Le féminisme ne se divise pas

Fausse route II
vendredi 24 novembre 2006
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Cet article paru en Juillet 2005, est une réponse à Elisabeth Badinter qui développa dans un livre et une conférence des thèses pour le moins curieuses...Choc des civilisations, racisme et négation du machisme de nos « démocraties » se mêlent. La réponse décapante de Mona Chollet journaliste et écrivaine est d’une très grande actualité à la veille de la journée mondiale contre les violences faites aux femmes. Nous en présentons ici des extraits, la totalité de l’article pouvant être lue sur son site : www. peripheries.net

« Les filles des banlieues se sentent autant concernées par la parité que par les soldes chez Hermès », déclarait Fadela Amara à l’époque de l’apparition de Ni putes ni soumises sur la scène publique. Le côté caricatural des Chiennes de garde et la mauvaise conscience de s’être si longtemps désintéressé du sort des femmes des quartiers aidant, la formule a fait sensation.

C’était oublier un peu vite que l’accusation de « bourgeoisie » est un grand classique de l’arsenal antiféministe : on l’opposa aussi, en son temps, à la revendication du droit de vote. Deux ans plus tard, les implications de cette distinction entre un féminisme « d’urgence », destiné aux femmes encore aux prises avec la tradition, et un autre qui serait ringard, dérisoire, apparaissent clairement : elle aboutit à la fois à frapper d’invisibilité les violences encore subies par les femmes occidentales - le flicage vestimentaire, par exemple, se passe très bien de tout prétexte religieux : de nombreuses victimes de violences conjugales disent devoir se soumettre chaque matin à un examen minutieux de leur tenue - et à propager la thèse d’un machisme qui serait d’origine « culturelle », inscrit dans les gènes ou peu s’en faut.

Cette démarche, qui semble davantage guidée, en réalité, par le souci de discréditer le féminisme et de nourrir les fantasmes de choc des civilisations que de faire progresser la condition féminine dans les sociétés traditionnelles, s’avère foncièrement nuisible à la cause des femmes dans leur ensemble.

Rappelons qu’en France, selon l’Enquête nationale sur les violences faites aux femmes, ou Enveff, réalisée en 2000, une femme sur dix est concernée, et que, selon le ministère de l’Intérieur, au moins six femmes en meurent chaque mois.

[ Après avoir constaté dans la presse une "tendance lourde" à parler ces temps ci des hommes battus qui représentent 2% des violences l’auteur poursuit]

Concernant L’Express, qui reflète, en l’amplifiant, une tendance idéologique lourde, il semblerait que cette « équivalence » soit bien le propos.

Il y a quelques semaines, l’hebdomadaire publiait le texte d’une conférence d’Elisabeth Badinter, prononcée lors d’un débat organisé à Lyon par Amnesty International, intitulée « La vérité sur les violences conjugales » (20 juin 2005). L’actionnaire principale de Publicis, quatrième groupe mondial de publicité, et 62e fortune française avec 487 millions d’euros, selon le classement du magazine Challenges du 7 juillet (je lui préfère ce titre à celui de « philosophe »), y affirme que la violence féminine et masculine dans le couple est équivalente.

Pour Elisabeth Badinter dans nos belles sociétés occidentales, les hommes et les femmes sont des égaux absolus, et toute trace de domination masculine a disparu : mince ! Cette nouvelle sensationnelle ne me semble pas avoir connu le retentissement qu’elle méritait !

Etre à la pointe du féminisme aujourd’hui, c’est donc nier toute domination masculine : la leçon est un brin déroutante, mais je vais essayer de la retenir...

Badinter s’indigne que l’on puisse - comme le font par exemple les féministes espagnoles, qui viennent d’obtenir du gouvernement Zapatero la loi la plus progressiste du monde en matière de prévention et de répression de la violence conjugale - parler de « violence de genre » : « Faut-il comprendre, interroge-t-elle, que la violence est le propre du mâle ? Que la masculinité se définit par la domination et l’oppression de l’autre sexe ? Que les femmes ignorent la violence ? » Non, bien sûr : les femmes n’ignorent pas la violence, et les hommes, à l’évidence, sont majoritairement non-violents ; mais cette violence, les premières, historiquement en situation de dominées (ouh là là ! ça y est, je suis déjà disqualifiée en tant que féministe moderne ! je n’aurai pas tenu le coup longtemps !), sont moins bien placées socialement que les seconds pour l’exercer.

Certes, « la violence n’a pas de sexe », mais les conditions qui facilitent son exercice, elles, en ont bien un. Dans la bouche de quelle féministe enragée et gravement contaminée par les excès-à-l’américaine Elisabeth Badinter a-t-elle entendu autre chose que cela ? Elle ne le précise pas. Dans sa volonté de démontrer que les femmes sont aussi capables de cruauté (tu parles d’une découverte), elle cite des chiffres sur la maltraitance des personnes âgées ou des bébés, et rappelle : « Ce sont les femmes qui s’occupent majoritairement des vieux, comme elles s’occupent majoritairement des plus jeunes. » De là à suggérer qu’une prise en charge plus égalitaire des enfants et des vieillards dans notre société permettrait peut-être, en soulageant les femmes d’un poids qui leur incombe à peu près exclusivement, de diminuer ces violences, c’est cependant un pas que, en bonne féministe « moderne », elle ne franchit pas.

