L’Algérie et les grands séismes : rétrospectives pour l’espoir

samedi 1er décembre 2007
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J’ai senti cette année par plusieurs signes dans l’opinion, un frémissement, une connotation nouvelle à l’approche de la célébration de deux évènements d’envergure. Les hasards du calendrier ont situé leur célébration dans la même semaine : l’insurrection algérienne de novembre 1954 et la grande révolution d’Octobre de 1917 en Russie.

On a le sentiment que chacun, en ayant assez de désespérer, s’interroge davantage sur le contraste entre les évolutions mondiales et nationales actuelles et les espérances immenses qu’avaient soulevées des évènements aussi porteurs de victoires et de succès largement reconnus. Continuant à vibrer à ces deux jalons inédits de l’Histoire, j’ai cherché, pour moi-même d’abord, à les mettre en perspective avec tout ce qui est survenu. Et surtout à les confronter aux questionnements des générations successives, assoiffées de décrypter les faits et mécanismes susceptibles de redonner de l’espoir à l’espoir.

La durée de vie d’un être humain n’est presque rien dans l’Histoire de l’univers. La mienne a été néanmoins assez longue, au grand soleil de la vie et à ses sombres nuits orageuses, pour observer des mutations d’une profondeur et d’une rapidité inédites.

Durant le siècle écoulé et aujourd’hui encore, la scène mondiale et nationale n’a cessé de faire alterner le chaud brûlant et le froid glacial. Avec mes compatriotes et compagnons de lutte, nous avons vu à plusieurs reprises s’effondrer sur nos têtes le ciel de nos rêves ardents. Ces derniers étaient pourtant justifiés et finalement réalistes, ils étaient confortés par les séquences précédentes marquées de vrais succès. Puis chaque fois après peines et souffrances, le ciel pour quelque temps nous a paru éclairer à nouveau notre présent et un nouveau cycle d’avenir.

Avant 1949, c’était l’euphorie d’une vague montante du mouvement national, que même les massacres de Mai 45 n’avaient pu briser. En 49, après des signes latents de malaise, la première crise nationaliste est survenue. Elle n’était pas berbériste comme on l’a faussement appelée, c’était celle du flagrant déni de démocratie. En partie explicable certes, par les difficultés éprouvées par d’ardents nationalistes à lutter et voir clair face aux complexités et brouillages d’une emprise coloniale infernale. Mais fruit amer aussi, nous devons le reconnaître, de nos propres faiblesses.

Les fauteurs de crise avaient trahi la montée et les promesses politiques du riche éveil social et culturel amorcé depuis les années 20. Après le long deuil des insurrections rurales périodiquement écrasées, cet éveil avait germé, commencé à mûrir et avait servi de tremplin à l’élan patriotique dans tous les milieux (citadin, paysan, prolétarien, islamique, arabe et amazigh). Mais l’élan fut enserré dans la camisole d’un obscurantisme petit bourgeois autoritaire, nourri d’une idéologie hybride et dévoyée, puisée à la double mamelle du républicanisme libéral européen et du panarabisme conservateur primaire des années quarante qui vit le désastre palestinien. La réelle combativité populaire fut contrainte à des slogans simplistes, frappés de surdité envers les messages de créativité nationale et d’ouverture sur le monde d’un Emir Abdelkader et d’un Abdelhamid Benbadis.

Les ténors d’un nationalisme recroquevillé sur leurs intérêts étroits et à courte vue, reniaient la sensibilité sociale et internationaliste des pionniers de l’Etoile Nord Africaine, qui avaient brandi le drapeau national dans l’exil avant d’en féconder le sol de la Patrie. Quand je me remémore et tente d’analyser la crise inaugurale et prémonitoire de 1949, je ne peux m’empêcher chaque fois d’y découvrir avec stupeur le prototype et la matrice de toutes les crises qui ont frappé l’Algérie jusqu’à nos jours. J’y retrouve toujours plus, avec des variantes bien sûr, l’essentiel des mêmes phénomènes, mécanismes et nuisances. Et je m’interroge : l’Homme algérien, doué théoriquement de Raison, nos générations successives, nos sociétés et systèmes politiques, sont-ils donc si imperméables aux enseignements de l’Histoire ? Sont-ils prédestinés à oublier chaque fois ce qui a fait leur force et leurs succès précédents ? Doivent-ils fatalement retomber, comme certains personnages fustigés par la verve féroce et salutaire de Fellague, dans les ornières et les tragiques déboires qu’ils avaient payé si cher auparavant ?

