Le docker noir est mort

jeudi 14 juin 2007
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Trouvé sur le blog de Danielle Bleitrach http://socio13.wordpress.com/

Ousmane Sembène c’est l’Afrique mais c’est aussi l’aventure marseillaise, celle d’une ville où la création surgit de la rue “sur les quais” en lutte... C’est un de mes premiers souvenirs d’enfance, au bar le péano en face du quotidien la Marseillaise, un grand géant noir m’a soulevé dans ses bras et j’ai toujours pensé que ce souvenir lumineux m’avait rendu incompréhensible le racisme. Quand je l’ai rencontré bien des années après à Dakar, il était sévère, impressionnant et je n’ai pas osé lui parler de notre première rencontre, nous avons discuté politique mais surtout de cinéma, des difficultés des cinéastes africains. Mais laissons la parole à un compagnon qui nous dira mieux...

Avec la disparition de Ousmane Sembène, le cinéma africain a perdu l’un de ses monuments. Son nom était tellement lié au septième art, au cinéma africain, qu’il en était devenu une icône. Ce grand réalisateur n’était pas seulement un faiseur d’images. Il était aussi un écrivain de talent, auteur de nombreux romans à succès. Il est décédé samedi 9 juin, à 84 ans, à Dakar. lI était malade depuis le mois de décembre.(...)

FASCINE PAR LES IMAGES

Il est né en 1923 à Ziguinchor, en Casamance, au sein d’une famille modeste. “Mon père était pêcheur et ma mère faisait des ménages”, amait-il rappeler dans ses interviews. Lui qui a côtoyé le “bas peuple” s’est tellement imprégné de ses dures réalités quotidiennes qu’il en a fait le socle de sa création littéraire et cinématographique. Le cinéma, il l’a découvert au début des années 1930 dans une salle de Ziguinchor avec des “films de Blancs” comme Charlot, Keaton, Mc Carey. “Les images me fascinaient”, disait Sembène. Son enfance casamançaise fut bercée par l’apprentissage du français et de l’arabe. “J’ai appris deux langues qui n’étaient pas les miennes comme tous les enfants du Sénégal”, expliquait celui qui, plus tard, allait devenir l’un des monstres sacrés du cinéma africain. Son séjour à l’école avait été bref car, déjà rebelle, il fut exclu en 1936 pour indiscipline. Ce n’est que bien des années plus tard qu’il se perfectionna en faisant des études de cinéma en URSS. Il s’inscrit ainsi aux « Gorki Studios » de Moscou en Russie où, à quarante ans, il va apprendre les rudiments du septième art.

Son objectif était clairement affiché : utiliser le cinéma comme moyen d’éducation afin de toucher le maximum d’Africains. Les images qui défilent sur l’écran étaient pour lui « des cours du soir », comme pour perpétuer la tradition orale africaine. “Le cinéma est une école du soir ! Une société qui ne secrète pas une nouvelle culture est appelée à mourir. Trémousser les garçons et les filles, les cigales le font toutes les nuits ! Ce n’est pas ça la culture ! Nos gouvernements développent le football, c’est bon pour la musculature....”, disait-il sur un ton provocateur.

La vie de Ousmane Sembène a été marquée par des dates repères. En 1942, alors qu’il n’avait pas encore 20 ans, il fut mobilisé dans l’armée coloniale française comme tirailleur sénégalais. De cette expérience, naîtra plus tard “Camp de Thiaroye”, en 1989, un long-métrage dans lequel il raconte le terrible massacre des soldats noirs par l’armée française après leur retour de la Seconde Guerre mondiale. Quatre plus tard, après la Guerre, en 1946, Sembène retourna clandestinement en France. Sans diplôme et presque sans aucune expérience professionnelle, il exerça le métier de docker au port de Marseille mais ne tarda pas à abandonner ce métier après s’être cassé l’épine dorsale.

En France, il s’activa dans plusieurs associations, adhéra au Parti communiste et à la Confédération générale des travailleurs (CGT). Dans une de ses interviews, il disait ceci : “Etre docker à Marseille, c’est un métier très dur, mais on formait une famille qui m’a permis de découvrir non pas la France mais le peuple de la France”. Son premier roman, “Le Docker noir”, raconte cette partie de sa vie dans le port de Marseille. Au sein du PC français, il découvrit la littérature en lisant les fameux “Cahiers du Sud”, prit goût au théâtre avec le Théâtre nationale de Paris (TNP) et écouta du... Beethoven.

PEINDRE LE VECU DE SES CONCITOYENS

Son premier contact avec le cinéma fut le tournage de “Rendez-vous des quais” avec Paul Carpita, en 1946. Il n’avait que 23 ans.

Et ce n’est qu’en 1962, alors qu’il approchait la quarantaine, que Ousmane Sembène réalisa son premier court-métrage intitulé “Borom Saret”. Ce fut le début de ce qui sera une longue et riche carrière cinématographique qui s’étalera sur près d’un demi-siècle. Il entra ainsi dans la jeune histoire du cinéma africain comme étant le premier réalisateur du continent à avoir commis un long-métrage, “La noire de...”, en 1966. Dès sa sortie, ce film rencontra un franc succès aussi bien en Afrique qu’en Occident où le septième art africain était à peine connu., L’Å“uvre fut même projetée au cinéma “Le Français”, sur les Champs Elysées avec une bonne audience. Quatre plus tard, en 1968, il réalisa “Le Mandat” ou “Mandabi” qui raconte les tribulations d’un homme qui court derrière un mandat envoyé par un parent vivant en France. En fait, comme dans bon nombre de ses films, Sembène se sert de cette histoire pour peindre le vécu de ses concitoyens tout en fustigeant au passage les tares d’une société sénégalaise, voire africaine, où le pouvoir de l’argent prend de plus en plus d’importance et où les valeurs ancestrales sont foulées au pied.