Mais surtout, elle reprend une distinction, qu’elle attribue au psychologue américain Michael P. Johnson, entre ce qu’elle appelle « deux types de violences conjugales » : le « terrorisme conjugal » et la « violence situationnelle ». Le premier désigne une « violence grave » qui se définit « par la volonté d’annihiler le conjoint, de toutes les manières, psychologiquement et physiquement », et provient, admet-elle, « majoritairement des hommes », tandis que la seconde renvoie « soit à l’autodéfense de la femme, soit à la violence réciproque, soit à la lutte pour le pouvoir des deux conjoints ». Or, cette distinction, tous les spécialistes de la violence conjugale la font !

... Le chiffre de 10% de femmes victimes, établi par l’Enveff (contre laquelle la... « philosophe », allez, avait concentré ses attaques), se fonde d’ailleurs sur le caractère « répété » des violences psychologiques et physiques, ce qui laisse supposer qu’on est bien dans le cas de figure du « terrorisme conjugal », à moins d’imaginer des couples en situation de pugilat égalitaire permanent - ça paraît peu probable, mais c’est possible, pourquoi pas ?... Reste qu’Elisabeth Badinter le reconnaît elle-même : le « terrorisme conjugal », plus couramment appelé « violence conjugale », « provient majoritairement des hommes ». Comment l’explique-t-elle, si le concept de « violence de genre » n’est « pas fondé », et si toute domination masculine a disparu de notre société ? On ne le saura pas.

Pour disqualifier ses adversaires, elle leur prête donc un discours qu’ils n’ont jamais tenu (« les hommes sont tous des brutes alors que les femmes sont toutes des anges »), et s’acharne à le réfuter. Tout en posant, au fond, un constat exactement similaire au leur !

« On charge la barque des violences masculines, dénonce-t-elle encore, on gonfle les chiffres au maximum au point de les défigurer, comme si s’exprimait là le désir inconscient de justifier une condamnation globale de l’autre genre. »

Son discours fustigeant la « victimisation » dans laquelle se complairaient les femmes est particulièrement révoltant et riche de ravages potentiels quand on sait que la reconnaissance de leur statut de victimes est essentielle, justement, pour permettre aux femmes concernées par la violence conjugale de s’en sortir : la grande force de leur compagnon est de les persuader que, s’il agit de la sorte, c’est de leur faute. Ce n’est que plus tard, quand elles auront échappé à son emprise, qu’elles pourront s’interroger, par exemple dans le cadre d’une psychanalyse, sur ce qui les y a rendues vulnérables - et cela n’ôtera rien à la culpabilité de l’agresseur.

Il y a quelque chose d’insupportablement arrogant et condescendant dans cet air de dire : secouez-vous, ma fille ! « Elles n’ont qu’à faire leur valise ! » aurait lancé Elisabeth Badinter - à en croire Germaine Watine, de la Fédération nationale solidarité femmes, qui lui a répondu vertement - au sujet des femmes victimes de violences. Il faut une belle dose de présupposés misogynes pour faire preuve d’une telle désinvolture. Oserait-on manifester la même vis-à-vis de quelqu’un qui serait tombé aux mains d’une secte ?

Il ne vient pas non plus à l’esprit d’Elisabeth Badinter que ceux qui dénoncent la violence conjugale et travaillent aux côtés des victimes n’ont pas pour dessein de « dresser les hommes et les femmes les uns contre les autres », mais au contraire de les rapprocher, en les aidant à se débarrasser de ces « rôles appris » qui les piègent encore trop souvent, et les empêchent de vivre des relations épanouissantes.

Non, non, non ! La cause est entendue : tout ça, c’est parce que les féministes ont la haine des hommes.

Il faut cependant rendre justice à Elisabeth Badinter : parfois, elle est impayable. Dans son article dithyrambique consacré à son livre Fausse route, L’Express (24 avril 2003) écrivait qu’elle déplorait « l’influence grandissante en Europe du radicalisme anglo-saxon » : « 
Comment pourrait-elle partager, par exemple, les accents haineux de ces féministes qui se recueillent chaque année sur les tombes des 14 étudiantes assassinées en 1989 à l’Ecole polytechnique de Montréal par un cinglé dont elles font l’archétype du prédateur macho ? » En effet, quel rapport pourrait bien avoir avec le machisme le massacre de 14 femmes par un type hurlant « je hais les féministes », haine qu’il détaillait par ailleurs en long et en large dans une lettre retrouvée après son suicide ?

Et où d’autre que dans le camp des féministes la « haine » pourrait-elle se situer dans cette histoire ? Ah, pardon : il s’agissait d’un « cinglé » ! Comme sont « cinglés », sans doute, tous les mâles occidentaux, incomparablement plus nombreux que dans le cas de figure inverse, qui trucident des femmes pour des motifs divers - quand ils ne sont pas « cinglés », ils sont « fous amoureux ».

L’absence de réflexion sur la logique et la gravité de ces actes, et sur la possibilité de les prévenir, a pourtant des conséquences dramatiques : le jeune homme qui a abattu à coups de fusil une étudiante dans l’enceinte de l’université d’Orléans en juin dernier n’avait jamais été inquiété, bien que la jeune fille ait signalé aux autorités universitaires le harcèlement dont elle faisait l’objet. « Comme il s’agissait d’une affaire à la limite des relations privées, il nous était impossible, nous institution, de prononcer une quelconque sanction », déclarait à Libération (24 juin 2005) l’un de ses professeurs. « Une affaire privée »... C’est aussi ce qu’on disait autrefois - et qu’on dit sans doute encore - des dérouillées que prenait la femme du voisin.

