Arrivée à Halifax (II)

vendredi 19 juillet 2019
par  3ladybirds
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C’est le retour de l’été et avec lui celui, pour la 8e année consécutive, de notre rubrique sur les chemins du monde.
Après avoir bourlingué de l’Afrique à l’Amérique du sud en passant par les Dolomites ou le Sri Lanka, Rouge Midi vous emmène cette année vers le Yukon.
8000 km à vol d’oiseau et bien plus en prenant le mastodonte...

30 juin
Nous approchons des côtes d’Halifax dans un jour plus brouillé que n’importe quel autre, le bras du pont-levis disparaîtrait presque s’il n’était peint de bleu marine. La pureté fantastique d’hier s’est dissoute dans la pluie de la nuit ; rien d’autre n’en reste que le souvenir d’avoir vu les dessous de la planète. Et ce qui semblait clair hier sur le chemin à suivre s’est totalement évaporé dans la ouate du jour.
Ma mère m’appelle la Tortue parce que j’aime me trimbaler avec un sac à dos. Mais le chemin à faire sur le sol canadien ne peut être envisagé aussi librement que si je portais seulement un sac à dos contenant tout mon voyage jusqu’à Whitehorse. Pourquoi ai-je emporté un si gros bagage à tirer derrière moi ? Erreur de calcul dans les volumes de la clepsydre, je n’ai pas tenu compte de la petite carapace qui libère la plus grosse de mes boîtes à souvenir – appareil photos, ordinateur et cahiers. J’ai eu les yeux plus gros que mon corps peut tirer sans se traîner dans les rues et les gares, les escaliers et les sauts de trottoir. J’ai surchargé le sac qui ralentirait mes pas en voulant alléger celui qui empèserait mes hanches. Tortue vrillée par la charge de choses superflues ou en surnombre comme pour retarder l’arrivée du jour où j’aurais à changer la manière de gagner mon pain et mon toit. Tortue lestée, j’ai ajouté à ce qui brouille ma vue et ma confiance, un poids trop lourd à tirer, hausser, descendre, tourner. J’ai fait des pas de géant depuis un an. Mais je me laisse rattraper par ce petit Poucet préférant rentrer chez lui plutôt que se lancer dans le monde, n’osant pas encore déployer ses rêves enfantins d’écriture et de voyage.
A midi, depuis la table du lunch, nous apercevons enfin la silhouette de la côte. Nous rêvions d’arrivée fanfaronnant « Terre ! Terre ! » comme dans ces récits d’aventure, et des cris d’oiseaux, des parfums de plantes, des maisons accueillantes revenant dans nos coeurs. Mais l’atmosphère est fantasmagorique, le gris recouvre tout, la pluie a tombé le rideau et la terre ne se révèle qu’à demi-mot, un petit phare blanc, des faces de maisons au léger maquillage, des vagues cimes d’arbres heurtant tout juste le ciel. La ville rechigne à montrer ses lignes et volumes, ses mélanges de couleurs, de hauteurs, d’époques d’architecture, entre maisons anciennes et gratte-ciels de verre. Pourtant l’excitation d’entrer maintenant dans l’aventure du continent américain nous fait hâter le repas et malgré la pluie, nous sommes bientôt tous les douze à suivre l’avancée du Mastodonte de plus en plus profondément dans la baie. Et lorsque nous passons un pont portant le drapeau du Canada et symbolisant la fin du périple et l’entrée dans un autre monde, l’euphorie nous gagne comme si nous avions réussi quelque chose, comme si c’était nous qui avions guidé et conduit la Bête jusqu’ici. Pendant que l’Atlantic Sea, manoeuvré par un pilote d’Halifax expressément monté par un petit bateau et une porte dérobée dans la coque, fait un créneau derrière un autre monstre sonnant chinois, nous retournons dans nos cabines une dernière fois.