Triste constat pour quiconque veut scruter ces crises algériennes successives. Les unes après les autres, elles ont chacune à leur tour aggravé le destin de l’Algérie comme nation, Etat et société. Il y eut pourtant des intervalles et moments fastes de mobilisation libératrice, de construction ou de sauvetages momentanés. Ils n’ont pas été prolongés et fructifiés. Le flux et le reflux de ces évolutions ont été la plupart du temps en phase, plus ou moins décalée, avec les évolutions internationales propices ou défavorables.

Ainsi après 1949, le mouvement national commençait à se ressaisir en améliorant ses positions à travers débats et polémiques, notamment avec l’épisode crucial et prometteur de l’éphémère Front Algérien de 1951. Il fut lamentablement gâché, avec des responsabilités partagées par toutes les composantes du mouvement national. Dans ce sillage, la nouvelle crise du PPA-MTLD, déclarée au grand jour à partir de 1953, a brutalement désorienté nombre des plus ardentes volontés patriotiques. La crise nationaliste ayant trouvé une issue provisoire par le biais de l’activisme novembriste, l’abnégation populaire et le soutien international furent à la base de la fabuleuse conquête de l’indépendance, en dépit des déchirements internes du temps de guerre. Mais l’enseignement majeur, l’unité d’action qui avait permis à la diversité algérienne d’arracher une victoire historique, fut brisé en miettes dès l’usurpation du pouvoir par la force en l’été 1962, aggravée par celle de juin 1965.

En dépit de cela, le rayonnement du socialisme mondial et du non-alignement alimenta les espérances encore vivaces de notre peuple. Il facilita et appuya les réalisations grâce à certaines desquelles l’Algérie a tant bien que mal tenu debout dans les tourmentes ultérieures. Mais les années 80 ont défait l’essentiel de ce qu’avaient fait les années Boumediène, ne gardant de la période précédente que l’autoritarisme, sans l’effort minimum de justice sociale et de vraie fierté nationale. On connaît en octobre 88 le débouché dramatique des orientations antidémocratiques et antisociales accumulées. Mais, peu après un bref moment relatif d’espoir revenu, pas plus long que deux ans, l’autoritarisme des cercles dirigeants reprit le dessus en renouant avec ses vieux démons et en les aggravant : le pouvoir, les formations politiques et la société se sont jetés à nouveau dans le tourbillon de la division irresponsable au nom de sentiments et attachements identitaires et culturels exclusifs les uns des autres. Ces immenses leviers mobilisateurs pour le meilleur et pour le pire ont été perfidement mis en branle pour masquer des enjeux de pouvoir et d’intérêt dans le mépris des règles démocratiques. Ils ont été activement attisés à l’échelle internationale, pour le plus grand bien du super-capitalisme financier globalisé et de ses valets périphériques régionaux.

L’année 1990 m’est ainsi apparue comme celle d’un nouveau grand tournant, le plus néfaste et le plus dangereux de tous. Pas seulement parce que c’est ainsi que moi-même et mes camarades ont vécu et ressenti personnellement cette période, mais parce qu’elle l’a été effectivement aussi pour de nombreux peuples, voire pour la planète. Quand nos aïeux étaient dépourvus d’état civil écrit, ils repéraient les épisodes de leur biographie individuelle ou collective par les évènements les plus maléfiques : année des sauterelles, année du typhus, de l’inondation, de la famine, du tremblement de terre, etc. Je ne sais quel nom ils auraient donné à 1990. C’est en tout cas l’année ou la période autour de laquelle ont conflué et se sont concentrées les malédictions, les évolutions porteuses des pires fléaux, à commencer par la plus imprévue et spectaculaire de toutes, celle qui a frappé l’Union Soviétique.