« Je ne peux m’empêcher de penser, dit encore Badinter dans sa conférence sur les violences conjugales, que c’est moins la vérité que l’on cherche que la confirmation de présupposés. » Ses présupposés à elle, en tout cas, sont gros comme des maisons. Au fil du texte, on y vient doucement : « Les hommes sont, depuis des millénaires, les détenteurs de tous les pouvoirs - économiques, religieux, militaires, politiques et familiaux, c’est-à-dire les maîtres des femmes. Mais, dès lors que l’on assiste au partage des pouvoirs qu’appelle la démocratie, il est inévitable que de plus en plus de femmes, en position de domination, tendent à en abuser, c’est-à-dire à être violentes à leur tour. »

Et, plus loin : « Il me semble aussi déraisonnable de mettre sur le même plan la violence contre les femmes observée dans les Etats démocratiques et celle observée dans les Etats patriarcaux, non démocratiques. Dans ces derniers, la violence contre les femmes est une violence fondée sur des principes philosophiques, traditionnels et religieux qui sont à l’opposé des nôtres. Ce sont ces principes qui doivent être combattus. »

Aaaaah... Nous y voilà ! Comment, en effet, continuer à passer pour une féministe quand on prétend que la « violence de genre », c’est du pipeau, que l’image insultante de la femme dans la publicité, c’est anodin (il faut dire que Publicis n’est pas en reste en la matière), que la féminisation des noms de métiers, c’est ridicule (leur masculinisation, curieusement, qui existe bien qu’elle soit moins fréquente, ne suscite aucun remous), qu’il est vain de lutter contre la prostitution puisqu’on ne pourra pas « mettre au pas la pulsion masculine », etc. ? Eh bien, en chargeant à fond les mâles des Etats « non-démocratiques », qui auraient l’apanage du machisme ! (Avec ceux-là, en revanche, pas de quartiers ! On peut leur cogner dessus à fond, les mettre tous dans le même panier, les diaboliser à tout crin : aucun souci à l’idée qu’on pourrait les froisser, leur faire perdre leurs repères, ou contribuer à « creuser le fossé entre les sexes » !)

Ainsi, la « démocratie » aurait fait disparaître en fumée le « patriarcat », avec lequel elle serait incompatible ? Le « partage des pouvoirs » démocratique aboutirait à placer les femmes en « position de domination » ? Et les femmes auraient attendu de vivre en démocratie pour être capables de violence ?... Décidément, cette conférence fourmille de révélations sidérantes ! Retenons-en l’essentiel : pour Badinter, la violence envers les femmes dans les pays « non-démocratiques » s’expliquerait par des « principes philosophiques, traditionnels et religieux qui sont à l’opposé des nôtres ».

On ne saurait trop lui recommander la lecture du livre de Guy Bechtel sur l’antiféminisme chrétien, Les quatre femmes de Dieu - La putain, la sorcière, la sainte et Bécassine, lecture édifiante, pour peu que l’on supporte de se voir qualifier, au fil des pages, de « produit d’un os surnuméraire » (la côte d’Adam), de « défectuosité naturelle », de « raté de la création », d’« animal inquiet », de « mouche éphémère », de « méchante bête », de « porte du Diable », de « sac de fiente », de « diable domestique », de « racine du Mal », de « rejeton de tous les vices », de « piège tendu par l’ennemi », de « terre puante », d’« appendice de la race humaine »... C’est sûr que, côté « tradition », les chrétiennes sont comblées !

Sans parler du récit insoutenable des tortures et supplices subis durant l’Inquisition par les sorcières présumées, ni des conditions de vie atroces - bien plus dures que celles des moines - des religieuses dans ces couvents où, bien souvent, on se débarrassait des filles en les enterrant vivantes.

Et quand l’emprise de la religion chrétienne sur la société s’est un peu desserrée, la misogynie s’est perpétuée sous des oripeaux moraux et/ou scientifiques. On n’en revient pas de se retrouver à rappeler de telles banalités, mais citons-en quelques-unes, que relève Bechtel, parmi des milliers d’autres possibles : un dictionnaire médical de 1890 affirmait : « Etre épouse et mère de famille, tel doit être le rôle de la femme. Ce rôle est assez noble et beau, et doit remplir toute son existence. La femme ne doit donc pas envier l’homme parce qu’il est électeur et chercher à descendre dans l’arène politique où elle risque de perdre sa grâce et son charme. La vanité de posséder un diplôme s’acquiert souvent au prix du bonheur que lui aurait donné la famille, et transforme la femme en un être sans sexe et par là inutile. »

Et vers 1900, aux Etats-Unis, des commissions médicales étaient chargées de suivre les premières étudiantes pour « prévenir le surmenage du cerveau et vérifier si, comme on le craignait, le travail livresque n’entraînait pas chez elles la stérilité des ovaires ».

« Aucun groupe au monde ne fut jamais si longtemps et si durement insulté », écrit Guy Bechtel. En conclusion de son livre, il médite, non sur la haine de la femme, mais sur « la crainte que l’homme paraît avoir sans cesse éprouvée en sa compagnie ». Pourquoi donc redouter à ce point un être plus faible que lui physiquement ? A l’origine du statut d’enfermement domestique qui est ou a été celui des femmes dans bien des sociétés (autant dire dans toutes), il voit « une véritable gynophobie, une peur éternelle de ce qu’incarnaient les femmes, qui s’enracinait non dans la comparaison des biceps mais dans la différence sexuelle ».