Et nous tournons en rond jusqu’à l’arrivée des deux agents du service d’immigration, chargés de viser nos passeports, nos motifs et durée de voyage. Aucun risque d’être refoulé, mais la tension monte irrésistiblement avant d’être reçu un par un comme s’il s’agissait de l’ultime épreuve de notre traversée et, à chaque retour, tout le monde applaudit, d’humour et soulagement, du plaisir d’être enfin rendu et de le partager, le nouvel adoubé. Kirsten immortalise cette petite communauté formée par l’expérience et le bon vivre ensemble que nous avons vécus. Le capitaine Kaminski choisi ce moment pour venir nous saluer, coïncidence et cerise sur le bateau, il ressent comme nous l’évidence de se joindre à nous. Puis il nous salue, un par un, main par main, et les remerciements émus, manquant de mots, fusent partout. Là, tout va très vite : fermeture des sacs et vestes pour la pluie, au revoir sincère à la petite coquille qui nous a hébergés et à ceux que nous croisons, le sourire sur le bleu de travail, couloirs, escaliers, ascenseur, cale – la routine maintenant.

Nous partons par envolées de deux ou quatre, c’est le moment où se dessinent vraiment nos chemins différents, sous la pluie vers la ville qui se devine et le continent que l’on attend. Joha, Léa et Simon sont partis les premiers, aidés par le confort de leurs Range Rover. Marie et Yohannes ont le sourire resplendissant de ceux qui ont retrouvé leurs binômes à deux roues et trois plumes glanées au hasard des chemins : ils partent en vélo et camping sauvage pour Vancouver. Ils n’en sont pas à leurs débuts. La première année où ils étaient ensemble, pendant que Marie voyageait en Arménie puis en Nouvelle-Zelande, Yohannes a parcouru 7 000 km : il est parti de Rennes, pour la Belgique, l’Allemagne, le Danemark, la Scandinavie, les Pays Baltes et la Pologne, où le vélo a rompu – derniers kilomètres en train. Une autre année, il est parti dans le sud de la France, puis l’Italie, la Slovénie, l’Autriche, la Tchéquie, l’Allemagne. Exposés pleinement aux soleils et aux nuits, aux espaces et aux bêtes, ils incarnent plus que tous l’imprévisible des voyages dans lesquels nous nous sommes embarqués. S’ils rêvent d’un potager en agriculture biologique en Europe, ils ne savent pas quand ils rentreront. Peut-être travailleront-ils ici cet hiver, peut être iront-ils ensuite en Nouvelle-Zélande pour peut-être revenir ensuite en Amérique Latine. Tout peut s’écrire.

A leur tour bientôt, Sissi et Ola, Philippe et Timothée disparaissent à pas lents dans le gris paysage et les bruits de la route et des trains de containers arrivant au port. Et je reste seule, attendant Nawal et Jacques sous quelques grappes de pluie. Les émotions montent en foule. Épreuve, toujours, que celle de la séparation, de quitter ceux avec lesquels a été passé un océan, avec lesquels ces onze jours de pas-grand-chose garderont le parfum de l’éternité. Douce peine de l’aurevoir aux si belles rencontres avec Philippe et Timothée, Marie et Yohannes, teintée d’un peu de souci : « restez vivants ! » a crié Timothée à Marie et Yohannes s’éloignant en sourires, comme un dernier rappel des craintes blagueuses et des conseils de tous s’ils venaient à croiser un ours. Comme s’il exprimait le sincère désir de chacun que ces différents chemins empruntés au Canada soient heureux. Euphorie retenant ses cris d’avoir traversé l’immensité de la planète comme s’il s’agissait d’une dérisoire frontière des nations, de poser les pieds sur un autre continent, un continent à l’anglo-saxonne loin de la vieille Europe, en sachant qu’ils auront à y frayer leurs propres sentiers. Saine fierté d’être allée au bout d’un désir en défiant les limites du compte en banque, en foulant aux pieds la raison économe, en se foutant bien haut des valeurs thésauriseuses qui nous trompent sur la stérilité des chiffres et l’accumulation. Ivresse des larmes et de la joie d’avoir accompli un rêve, de le quitter aussi, déjà derrière moi, et de voir un autre s’avancer sous la pluie : regarder danser les baleines.