Seule force au monde capable depuis 1917 et au prix de grands sacrifices de tenir en respect l’impérialisme mondial, pas seulement militairement mais par les horizons qu’elle ouvrait à l’humanité dans de nombreux domaines, l’Etat soviétique s’était affaissé sans que fut tiré un seul coup de fusil. Thème immense de réflexion pour tous les partisans de la liberté, de la justice et de la fraternité dans le monde.

Ce fut le signal du dépeçage, de la désagrégation et de la désillusion pour de nombreuses nations indépendantes ou aspirant à le devenir et pas seulement celles liées par alliances ou par idéologie à l’orbite soviétique. Ainsi la crise du Golfe de 1990, suivie de la première guerre contre l’Irak, a marqué un nouveau point culminant, l’ère nouvelle qui s’ouvrait dans l’assaut frontal impérialiste contre cette région Proche et Moyen orientale déjà clouée dos au mur par le militarisme israélien.

La même année, l’Afghanistan croyant être sorti d’une domination étrangère après l’évacuation décidée par les armées soviétiques, entamait une descente aux enfers interminable, dont dix sept ans après on ne voit toujours pas la fin, bien au contraire.

En 1990 et après, aucune partie du monde n’est restée indemne, à l’exception des quelques bastions qui ont continué dans les appellations ou dans les faits à porter haut le drapeau rouge en en restant fiers. Ils sont aujourd’hui sous des formes différentes et avec le renfort de nouvelles nations engagées de plus en plus dans la voie du progrès et de la résistance populaire, l’os dans la gorge des impérialistes qui les empêche de savourer leurs succès trompeurs. Mais la décennie 90 est restée lourdement marquée par les implosions d’Etats, de grandes Confédérations et Fédérations, de systèmes politiques, de nations, de sociétés, de partis ou d’associations dont la vocation était le rassemblement pour des objectifs et des intérêts communs de progrès.

Plus près de nous et chez nous, la même année se sont amorcés ou dessinés par anticipation les processus d’implosion qui ont atteint, au-delà du PAGS, l’Algérie toute entière. En 1990 une tourmente s’est levée qui va faire basculer durant plus d’une décennie notre peuple dans des affres et des déchirements inimaginables à n’importe quelle des périodes antérieures. Durant notre guerre de libération, un Aurassi ou un Ouahrani donnait sa vie pour sauver la vie ou la liberté de l’autre. Après l’indépendance sous le régime de la pensée et du parti uniques, on verra éclore comme des champignons les clans de l’Est et les clans de l’Ouest pour se disputer à couteaux tirés l’Algérie corps et biens et revendiquer sa direction.

Mais après 1990 et jusqu’à nos jours, dans une Algérie atteinte dans ses tréfonds, ce sont les familles qui ont implosé jusqu’aux assassinats et traquenards mutuels entre leurs membres. Ce sont des individus eux-mêmes qui sombrent dans l’autodestruction physique ou morale.

A chacun aujourd’hui, d’examiner ce qui s’est passé en 1990 dans son domaine particulier, dans son entourage ou bien plus loin. A chacun de se dégager des pièges mesquins ou préjugés de bonne foi qui ont prévalu, afin de faire face à la désolation d’un pays et d’un monde que nous ne voulons pas voir devenir un champ de ruines. Pour que ne sombre pas à son tour la seule chose qui puisse encore nous sauver tous ensemble d’un anéantissement sans recours, forgeons une conscience collective fondée sur l’analyse sans complaisance des tenants et aboutissants des processus mortifères.

Rien n’est fatal, ni le meilleur ni le pire. Nous ne sommes pas à la fin de l’Histoire, comme le claironnaient il y a à peine quinze ans les chantres du néolibéralisme que l’actualité mondiale dément chaque jour de façon cinglante. Mais la vision d’un monde angélique et idéal que véhiculeraient un vent ou un sens abstraits de l’Histoire est inopérante et même démobilisatrice. Tout est dans la conscience collective des ressorts géopolitiques, socio-économiques, politiques et culturels qui sont à l’oeuvre. Tout est dans leur maîtrise dans la voie de la liberté, de la paix, du bien être, de la solidarité et fraternité actives.