Dans son livre, on en trouve des illustrations significatives. Il cite notamment quelques extraits d’un modèle de questionnaire pour la confession des ouailles de sexe féminin, rédigé au XIe siècle par l’évêque Burchard de Worms, qui suggère au prêtre de leur demander, par exemple, si elles ont pratiqué récemment la zoophilie, ou l’inceste avec leur petit enfant - ou encore : « As-tu fait ce que certaines femmes ont coutume de faire : prendre un poisson vivant et se le mettre dans le sexe, l’y laisser jusqu’à ce qu’il meure, puis, une fois cuit ou frit, le donner à manger aux maris ? »

L’imagination enfiévrée de Monsieur l’Evêque, en 1010, suggère un inconscient au moins aussi chargé d’angoisses que celui de l’académicien Georges Dumézil, qui, en 1984, lorsque fut nommée la commission présidée par Yvette Roudy et chargée de réfléchir à la féminisation des noms de métiers, exprimait dans Le Nouvel Observateur sa crainte de voir les femmes « saccager » la langue française avec leurs « sécateurs » (cité par Anne-Marie Houdebine-Gravaud dans Un siècle d’antiféminisme)... Et après, on prétend que ce sont les féministes qui ont un problème avec les hommes !

Au lieu d’expliquer la misogynie des hommes par celle des religions, ne faudrait-il pas plutôt expliquer la misogynie des religions - ces créations humaines, et masculines - par celle des hommes ?

...La « démocratie », invoquée sur un mode incantatoire et ahistorique, cesse d’être une conquête toujours fragile et imparfaite pour devenir un titre de noblesse des populations occidentales, presque l’équivalent d’un marqueur génétique. Il y a eu les « races », puis, plus pudiquement, les « cultures » supérieures et inférieures ; désormais, il y a ceux qui vivent en démocratie, et les autres, séparés des premiers par une barrière tout aussi infranchissable. Et si, chez ces autres - essentiellement musulmans, on l’aura deviné -, la situation des femmes est problématique, ce n’est pas parce que, dans leurs sociétés souffrant de mille maux, les processus historiques (dans lesquels l’Occident n’a pas précisément eu le beau rôle) n’ont pas favorisé l’émancipation par rapport aux traditions : c’est parce que ces traditions sont inférieures, plus néfastes et plus obscurantistes que les nôtres.

Bref, les hommes de là-bas ont l’âme plus noire, ils ne sont pas civilisés. Si puante soit-elle, cette thèse est pourtant devenue aujourd’hui un lieu commun.

Des pasionarias féministes soigneusement sélectionnées

Pour la relayer, et donner libre cours en toute bonne conscience à son mépris de l’islam et des musulmans, on raffole des femmes « de là-bas » qui clament tout haut ce qu’on pense tout bas ; sauf que, ces temps-ci, ce n’est plus Chahdortt Djavann, l’auteure de Bas les voiles !, qui assume ce rôle de pasionaria médiatique : c’est Ayaan Hirsi Ali, la députée néerlandaise d’origine somalienne menacée de mort depuis l’assassinat de son ami le cinéaste Théo Van Gogh.

Elle a tout pour plaire : elle est en danger, elle est jeune, elle est belle (très important, ça), elle a été excisée, elle a échappé à un mariage forcé, elle cite Voltaire, et elle se répand en horreurs délectables sur l’islam et les musulmans : « Le problème, c’est le Prophète et le Coran » ; « l’islam est une religion arriérée, une culture incompatible avec les présupposés de l’Etat de droit occidental » ; « au regard de nos valeurs occidentales, le prophète Mahomet est un pervers, un tyran »... Libération publie son portrait (15 juillet 2005) sous le titre « La plaie de l’islam » : un double sens remarquablement nauséabond.

Bien sûr, ces « pasionarias » sont sélectionnées avec soin par l’inconscient moutonnier des journalistes. Lors du débat sur le foulard, Florence Aubenas, dans Libération (10 décembre 2003), avait donné la parole à trois militantes féministes du Maghreb : son amie la journaliste tunisienne Sihem Bensedrine (dont elle a préfacé le livre Lettre à une amie irakienne), l’écrivaine algérienne Salima Ghezali et la juriste marocaine Maria Bahnini.

Toutes trois désapprouvaient l’interdiction du foulard à l’école (« ces filles qui affichent leur voile dans une société laïque sont le pendant exact de celles qui le refusent dans une société musulmane », disait Salima Ghezali). Mais leurs propos sereins, traduisant un penchant plus vif pour la réflexion que pour l’anathème, n’intéressent pas grand monde - de même que la prix Nobel de la paix iranienne Shirin Ebadi a beaucoup déçu les médias français en refusant, elle aussi, d’approuver la loi sur le voile.

Qu’il ait été atrocement assassiné ne fait pas pour autant de Theo Van Gogh un personnage plus sympathique. L’ami d’Ayaan Hirsi Ali se plaisait à traiter les musulmans de « baiseurs de chèvres », à raconter des blagues du genre : « Tiens, ça sent le caramel, on doit brûler des juifs diabétiques aujourd’hui », ou encore à exhiber un couteau ensanglanté en lançant : « Je viens d’exciser ma femme puisqu’on va tous devenir musulmans » (Libération, 12 novembre 2004). Poilant, non ?

Dans le même article, le chercheur en sciences politiques Laurent Chambon, qui vit aux Pays-Bas, le décrit comme « un mélange de Jean-Marie Bigard et de Le Pen, raciste, misogyne ». Comme martyr de la liberté d’expression, on fait mieux. En Italie, nous apprend Télérama (1er juin 2005), la Ligue du Nord s’est emparée du film que Van Gogh a tourné sur un scénario d’Ayaan Hirsi Ali, Submission, et qui montre « des versets du Coran tatoués sur le corps à demi nu de femmes humiliées, violées et battues au nom d’Allah » (tout en subtilité, visiblement)...

