qu’il s’intéresse d’abord à la cuisine sociologique, aux théories, aux concepts, aux indicateurs sociaux qui me permettent de dire que nous sommes entrés dans une nouvelle période historique...

J’ai pu enfin esquisser avec eux quelques réflexions dans ce domaine. En particulier les bouleversement du « champ politique » en Amérique latine et un jeune m’a posé un problème essentiel, est ce que la théorie des champs de Bourdieu ne fige pas l’appréhension du réel , ne faut-il pas introduire une analyse systémique et comment ? Un prof, qui a été mon étudiant, est alors intervenu sur l’articulation entre champ et processus par la mise en évidence des contradictions... Je me suis rendue compte à quel point j’étais heureuse de pouvoir reprendre tout le livre en ces termes qui permettaient d’aller plus loin dans l’analyse... Il en était de même si, comme nous l’avons fait après le débat, nous tentions de comprendre les événements, l’exception marseillaise.

Prendre tous les éléments de la réalité, ou du moins en prendre le plus grand nombre possible et tenter de dégager ceux qui commandent le processus, le changement social, la contradiction qui est à l’oeuvre... Multiplier les observations sur le terrain, les enquêtes et faire évoluer cet appareillage théorique en fonction de l’observation...

C’est ce que tentent les sociologues de mon département, étudiants, profs dans un véritable dialogue favorisé par la situation marseillaise, les luttes mais aussi la manière dont les jeunes issus de l’immigration acceptent, parce qu’ils en ont la possibilité, de considérer que cette ville est à eux, qu’ils sont français parce qu’ils sont marseillais... Une goutte d’eau dans cet espèce de théâtre d’ombre du politico-médiatique... Dans ce mensonge paranoïaque dans lequel on nous fait vivre...



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