Faussement à l’abri sous la passerelle de bois du poste de douane, longée par les trains d’autres dizaines de containers, j’attends mes autres passeurs vers le Canada. Et puis surgit Nawal, par sa vivacité en rouge à lèvres et foulard fleuri protégeant ses cheveux gris et suivie d’un agent portuaire embarqué malgré lui : « Emmanuelle ? Mais comment voulez-vous que je vous vois, ma chère ?! On avait dit devant le portail ! Le monsieur m’a dit que vous étiez partie avec les autres » – je ne sais pas Nawal, peut-être me fallait-il une parenthèse avant de plonger dans un nouveau texte.

Nawal et Jacques me conduisent dans un de ces quartiers aux grandes maisons de bois, couleurs discrètes et ourlets blancs, sises sur des pelouses parfaites et cadrées de hauts arbres et de buissons fleuris. Rhododendrons : je mets enfin des corolles de rose cachant leur cœur de mauve et leur léger parfum sucré sur le nom d’une fleur qui roule doux dans l’oreille. A l’intérieur, je tangue.

Dès l’entrée, une radio crachote à plein volume des succès de la chanson française mièvre dans les dernières décennies ; l’euphorie de l’arrivée transforme leur vacuité en quelque chose de goûteux. Didier, le fils, et son ami d’enfance nous rejoignent pour le souper. Moment délicieux au style un peu précieux et vieille France, parfaitement à sa place dans l’élégante maison emplie de délicates sculptures et broderies recueillies en Afrique, en Orient, en Amérique. Nous mangeons au milieu de la porcelaine et des cuivres d’antan, dans les beaux meubles de la salle à manger présidée par le père. S’y emmêlent le rire des piques et contrepèteries (oui, avec cet inusable « attention à ne pas glisser dans la piscine » où les mots échangent leurs premières consonnes ») et les conversations sur le Mastodonte et l’océan, l’entreprise cotée en bourse et aux 9000 employés qu’est devenu le Cirque du soleil, sur le Chemin de Compostelle, entre commercialisation de la quête métaphysique et Internationale de l’introspection et du désir sincère de changer de vie, sur le flexitarisme et les si fins plaisirs de la table à la française. Aux belles huîtres longues et douces, succède mon premier homard merveilleusement abreuvé d’un muscadet bien frais. Il m’a fallu traverser l’océan pour être initiée à cette chair si tendre suggérant à peine le parfum de la mer et qui ne se mérite qu’après coups de pince et bris de carapace, doigts poisseux et lobsterbib (nom anglais du homard) éclaboussé d’orange comme si nous étions encore des bébés apprenant à manger. Accoudée au repas, je tangue.

Insistant comme un adolescent pour le cacher à ses parents, Didier m’emmène ensuite partager un joint avec son beau-frère, à l’entrée de l’immeuble cossu à peine ventée de pluie. Que ce soit en anglais, en français, en brésilien, espagnol, italien ou wolof, tous les joints partagés du monde se ressemblent. Si ce n’est le rire des paillettes dans la tête, reviennent la même langueur s’installant doucement, cet apaisement des voix pour triturer les questions de la vie qui reviennent partout : le travail, les amours, les autres, la famille, les problèmes d’argent, le passé, l’avenir, et puis, cet effacement humble face au cosmos, laissant le ciel, les arbres, le jour ou la nuit, les insectes ou la mer, prendre toute leur place.