Le machisme : un phénomène universel

On connaît par cÅ“ur les procès d’intention auxquels on s’expose quand on se permet de telles remarques : on prétend interdire toute publicité des violences faites aux femmes dans les sociétés musulmanes sous prétexte qu’il ne faut pas nourrir le racisme, on cautionne des pratiques barbares au nom du respect de traditions différentes (ce dernier argument étant assez comique venant de gens qui, le plus souvent, légitiment le machisme à la française au nom des charmes de la tradition gauloise !)...

Or il ne s’agit absolument pas de ça. Il ne s’agit pas de refuser aux femmes vivant dans des sociétés traditionnelles, ou en proie à une réaction identitaire, le droit de lutter pour leur émancipation - au contraire -, mais de savoir comment on le fait. Si on le fait en dénonçant l’infériorité de la culture musulmane, argument raciste s’il en est, il ne faut pas s’étonner de se faire peu d’alliés à l’intérieur même de ces communautés, et même de contribuer à les braquer encore davantage.

Pourquoi ne pas expliquer plutôt la condition féminine dans ces sociétés par une distance encore insuffisante prise avec les traditions, en rappelant que l’oppression de la femme, même si elle est aujourd’hui mieux jugulée dans certaines sociétés que dans d’autres, est un phénomène universel ? Il ne peut y avoir qu’un seul féminisme.

[ Revenant à Ni putes ni soumises ironie du sort, depuis, les Ni putes ni soumises sont devenues les meilleures copines des rédactrices de Elle, dans la vie desquelles les soldes chez Hermès occupent une place non négligeable. Le problème, c’est que l’accusation de « bourgeoisie » est un classique de l’arsenal antiféministe. C’est elle qui « prive le féminisme d’une bonne partie de sa légitimité aux yeux de la gauche, écrit Christine Bard (Un siècle d’antiféminisme). Difficile d’admettre qu’au-delà de leurs différences, toutes les femmes sont opprimées en tant que femmes, exposées à la violence, privées de certains droits et tenues pour inférieures. » La revendication du droit de vote, à son apparition, était déjà qualifiée de « bourgeoise » et de « non prioritaire ».

Au début du XXe siècle, la femme qui veut travailler, ou qui manifeste un tant soit peu « le désir de vivre pour soi », se voit systématiquement traiter de « mondaine », de frivole égoïste et sans cÅ“ur qui délaisse ses enfants.

Après-guerre, le Parti communiste condamne le Planning familial naissant, dont il juge les théories « petites-bourgeoises », et interdit aux ouvrières de revendiquer le droit à l’avortement : « Depuis quand les femmes travailleuses réclameraient le droit d’accéder aux vices de la bourgeoisie ? » lance Jeannette Vermeersch, la femme de Maurice Thorez, secrétaire national du PCF. L’explosion féministe des années 70 et l’effervescence intellectuelle dont elle s’accompagne vaut au mouvement d’être étiqueté « Rive gauche », « alors qu’il est multiforme et a des dimensions nationales » (Christine Bard encore).

Et dans les années 80, lors de la mise en place de la commission de féminisation des noms de métiers, déjà évoquée, les sarcasmes fusent de toute part contre « ces dames de la commission », taxées de « précieuses ridicules et frivoles » « pomponnées » qui se réunissent « à l’heure du thé » afin « d’enjuponner le vocabulaire » sous la conduite de la « chéfesse Yvette Roudy », « poudrée de frais » (cité par Anne-Marie Houdebine-Gravaud dans Un siècle d’antiféminisme)... Alors, à la réflexion, non : la parité, ce n’est pas tout à fait comme les soldes chez Hermès.

Les tournantes : ni nouveau, ni délimité

Diviser le féminisme, prétendre que le sort des femmes affranchies des traditions n’a aucun fondement commun avec celui des femmes qui en subissent encore le poids, cela a pour effet de persuader l’opinion que tous les hommes occidentaux seraient féministes et non-violents, tandis que tous les hommes de culture musulmane seraient des brutes qui contraignent et violentent les femmes. On l’a vu de façon exemplaire avec la vogue médiatique des « tournantes », qui a eu le double effet de frapper d’invisibilité les viols - collectifs ou non - commis au centre-ville ou au fond des campagnes, et de faire passer tous les garçons des banlieues pour des violeurs.

« Voileurs-violeurs » : certains éditorialistes n’étaient pas peu fiers de ce rapprochement, à leurs yeux éminemment significatif. Or, Laurent Mucchielli, dans Le scandale des « tournantes », montre bien l’imbécillité de l’amalgame entre des relations garçons-filles certes plus difficiles dans les cités qu’ailleurs, et des actes criminels. Battant en brèche la tranquille certitude que les hommes d’origine maghrébine seraient « culturellement prédisposés à la violence envers les femmes » (ceux qui sont religieux, au contraire, ont tendance à tourner le dos aux pratiques délinquantes), il souligne que les viols collectifs - dont aucune donnée tangible n’indique qu’ils aient augmenté ces dernières années : l’information vaut ce qu’elle vaut, mais elle mérite d’être signalée - n’ont hélas rien de neuf : ils sont propres, non à une culture en particulier, mais au phénomène des « bandes ».

Mucchielli cite cet article de L’Express dénonçant, en 1966, ceux commis par les sinistres « blousons noirs » (de type parfaitement européen) : « Un garçon drague, « lève » une fille. Généralement dans une fête foraine, un club de jeunes. Il offre le déplacement motorisé vers un second lieu de plaisir. Parfois, c’est sa petite amie qu’il immole ainsi à la bande. Dans un square, un bois. Dans une résidence secondaire de banlieue. Le plus souvent, une cave d’un grand ensemble. » Ça rappelle des choses, non ? On peut même remonter jusqu’au déluge - ou presque : un historien spécialiste de la Bourgogne et de la Provence au XVe siècle a établi qu’à Dijon, à cette époque, un jeune homme sur deux avait pris part au moins une fois à un viol collectif.