De la même façon qu’il est impossible d’empêcher un certain nombre de cataclysmes naturels, il est impossible d’imaginer un monde prémuni à jamais des catastrophes générées par les sociétés, les intérêts et les pulsions humaines. Quels sont les comportements et les actes collectifs capables de prévenir et contrecarrer les conséquences néfastes des séismes de grande ampleur, là est la question.

Deux faits similaires reproduits à un quart de siècle d’intervalle m’ont paru symboliques du cercle vicieux dont nous devons sortir l’Algérie à tout prix. En septembre 1954, j’ai vu la ville entière d’El Asnam (ex Orléansville) rasée, réduite en poussière par le tremblement de terre. En Octobre 1980, la même ville reconstruite est à nouveau détruite. Ni prières ni analyses scientifiques n’auraient pu empêcher la répétition du même phénomène géologique sur les mêmes lieux. La carence coupable était ailleurs. Ni les autorités françaises, ni les autorités algériennes plus tard n’ont eu recours à la construction anti-sismique, méthode connue et recommandée strictement à grande échelle dans les zones menacées du monde. Découvrons et appliquons ces recommandations dans les relations et grands séismes politiques.

Leur connaissance n’est rien sans la volonté des acteurs. Ne comptons pas sur celle des protagonistes dont les intérêts contredisent violemment les règles de sagesse et de survie. Quant à nous et tous ceux qui ont fondamentalement intérêt à les appliquer, armons-nous de la fermeté qui sied aux causes justes. Les idéologues et leaders de l’impérialisme ont fait preuve à la façon d’un Churchill d’une implacable résolution dans les moments difficiles. L’un d’eux, chantre d’un empire britannique à son zénith, si étendu au dix neuvième siècle que le soleil ne se couchait jamais sur ses terres, appelait ses jeunes compatriotes à cultiver la vertu qu’il jugeait la plus importante pour eux. Rudyard Kipling écrivait, exhortant son fils à affronter les plus durs moments de la vie :

Si tu peux rencontrer triomphe après défaite

Et recevoir ces deux menteurs d’un même front

Si tu peux conserver ton courage et ta tête

Quand tous les autres les perdront

Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie

Et sans dire un seul mot te remettre à bâtir

Tu seras un Homme, mon fils

Je serais aussi tenté de citer Vladimir Poutine, en dépit des désaccords que nous inspirent des problèmes compliqués comme le calvaire du peuple tchétchène, douloureux et ravageur pour tous. Le poids de ces paroles vient de ce qu’elles ont accompagné le sursaut qui a mis fin au honteux bradage du patrimoine et des sacrifices créateurs d’un grand peuple par des liquidateurs à la Eltsine, dont les émules algériens seraient prêts à se mettre à plat ventre devant l’impérialisme pour sauvegarder le fruit de leurs rapines sur le dos de la nation. Poutine disait en substance : « ceux qui renient le passé de l’Union soviétique n’ont pas de cœur ; ceux qui croient qu’on peut reconstruire le futur à l’exact identique n’ont pas de tête ».

Bien des peuples, de l’Est à l’Ouest du monde, relèvent le défi des oppresseurs et exploiteurs, chacun à sa manière. Comme ceux de l’Amérique latine, cinquante ans après Che Guevara. Son assassinat fut, à l’image du 8 Mai 45 chez nous, et grâce aux expériences ultérieures accumulées, une des étincelles qui ont entretenu la flamme de la liberté et de l’émancipation sociale. La flamme aussi du rapprochement dans la lutte des mouvances idéologiques d’ouverture et de progrès dont la division ou la dispersion n’ont jamais été bénéfiques.

Que dire d’autre, de réconfortant et d’encourageant à nos jeunes générations, sans exclure ceux qui comme moi, à leur corps défendant, n’ont pas suffisamment pu ni su conjurer le pire, mais qui malgré tout appellent nos compatriotes à garder le coeur chaud, les mains propres et la tête froide.



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