L’environnement du cinéma africain étant caractérisé par un manque cruel de financements et une quasi-absence de structures de production, Sembène ne pouvait pas s’offrir le luxe de réaliser un film tous les ans ou tous les deux ans. Malgré cela, ses oeuvres se suivaient régulièrement. Une période de huit ans s’écoula entre “Le Mandat” et “Ceddo” (1976). Le titre de ce film l’opposa d’ailleurs au grammairien qu’était le président Léopold Sédar Senghor. Le premier s’accrochait ferme aux deux “d” de Ceddo tandis que le second voulait coûte que coûte démontrer le contraire. Une bataille sémantique épique qui, au-delà de l’orthographe, révélait les différences idéologiques qui existaient entre Sembène et le défunt président sénégalais. Cet épisode avait d’ailleurs failli compromettre la sortie de “Ceddo” au Sénégal.

Entre la réalisation de “Ceddo” et celle de “Camp de Thiaroye (1988), il s’est écoulé pratiquement une douzaine d’années. Cela en valait le coup car le film reçut le Prix spécial du Jury au Festival de Venise (Italie) et de nombreuses autres consécrations. Douze autres années passèrent avant que Sembène ne réalisât “Faat Kiné” qui consacra une rupture dans son cinéma. Ce long-métrage, qui est loin d’être le meilleur de sa filmographie, est en fait le premier volet d’un triptyque sur l’héroïsme féminin au quotidien. Il y raconte les déboires d’une mère célibataire qui affronte une société sénégalaise en proie à ses tabous et ses contradictions. Le deuxième volet fut “Mooladé” dans lequel il dénonce la pratique de l’excision des jeunes filles dans certaines sociétés africaines.

Moolaade

A un journaliste qui lui demandait pourquoi à 80 ans il se décidait enfin à parler de l’excision, il répondit ceci : “Ce n’est pas vraiment un choix. J’avais décidé de faire un triptyque sur l’Afrique moderne, sur les femmes et les hommes d’aujourd’hui, à la ville et à la campagne. La campagne africaine n’est plus ce qu’elle était même si les traditions sont restées. Parmi les coutumes, il y a des choses à enlever et l’excision, contre laquelle de nombreuses femmes militent, en fait partie. Cette évolution lente de l’Afrique, c’est ce que j’appelle l’héroïsme au quotidien. Ce sont ces gens dont on ne parle jamais et qui font bouger l’Afrique”.

Le film “Mooladé” a eu un immense succès à travers les festivals internationaux dont le Prix “Un certain regard” lors de la 57e édition du Festival de Cannes en 2004.Ousmane Sembène ne savait sans doute pas que ce long-métrage allait être sa dernière oeuvre cinématographique. Il était écrit quelque part qu’il n’achèvera jamais son triptyque sur l’héroïsme des femmes au quotidien. Le dernier, dont il était en train d’achever l’écriture, devait s’intituler « La confrérie des rats ». C’est l’histoire d’un juge assassiné en pleine ville. “Il enquêtait sur l’enrichissement illicite. La presse fait des articles, attaque le gouvernement qui nomme un autre juge : ce dernier va découvrir pourquoi on a tué son prédécesseur et ses découvertes vont faire trembler la Nomenklatura”, racontait Sembène dans une de ses interviews.

Il y a neuf ans, en juillet 1998, le même sort avait frappé Djibril Diop Mambéty, un autre géant du cinéma sénégalais et africain. Il fut terrassé par la maladie, à Paris, au moment où il travaillait sur le dernier volet de sa trilogie sur l’historie des petites gens entamée avec “Le Franc” et “La petite vendeuse de Soleil”.Le doyen des cinéastes africains n’était pas tendre envers les critiques. Dans une de ses interviews, il s’offusquait du fait qu’il n’existait pas une “véritable critique cinématographique en Afrique”, ce qui avait soulevé un grand débat au sein des journalistes du continent.

Lorsqu’en mars 2005 un journaliste français lui demanda ce qu’il pensait de la critique du “Mandat” paru en 1968 dans “Les Cahiers du cinéma” (une sorte de Bible du septième art), il répondit ceci : “J’en suis fier, mais je ne lis pas les Cahiers du cinéma...”.

On ne peut pas parler de la trajectoire de Sembène sans évoquer son immense talent littéraire. Même si le grand public l’a connu sous ses “habits” cinématographiques, il n’en fut pas moins un écrivain prolixe. Sa bibliographie est colossale : “Le Dernier de l’Empire”, “Le Docker Noir”, “Les Bouts de bois de Dieu”, “Niiwam”, “O pays, mon beau peuple”, “Voltaïque”, “Xala”..., autant de romans, d’essais et de nouvelles devenus des classiques de la littérature africaine. Il écrivait, mais on écrivait aussi sur lui comme cet excellent livre de son collègue le cinéaste et critique Paulin Soumanou Vieyra, paru en 1972 aux éditions Présence Africaine et qui analysait le cinéma de Sembène dans la période allant de 1962 à 1971.

L’un des plus grands regrets de Sembène est de n’avoir pas réalisé son rêve : un film sur l’épopée de Samory Touré, le grand résistant africain. “Je ne peux pas faire ce film tant que je n’ai pas l’argent !”, disait-il récemment. Peut-être que la nouvelle génération de cinéastes africains va concrétiser ce rêve du doyen parti à jamais, mais qui laisse une oeuvre colossale. Il était aussi père de trois enfants.

Modou Mamoune Faye

Voir aussi sur le même sujet l’article de Résister.



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