Plus près de nous, Mucchielli rappelle que, selon l’Enveff, « les viols se produisent dans tous les milieux sociaux et d’abord au sein des couples et des familles ».
Cette attention portée à la sexualité forcément pathologique des jeunes d’origine maghrébine s’accompagne, à l’égard des filles, d’une attitude incroyablement intrusive et normative. La sociologue Nacira Guénif-Souilamas raconte dans Les féminismes en question, livre d’entretiens de Christelle Taraud : « Je me souviens d’une discussion avec des journalistes étrangers qui me demandaient quelle était la sexualité des “beurettes”. J’ai bien compris où ils voulaient en venir. Ce qu’ils voulaient savoir, c’est comment ces filles conciliaient sexualité et principes religieux. Il y a une sorte de fascination pour cette part intime et privée comme si, en fait, elle relevait du domaine public ; comme s’il était “normal” de s’assurer que ces filles avaient bien une sexualité “conforme” à ce qu’on attend d’elles. »

De cela, le documentaire Quand des musulmanes parlent sexe, diffusé par Arte en février dernier, dans le cadre de l’inénarrable émission de Daniel Leconte De quoi j’me mêle !, et qui avait pour but de pousser des musulmanes à vaincre leurs inhibitions en parlant de leur sexualité devant la caméra, était assez emblématique.

Passons sur la vision caricaturale qu’implique une telle démarche, réduisant à néant la tradition érotique souvent joyeuse qui, dans ces sociétés, cohabite avec le puritanisme - et suggérant à l’inverse qu’en Occident, plus personne n’aurait de problèmes avec le sexe...

Le machisme à l’Assemblée Nationale aussi

« C’est vrai, en France, on n’a pas le droit de battre sa femme ? » C’était le titre d’un reportage de Marie-Claire (mai 2005) sur le stage « contrat d’insertion » qui sera généralisé en 2006 à tous les immigrants pour leur apprendre l’intégration (« intégration : un mot que certains ont du mal à intégrer », se désole le magazine). Mais qu’en France, on n’ait pas le droit de battre sa femme (ce dont il faut se féliciter, certes), ne signifie malheureusement pas qu’aucune Française n’est battue.

Interrogé dans le cadre d’une enquête sur les violences conjugales pour Le Monde diplomatique, Jacques Broué, qui anime des groupes de parole pour hommes violents au Québec, racontait : « Certains participants d’origine étrangère affirment que, dans leur pays, les femmes doivent obéissance à leur mari, et qu’il est normal de les battre si nécessaire. Sauf qu’autour de lui, les participants québécois pensent exactement la même chose ! Mais ils s’abstiennent de le dire tout haut, parce qu’ils sont conscients que ça ne fait pas bien ! » De même, on dénonce - à raison - le flicage vestimentaire que subissent certaines filles des quartiers ; mais Marie-France Hirigoyen, dans Femmes sous emprise, rappelle que ce flicage peut aussi très bien se passer de tout motif religieux : « Beaucoup de femmes disent que leur mari inspecte leur tenue, le matin, et qu’une jupe un peu courte ou un tee-shirt trop moulant peut déclencher une scène. »

Autre exemple : l’accrochage des portraits de militantes de Ni putes ni soumises en bonnet phrygien aux grilles de l’Assemblée nationale, et les photos avec Jean-Louis Debré sur le perron, ont permis de faire oublier la misogynie crasse d’une institution à l’atmosphère de salle de garde. Françoise Gaspard, dans Un siècle d’antiféminisme, rapporte cette réplique lancée par un député socialiste à sa collègue RPR Suzanne Sauvaigo, qui interpellait le ministre de l’Intérieur à propos du viol d’une policière : « Ce n’est pas à vous que ce serait arrivé ! »

Lorsqu’en mars 1997 Alain Juppé, « rappelant que l’égalité des droits était désormais acquise, cita quelques passages du code Napoléon sur l’obéissance que la femme devait au mari, on entendit sur les bancs du groupe RPR des soupirs de nostalgie et même des “Très bien !” dont le Journal officiel garde la trace ».

Il y a aussi cette proposition de Charles Pasqua lors d’une réunion de la commission du projet du RPR : « Toutes les femmes qui veulent avoir l’investiture doivent être baisables. » On entendit même un élu Vert suggérer, très content de lui, de féminiser le titre de « garde des Sceaux » en « gardienne des sottes ». Innocentes gauloiseries que tout cela, bien sûr.

Et surtout pas de provocations !

En définitive, de toutes les pratiques discriminatoires des sociétés traditionnelles ou intégristes à l’égard des femmes, et des peurs ou des fixations qu’elles trahissent, il n’y en a aucune qu’on ne retrouve pas, au moins à l’état d’ébauche (attention, je ne suis pas du tout en train de poser des équivalences), dans l’Histoire occidentale. Ainsi, la pratique de la tonte des cheveux révèle le même désir de contrôler la chevelure, attribut par excellence de la féminité et de la séduction, que le voile islamique (qui a par ailleurs, comme on sait, son équivalent dans les religions juive et chrétienne).

