Planète de bidonvilles

lundi 28 mai 2007
popularité : 3%

Entretien avec l’historien Mike Davis à propos de son livre Le Pire des mondes possibles *

Combien de gens vivent dans des bidonvilles aujourd’hui ?

MIKE DAVIS :Il y a deux ans, le responsable du programme des Nations unies pour les établissements humains (UN-HABITAT) estimait à 1 milliard le nombre de personnes vivant dans des bidonvilles, compris au sens de logements inadéquats et insalubres, sans accès aux services de base. Mais ils sont beaucoup plus nombreux, peut-être 2 milliards, à vivre dans la misère en milieu urbain. Plus de 1 milliard de personnes, dont des habitants des bidonvilles, vivent en dehors de l’économie et de l’emploi conventionnels.

Ces évolutions sont phénoménales et, dans une certaine mesure, inattendues. Aucune théorie sociale n’avait prévu le cours ni l’ampleur que prendrait le phénomène d’urbanisation à la fin du xxe siècle.
Mon livre Planet of Slums [1] est une étude spéculative sur les pauvres en milieu urbain. Je me concentre sur les vraies questions : y a-t-il encore suffisamment de terres non occupées ou bon marché pour poursuivre l’urbanisation sauvage ? L’économie souterraine - premier employeur des nouveaux immigrés parmi les pauvres des grandes villes du tiers-monde - présente-t-elle encore suffisamment d’opportunités économiques pour se maintenir ? Je pense que, sur ces deux sujets, nous sommes proches de la saturation.

En quoi les bidonvilles d’aujourd’hui diffèrent-ils de ceux du xixe siècle ?

Les cas d’habitants de bidonvilles travaillant dans des ateliers miteux (pour Wal-Mart ou d’autres multinationales) ne manquent pas, mais aujourd’hui le développement des bidonvilles va réellement de pair avec l’économie parallèle. A l’exception de la Chine du Sud et de certaines régions d’Asie du Sud-Est, la croissance urbaine ne rime pas systématiquement avec l’industrialisation. En effet, dans certains pays africains, on assiste à un phénomène de croissance urbaine extraordinairement rapide, alors même que l’économie est en crise. Cela montre que le rejet des campagnes est encore plus fort que le pouvoir d’attraction des villes et la perspective d’un emploi normal.

Quelles sont ces forces qui chassent les gens des campagnes vers les villes ?

Les villes ont commencé à s’agrandir à la fin des années 1970 et dans les années 1980, du fait des répercussions des politiques de consolidation de la dette sur les emplois ruraux. Mais, alors que les villes connaissaient un rythme de croissance rapide, l’investissement urbain (par habitant) diminuait de manière significative en raison de ces prétendus “programmes d’ajustement structurel” de la Banque mondiale. Le prix à payer pour les pays qui voulaient garder une place dans l’économie mondiale a été la réduction des dépenses publiques, voire le démantèlement du secteur public, au moment même où il était crucial d’investir pour répondre à la croissance de la population urbaine.

Alors, les gens se sont bricolés des cabanes et leurs propres infrastructures, et se sont débrouillés pour gagner leur vie en tant que domestiques, vendeurs de rue ou ouvriers. Sur le moment, on a salué ce miracle de débrouillardise, de logement et de travail informels : mais les études montrent clairement que cette période est révolue. Certes, il y aura toujours des exceptions, mais une large majorité des bidonvilles d’aujourd’hui abritent de nouveaux arrivants ou des enfants d’autres bidonvilles dont la situation n’a fait qu’empirer, qui n’ont pas accès à des terres non occupées ou bon marché et qui sont confrontés à la surpopulation dans ces niches d’emploi parallèle.

Cela se vérifie particulièrement dans ce que les chercheurs appellent les bidonvilles “périurbains”. Près du tiers des bidonvilles du monde se situent à l’intérieur d’une ville, mais la plupart se trouvent en périphérie. Ils s’étendent à perte de vue autour des villes. Ils sont devenus l’un des problèmes politiques majeurs dans le monde parce qu’ils constituent une réalité sociale méconnue, où la ville se mêle à la campagne sous une forme hybride et inédite.

Vous soulignez que les “grands penseurs” des think tanks n’ont pas encore pris conscience des implications géopolitiques de ce phénomène...

C’est parce qu’ils restent prisonniers des paradigmes traditionnels. Mais, aux Etats-Unis, les penseurs les plus empiriques - les stratèges des forces armées - sont très en avance sur ce sujet. De nombreuses études ont été menées par le Pentagone au niveau de la stratégie et de la préparation à la guerre. Elles sont particulièrement fouillées et précises. Ils ont compris que le principal enjeu pour les Etats-Unis est le contrôle de ces zones périurbaines. Les Etats-Unis sont capables de contrôler tout système urbain fondé sur la hiérarchie et la centralisation. Nous pouvons frapper de manière chirurgicale pour faire sauter les centres névralgiques. Mais que peut-on faire face à l’organisation polymorphe des vastes bidonvilles de périphérie ? Même les administrations locales de ces villes ignorent ce qui se passe dans ces labyrinthes.

Le Pentagone ne s’inquiète-t-il pas également de cette situation du fait que pauvreté implique criminalité ?

C’est certain. Les militaires ne pensent pas avoir affaire à un seul ennemi, que ce soit Al-Qaida ou une autre organisation. Ils pensent au contraire qu’il n’y a qu’un champ de bataille unique abritant une multitude d’ennemis potentiels disposant d’avantages tactiques et stratégiques, et leur objectif est de trouver comment prendre le dessus avec leur technologie. Cela signifie qu’il leur faut étudier ces terrains, notamment par le biais des vues aériennes et des photos satellite. Voilà comment on étudie les bidonvilles aujourd’hui.

Article de Brian Cook dans In These Times du 24/05/2007

Transmis par Linsay


* Le Pire des mondes possibles : de l’explosion urbaine au bidonville global (La Découverte, 2006).

A lire également de Mike Davis :

City of Quartz (Los Angeles, capitale du futur, La Découverte, 2003).

Génocides tropicaux - Catastrophes naturelles et famines coloniales
La Decouverte 2003

Planète bidonvilles
Ab Irato 2005

Les héros de l’enfer 2007


[1Planète bidonvilles



Commentaires

Sites favoris


20 sites référencés dans ce secteur