Fini le plastique, le bois plaqué et le linoléum de la cabine : je me couche dans une chambre de moquette épaisse et de tapis moelleux venant d’Afrique du nord, entourée de longues silhouettes ferronnées en Afrique, d’un tissage des îles aux couleurs de l’automne en Europe, de tableaux frôlant le kitch et d’abat-jours fleuris, et de dizaines d’albums de famille, classant mois après mois, années après années, les souvenirs des voyages et des enfants nés aux quatre coins du monde. Et puis tout au-dessus, un heureux crucifix où un Jésus gracile a libéré ses bras pour accueillir l’ami, l’amant, mais les pieds toujours ancrés pour signifier la force de son choix. Et tandis que la pluie sanglote sans trop savoir pourquoi, je m’endors, le fin fumet du homard et l’exquis Muscadet s’attardant dans ma bouche. Telle un bébé dans son papoose, engoncée dans le matelas qui n’en finit pas d’être mou, je tangue.

1er juillet.
Je tangue encore à l’intérieur de moi, si je me baisse en avant, si je penche la tête, si j’étire mon corps. Le contact avec l’eau, lorsque je lave trois fringues, lorsque je prends une douche aux échos de plastique, accentue le ressac dans les méandres de ma tête, l’étirant dans mon dos, le coulant dans mes membres. Mes cellules ont la nostalgie du bercement de l’eau. Mais le Mastodonte n’est plus là, sous moi, m’entourant de sa carcasse pour alanguir mon être et le laisser rêver. Comment s’attache-t-on à des tonnes d’acier et de fuel qui violent l’équilibre des eaux et des cieux, des peuples qui y vivent ? Qu’est donc devenue mon amour de la planète, ma colère et mon dégoût du développement technologique qui la brûle et la broie chaque instant toujours plus ?

Aujourd’hui, c’est Fête Nationale ; Nawal accroche le drapeau du Canada à la porte d’entrée comme d’autres à leur toit ou leur voiture. Didier m’initie aux affres de Tim Hurton’s, chaîne de fast food parmi des dizaines d’autres. Le café est infâme, digne illustration de cette savoureuse expression du « jus de chaussettes », et l’identité des légumes du minestrone déshy-réhydraté est douteuse. Je pense à Tim qui demandait sans cesse à quel nom de légume associer formes et couleurs – sauf que moi je les connais, j’ai grandi avec, j’en vis. En dessous du niveau de la bouffe insipide des industriels du repas, il y a ce que l’on mange en fast food sous couvert de sauces multicolores et sucrées aux goûts imprononçables. Et dans le rayon dit « bio » et vegan du supermarché, tout est manufacturé, suremballé, surprotéiné ; les fruits secs suintent de gras et le sucre ou le sel abusifs sont quasi inévitables. Paradoxe de la mondialisation, on absorbe ici des aliments inspirés du monde entier mais les qualités gustatives, nutritives et esthétiques sont restées au pays.

En ville, on retrouve l’ambiance des villages balnéaires sur les côtes françaises – ou de partout ailleurs : gens d’ici, touristes Canadiens, touristes débarqués du lointain par un bateau de croisière aussi grand qu’une ville, déféquant l’ordure bien plus que le Mastodonte, déambulent en famille ou entre amis, on discute, on rit, on mange, on boit. Un village de tentes spécialement monté pour l’occasion vend uniquement de quoi boire, sucré ou alcoolisé, et de quoi manger, surgraisseux et dévitaminé – ici point d’artistes et d’artisans du coin s’efforçant de survivre. Les seuls produits locaux vendus dans la plupart des bars sont les bières issues de micro-brasseries – dont le nombre a explosé au Canada depuis une dizaine d’années -, ainsi que des bijoux et bibelots en étain et argent fabriqués pas très loin. Mais Halifax, ville portuaire, compte un Musée de l’immigration et des plaques et statues commémorant partout l’arrivée de migrants Libanais, Vénitiens, Grecs, Ukrainiens.. est-ce pour se constituer malgré tout une Histoire tout juste tricentenaire ? Suffit-il d’agréger ces pièces hétéroclites, que d’autres stigmatisent, ostracisent et dénient, pour fonder une culture et y ériger un pays ?




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