Au cours de la Deuxième guerre mondiale, ce châtiment - l’une des sanctions de l’adultère au Moyen Age - a été appliqué dans tous les pays occupés, et, en Allemagne, aux opposantes politiques et aux femmes ayant eu des relations sexuelles avec des « non-aryens » ; lors des guerres civiles espagnoles et grecques, il a frappé les femmes communistes. En France, comme le montre Fabrice Virgili dans son livre La France « virile » - Des femmes tondues à la Libération, les tontes ont été exactement contemporaines de l’attribution du droit de vote aux femmes, qui suscitait les pires angoisses au sein de la population masculine.

A la fin des Quatre femmes de Dieu, Guy Bechtel, tentant de rattraper quelque peu le tableau pénible qu’il vient de brosser, fait valoir qu’au moins, dans le christianisme, les mutilations sexuelles sont inconnues : c’est vrai, mais on en trouve cependant la trace, en Occident, chez ces médecins qui procédèrent à l’ablation du clitoris de leurs patientes « hystériques » ; et Freud devait donner un habillage « scientifique » à cette défiance masculine à l’égard du clitoris en le qualifiant d’organe d’une jouissance « infantile ».

Il faut aussi se demander si le modèle féminin consumériste et gentiment écervelé, proposé en alternative au modèle traditionnel, est si innocent et anodin que le prétendent ses promoteurs. Comme le résume très bien Laurent Mucchielli, « la revendication d’une sorte de droit naturel à la féminité sur le modèle de l’industrie publicitaire (la femme maquillée, montrant une grande partie de son corps, bref la femme séductrice) est en réalité une défaite pour le féminisme entendu comme combat contre ce partage symbolique des sexes qui soutient par ailleurs les inégalités sociales persistantes entre les hommes et les femmes ».

La célébration insistante, par des commentateurs divers, de la « beauté » de Chahdortt Djavann, Ayaan Hirsi Ali ou des militantes de Ni putes ni soumises suggère en effet qu’il y a encore du boulot pour accéder à une maîtrise de son apparence qui ne soit plus dictée par les critères et les fantasmes masculins, quels qu’ils soient. Dans Libération, par exemple (17 janvier 2004), le portrait de Loubna Méliane, l’une des figures de proue de Ni putes ni soumises, s’ouvrait sur cette description : face aux filles voilées, « asservies volontaires à l’obscurantisme », se dresse Loubna Méliane, « fille des Lumières », « cheveux au vent, jupe en jeans et bas résille, fière de son indépendance sur ses talons vacillants »... Et dire que le rapport pourtant limpide entre les Lumières et les bas résille m’avait toujours échappé jusqu’ici !

Nacira Guénif-Souilamas a peut-être raison quand elle se demande si une démarche comme celle de Ni putes ni soumises ne suscite pas un tel engouement aussi parce qu’elle « ouvre le marché des beurettes » aux mâles du centre-ville... Elle raconte dans Les féminismes en question : « Une journaliste cherchant à trouver mon premier livre a tapé “beurette” dans un moteur de recherche. Elle s’est retrouvée au milieu d’un nombre impressionnant de sites pornographiques qui mettaient en scène des “beurettes”.

J’ai été effarée d’apprendre ça et de voir combien il y avait une exotisation perverse et réductrice de leur image. C’est peut-être pour cela qu’un certain nombre de filles des quartiers refusaient d’être définies comme des “beurettes” ; comme si elles avaient conscience, intuitivement, d’être réduites à un statut d’objet sexuel par des hommes en quête d’érotisme, éventuellement nostalgiques du temps des colonies où ils pouvaient exercer leur “empire”, dans tous les sens du terme, sur elles. »

Marie-France Hirigoyen, dans Femmes sous emprise, pointe le rôle pervers que joue, dans des situations de violence, la pression exercée sur les femmes et relayée par la plupart des magazines féminins : « On fait toujours porter aux femmes la responsabilité de la réussite du couple, et, leur droit au plaisir étant désormais admis, on leur demande aussi d’être libérées sexuellement, séduisantes, séductrices. Les journaux féminins, en particulier ceux destinés aux très jeunes filles, regorgent de conseils pour séduire et combler sexuellement le partenaire. »

L’injonction constante à une performance sexuelle présentée comme la norme, précise-t-elle, peut amener certaines femmes victimes de violences à se culpabiliser par des réflexions du type : « c’est moi qui l’ai provoqué parce que je n’ai pas voulu avoir de rapports sexuels ». L’attitude que les femmes sont encouragées à adopter, les multiples conseils qui leur sont prodigués pour leur apprendre à perfectionner sans cesse la sophistication de leur apparence physique, à séduire et à « retenir » un homme, le rapport de rivalité féroce qu’on les pousse à entretenir avec leurs semblables, dans une sorte de « dumping » sexuel et affectif sauvage, les mettent en situation de dépendance, et contribuent à faire d’elles des proies rêvées pour les hommes violents et manipulateurs.

« La féminité consiste encore, pour beaucoup de jeunes filles, à être attirantes sur le plan physique, agréables, douces et attentives aux besoins des autres, et elles l’expriment par la soumission, la dépendance, la fragilité », écrit Marie-France Hirigoyen, qui souligne leur « manque d’estime d’elles-mêmes » : « elles se placent d’emblée dans la soumission, prêtes à tous les renoncements pour avoir droit à un peu de bonheur », et « ne se sentent exister que quand on a besoin d’elles ».

Nathalie Zebrinska, enseignante, divorcée d’un mari violent et auteure de La guerre secrète - Vaincre la violence conjugale, met en cause les rêves de prince charmant et l’attente démesurée à l’égard de l’amour que l’on entretient chez les jeunes filles : « Lors d’une rencontre, elles le laissent transparaître, et cela les rend vulnérables. Elles veulent tellement y croire qu’elles négligent des détails qui devraient les alerter. »

Autres invisibles : les prostituées, « indépendantes » et résignées, ou tenues en esclavage par les trafiquants de chair humaine, renvoyées par les lois Sarkozy à une clandestinité inhumaine et souvent meurtrière, victimes de viols, de tabassages, obligées de travailler, parfois sans capote, dans les zones industrielles, le long des voies de chemin de fer ou plus loin encore : Libération (22 janvier 2005) racontait que les Picards avaient vu apparaître « de très jeunes femmes plantées dans des champs de betteraves, à quelques kilomètres d’Amiens.

« Elles sont là par tous les temps, tous les jours, à moitié à poil, raconte un habitant de Petit-Camon, dans l’agglomération amiénoise. Elles prennent le train à Paris, puis le bus jusqu’à la périphérie d’Amiens, et font les derniers kilomètres à pied. Lorsqu’il pleut, ou qu’il neige, c’est monstrueux de les voir comme ça. Elles inspirent de la pitié. » Pas à tout le monde, visiblement. Seul un film comme celui diffusé par Canal Plus en mai, Sex Traffic, consacré à deux sÅ“urs moldaves victimes d’un réseau de prostitution, leur donne de temps en temps un visage.

On peut lire aussi dans le webzine L’Attention un article] sur les coulisses du porno et l’exploitation de ses actrices, « La pornographie, bagne sexuel industriel ». Mais, comme vous et moi avons appris à ne pas accorder à ces diverses catégories de femmes le statut d’êtres humains (une femme respectable, après tout, n’est « ni pute » ni soumise), il n’y a pas de problème, n’est-ce pas ?

Dans sa conférence, Elisabeth Badinter reproche à ses hôtes d’Amnesty International de considérer la violence envers les femmes comme « universelle » et de pratiquer une approche qui « admet aussi un continuum des violences en mettant sur le même plan la menace d’une gifle conjugale et la lapidation d’une femme adultère ». On peut pourtant admettre ce continuum sans pour autant prétendre que tout se vaut.

Je suis très heureuse de vivre sur un continent où les femmes ont une réelle autonomie, sont reconnues comme individus et peuvent faire respecter leurs droits. Ayant déjà tendance, en France, à trouver qu’il y a parfois des baffes qui se perdent, j’hésiterais à séjourner trop longtemps dans un pays arabe, malgré mon attachement à cette région, car j’aurais du mal à m’habituer aux privations de liberté qu’on y endure aussi bien en tant que femme qu’en tant que citoyen - et d’ailleurs, ces privations, les femmes et les hommes de ces pays ne s’y habituent pas, même quand ils n’ont jamais rien connu d’autre. Mais à lire Un siècle d’antiféminisme, on mesure combien les droits conquis par les Européennes - les Françaises, en l’occurrence - sont récents, c’est-à-dire forcément fragiles, et nécessitent une vigilance constante.

Le combat des femmes : des acquis récents et fragiles

« L’histoire de l’opposition des hommes à l’émancipation des femmes est plus intéressante peut-être que l’histoire de cette émancipation elle-même », écrivait Virginia Woolf. En en prenant connaissance, on se rend compte, en effet, que ça n’a jamais été le bon moment pour les femmes :
- lors de la révolution industrielle, l’homme, devenu un simple rouage dans la machine de production, souhaite que la femme, par son dévouement, continue au moins à lui donner le sentiment qu’il est le roi dans son foyer, pour ne pas perdre complètement son estime de lui-même ;

- la Première guerre mondiale creuse un fossé d’incompréhension entre les sexes - les hommes au front, les femmes à l’arrière ; elle est suivie par une propagande nataliste forcenée pour repeupler le pays ;

- en 1940, Pétain s’empresse de dénoncer les femmes « dénaturées » comme responsables de la ruine morale qui a conduit la France à la débâcle ; et quand le conflit se termine, les hommes, soucieux de laver les humiliations de l’occupation et de restaurer leur virilité bafouée, font triompher une vision de la femme tout à fait identique à celle promue par le pétainisme...

En 1949, quand elle publie Le Deuxième Sexe, Simone de Beauvoir ne se revendique pas encore du féminisme, tant le mot est discrédité. Finalement, le combat des femmes pour leur émancipation n’a bénéficié d’une relative légitimité aux sein de la société qu’entre la fin des années soixante, et - pour être généreuse - le milieu des années quatre-vingt : à peine quinze ans... C’est mince ! Et dans les récits qu’on fait de leurs conquêtes successives, on les présente le plus souvent comme des évolutions naturelles de la société, en occultant le rôle joué par les mouvements féministes.

Alors, disons qu’on peut refuser de s’associer à des procédés qui bafouent la mémoire des militantes féministes européennes. Il semblerait qu’il s’agisse moins, pour ces intellectuelles et journalistes qui se passionnent pour le sort des femmes musulmanes, d’aider réellement ces dernières, que de se servir d’elles pour discréditer le féminisme et réduire ses protagonistes à des caricatures.

Or, ce faisant, on détruit les seuls vrais outils de libération dont pourraient s’emparer les femmes aux prises avec la tradition. Leur faire croire qu’elles pourraient améliorer leur sort en désignant les hommes de leur communauté à la vindicte occidentale, que leur émancipation pourrait être autre chose qu’une lutte de longue haleine et forcément ingrate voire impopulaire, c’est se moquer d’elles, et les instrumentaliser au service de desseins réactionnaires, lourds de dégâts effectifs et de régressions potentielles pour toutes les femmes.

Mona Chollet


Les intertitres sont de Rouge Midi



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